« Elever ce pays en élevant son langage » – Albert Camus
Il n’y a pas si longtemps qu’Albert Camus se dressait contre la tournure que prenait en France le métier de journaliste. Déjà, le terme de métier me dérange. Il me semble que comme tout bon écrivain, un journaliste est avant tout un passionné ; un passionné d’idées, d’Histoire, de vérité, d’informations, d’époques et de rêves. Etre journaliste va beaucoup plus loin ; ce n’est pas seulement une responsabilité, c’est aussi le sacrifice d’une vie au profit de sa passion, fut-elle une folie. Suffit-il aujourd’hui de sortir son diplôme de la meilleure école de journalisme nationale pour prétendre être cet historien « dont le premier souci doit être la vérité » ? Pourtant, certains esprits de 15 ans sont parfois plus fiables que ceux de 40, et l’on aurait bien tort de prétendre que nos journalistes actuels sont majoritairement partisans de cette forme idéale de journalisme décrite par Albert Camus dans son éditorial du 1er septembre 1944. Aujourd’hui, il suffit de relire ce même éditorial pour s’apercevoir que le journalisme n’a pas évolué et on pourrait le reprendre tel quel que personne ne se douterait qu’il a été écrit plus de soixante ans auparavant.
L’heure n’est cependant plus à la paraphrase ; et après m’être abreuvée maintes fois des paroles prophétiques de l’écrivain paternel de Combat, le temps est venu de le mettre en application.
Le journalisme camuséen s’appuie sur quatre piliers : ironie, lucidité, refus et obstination. Les quatre commandements du journalisme tel que nous le connaissons au quotidien se rapprocheraient plutôt des termes de provocation, déni, acceptation et facilité. Provocation car il ne s’agit pas de bouleverser les esprits, de les brusquer, de les enflammer, mais bien plus de leur plaire par des propos aguicheurs qui attirent les foules. Le journalisme du XXIème siècle a su se mouler dans son époque qui adule l’éphémère et goûte à la stimulation. Il oublie que le pittoresque est du domaine du spectacle et il se gausse dans le ridicule en croyant faire de l’humour. Il fut des époques où le journaliste était cet artiste un peu fou, capable de passer ses nuits à vider son encre pour rendre un papier digne de ce nom. Il n’est plus question aujourd’hui de vivre au rythme de sa plume jusqu’à l’aube ; une phrase polémique vide de signification, et vous voilà reconnu comme incontournable.
Déni, car il ne s’agit plus d’enquêter, d’aller plus loin dans la recherche de la vérité, de trouver le mot juste pour qualifier toute chose. J’ai dit plus haut qu’un journaliste était un écrivain ; je voudrais citer ici le fameux Nicolas Gogol qui écrit dans les Ames mortes :
« L’écrivain ose étaler ce que des yeux indifférents ne voient jamais, toute la vase écœurante, horrible des misères de la vie, toute l’abime de ces natures froides, mesquines, basses que nous rencontrons à chaque pas tous les jours. »
Oser, voilà ce que nos journalistes actuels ne savent plus faire. Eux aussi sont tombés dans les filets de cette époque qui craint la signification de tous ses propos et fait de ses populations des masses lâches et conformistes. Ils sont peu aujourd’hui à oser traverser les frontières, oser poser les questions que l’on ne se pose plus, oser rencontrer des visages différents, oser écrire, dire, dessiner. Nos mots actuels sont pleutres et la langue française n’a jamais autant souffert de son manque d’utilisation. « Élever ce pays en élevant son langage » telle était la mission que se confiait lui-même Albert Camus il y a soixante ans. Aujourd’hui, le journaliste a décidé que cette mission était bien trop périlleuse et il a pris le parti d’abaisser son langage pour plaire au pays.
Acceptation, car le journaliste a cessé de refuser la vision du monde telle qu’elle nous est présentée par les puissances en place. Notre journaliste stéréotypé de notre époque accepte toute l’information, pourvu qu’il y en ait. Il ne refuse plus aucune source ; il a oublié que l’exigence professionnelle qui le tenait debout était celui de la vérité, de l’exactitude de l’information, et non pas la pléthore de celle-ci. Parce qu’il se fait professionnel et qu’il oublie d’être juste, notre journaliste engraisse un peuple déjà obèse par des myriades d’informations dont l’intérêt laisse à désirer. Mais qu’importe ; notre époque dévore tout.
Facilité enfin, parce que le journaliste aujourd’hui est las. Il est las de chercher, las de faire bouger les lignes, las de devoir se justifier. En un mot, agir lui est devenu un poids et il serait même incapable de faire agir les autres à sa place. Plutôt que de poursuivre l’exigence de sa mission, celle d’élever son pays en créant un esprit public et démocratique, il donne au public ce que le public veut. Or, et là encore, Albert Camus est profondément d’actualité « le public ne veut pas cela ; on lui a appris pendant vingt ans à le vouloir, ce qui n’est pas la même chose. » Manipulateur de foules au profit de sa tranquillité, voilà l’image que le journaliste a fini par nous donner aujourd’hui.
Provocation, déni, acceptation, facilité. Nous sommes bien loin de l’idéal démocratique offert par Albert Camus en 1944. Certains me diront qu’un Idéal et par définition Utopique, et je leur répondrai encore une fois qu’un utopiste est un rêveur avorté et que j’espère bien ne jamais atteindre l’âge qui abandonne ses rêves sur le chemin de la raison.
Il est temps de se souvenir que le journalisme a comme fondement sa légitimité démocratique et qu’elle se dotait initialement de la fonction de Quatrième Pouvoir avant de se retrouver dans le même lit que nos puissances déjà en place. Informer, Choisir, Agir, ces trois mots d’ordre malheureusement tombés en désuétude aujourd’hui suggèrent une indépendance et une volonté. La priorité aujourd’hui est de finir toutes ces relations incestueuses entre journalisme et corruption, argent et politique. A l’origine, le devoir de vérité du journaliste se donnait comme devoir de dire ce que les pouvoirs refusent de livrer. Le journalisme doit bousculer, pas seulement le pouvoir, pas seulement les lignes, mais aussi son public et ses opposants. Il ne s’agit pas de donner au public « ce que le public veut entendre » mais bien au contraire de lui livrer ce qu’il aurait refusé de voir mais que l’obstination de la profession rendra visible. Un bon article n’est pas un article qui plait, un article qui conforte et qui flatte son lecteur. Un bon article doit être dévastateur ; il doit vous rester dans la tête comme un coup de martel, et voguer dans les esprits comme une barque revenant toujours à son point de départ. Lorsqu’il est écrit avec la passion de l’écrivain et la vérité du journaliste, un article est plus qu’un papier que l’on lit comme une page de roman : c’est une écriture féconde qui réveille les consciences les plus stériles et engendre les désirs d’agir en chacun d’entre nous. On ne ressort pas indemne d’un véritable article car celui-ci ne vous informe pas seulement sur la situation ; il dévoile le Monde. Et à partir de là, l’information a d’autres désirs que celle de seulement provoquer. Plus que tout, il s’agit de livrer une information véritable, creusée, fouillée, décortiquée, passée au peigne fin. Ce n’est pas une encyclopédie qui est attendue à la Une d’un journal national, mais une analyse différente, une analyse qui peut déranger, une analyse qui vous restera dans la tête du matin jusqu’au soir et qui vous tiendra tant que vous n’en aurez pas tiré votre propre conclusion. Des réflexions et des silences, voilà ce qui doit suivre la lecture d’un journal digne de ce nom.
« Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. » – Albert Camus
Aujourd’hui, le journalisme a failli. Il est devenu cette bête médiatique, avide de rhétorique et pourtant dénuée de passions, à cheval sur le pathétique et vendeur de larmes. Il est temps de lui redonner toute la légitimé dont il s’est lui-même dépouillé pour lui redonner tout le sens démocratique de notre société. Plus que jamais, nous devons nous souvenir que le journalisme est une fenêtre ouverte sur le Monde et non pas un nouveau gaz disposé sur celui des puissances pour nous empêcher d’y voir. Et puisque seule la démocratie justifie son existence, il serait temps que nos journalistes réapprennent la démocratie. Aujourd’hui, l’écho camuséen n’a jamais autant eu besoin d’exister.