Indignez-vous

“Le monde d’aujourd’hui est un monde nu, affamé, dilapidé, comparé au monde qui existait avant 1914, et encore plus si on le compare à l’avenir qu’imaginaient les gens de cette époque.” (Georges Orwell)

Depuis des années, le monde flambe. Aujourd’hui plus que demain. Grouillant sur la place publique, l’humanité porte sur cette tâche inquiétante, un regard opaque. Heureusement, l’Iphone permet de flouter les arrières plan. On ne verra pas les flammes sanglantes derrière le selfie hagard.

Nous grandissons dans un siècle où chaque génération est un peu plus privée d’avenir. Les naissances se succèdent avec toujours plus de promesses et d’espoirs en moins, le dos au mur. Le monde étouffe entre d’une part ceux qui se résignent au silence, calfeutrés dans la résignation que le monde est ainsi fait, et qu’il vaut mieux se préoccuper des petites préoccupations du quotidien que du gouffre de demain ; d’autre part ceux qui hurlent leurs idéaux à ne plus les entendre eux-mêmes, refusant tout dialogue, lovés dans cette douce idée qu’ils possèdent la raison absolue et qu’ils peuvent ainsi dormir sur leurs deux oreilles. Cela donne de notre époque un tableau bien sombre où la cécité marche main dans la main avec la surdité. L’une comme l’autre pourtant, comme la droite et la gauche, comme les écologistes et les adeptes de la croissance, comme les végans et les flexitariens, comme les littéraires et les scientifiques ; tous tentent de se persuader de leur bonne volonté. Pour tous, leur solution est la bonne. Et sans écouter leur tintamarre, derrière les bruits sourds de ces disputes vaseuses, le monde, tout doucement s’effondre.

Il paraît pourtant que l’époque est celle des indignations. Qu’elles sont à tous les coins du globe. Que les hommes et les femmes brandissent leurs revendications plus que jamais. Qu’ils s’érigent partout, au Liban, en France, au Venezuela, aux Etats-Unis. Ces indignations-là, ne finiront-elles pas encore une fois dans la routine quotidienne, celles qui ne pensent d’abord qu’aux désordres nationaux et qui une fois terminées, laisseront déjà la place à d’autres? Un bon observateur de notre époque dira que nous sommes à l’ère de l’indignation perpétuelle. Mais à l’heure où j’écris, perpétuel rime avec artificiel.

“Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité.” – Albert Einstein

D’abord, parce que le révolutionnaire du XXIèlme siècle est un spectateur bien plus qu’un acteur. C’est le “révolutionnaire instagram”, héros de la lassitude compassionnelle, soulagé d’avoir fait son devoir après avoir posté sur son fil d’actualité l’image d’un koala carbonisé sertie d’une légende larmoyante. Celui qui, en manifestation, brandit son téléphone bien plus que son coeur. Il faut filmer absolument. Montrer qu’on y était. “Les manifs pour le climat ? Tous les vendredis ! Je fais même des live!” Oui, on était dans le coup. On ne sait plus vraiment pourquoi, d’ailleurs. Mais elles sont rassurantes, ces photos visibles depuis notre compte. Elles prouvent qu’on est dans la bonne case. La validation sociale a définitivement pris le dessus sur tous nos affects. Et depuis le début des années 2000, l’indignation subsiste de cette manière, par tweets et stories interposées. S’ensuivent des révoltes de pacotille, créées, alimentées, finies par les réseaux sociaux et où l’humanité s’empêtre toute entière. Je ne dis pas que les objectifs de ces batailles sont injustes. Je pense en revanche que les moyens utilisés sont trop peu fiables pour qu’elles soient menées à bien. Le monde est peuplé de faces blêmes que ce que nous connaissons sous le nom de “progrès” a démunies de toute volonté. Des êtres automatiques, sursautant parfois au bruit d’une notification, et qui se lancent dans des courses à l’émotion -qui écrira le post le plus larmoyant ? qui aura la photo la plus crue ? qui aura le plus de vues sur son live?- sans jamais raisonner et sans jamais proposer d’alternative. La technologie a pu parfois rassembler, ouvrir de nouvelles voies. Mais elle nous a aussi désappris l’art d’être artisan en nous empêchant de créer. Les réseaux sociaux ne permettent pas une révolution ; ils ne peuvent engendrer un mouvement collectif. Aucun océan sublime ne peut s’échapper d’une machine à construire des individualités. Il n’en sort tout au plus que des vaguelettes éparses, des vagues déchaînées qui s’affrontent en elles mêmes, aux horizons contraires et aux objectifs antagonistes. Qu’il s’agisse de facebook, twitter, instagram, le but de ces réseaux est bien de se fabriquer, de se mettre soi même en avant. Par définition, ils ne peuvent donc pas créer une vraie communauté de valeurs. La colère immédiate ne suffit pas à l’indignation raisonnée.

Désormais, nous ne savons plus que réagir avec la même passion flegmatique que les émoticônes sur nos réseaux sociaux. On annihile les volontés jusqu’aux passions. Et nos écrans nous empêchent encore plus de sentir le coeur du monde qui s’échauffe.

Pourquoi étudier les dystopies orweliennes ? Il suffit de lever les yeux et de regarder autour de nous.

Indignez-vous bis
Illustration : Léopold MEYER

“J’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice, il fallait donner sa vie pour la combattre.” Camus dans les Justes

Ensuite, parce que le révolutionnaire du XXIème siècle ne sait plus provoquer que des indignations narcissiques. Les soucis d’Egalité, de Justice, de Liberté, disparaissent derrière des luttes pour des épiphénomènes qui, à la fin, n’ont plus aucun sens. Parce que tout est devenu sujet de passion, les priorités se noient dans la masse des sentiments éphémères. Tant que nos soulèvements se construiront sur des revendications individualistes, tant que l’unité du peuple ne sera qu’un mirage, tant qu’elle n’aura que des conséquences humiliantes, alors aucun de ces soulèvements ne constituera en soi une « Révolution« . Parce que liberté ne doit pas forcément rimer avec solitude, il revient à chacun d’entre nous de réinventer la société de l’intérieur. Car notre société est à l’agonie, notre société se meurt, notre société n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne pourra pas toujours ramper vers son avenir en traînant derrière elle les lambeaux de révolutions avortées. Au fond, nous nous indignerons toujours des banalités. Mais il faut parfois savoir les mettre de côté. L’urgence du monde réclame un mouvement d’indignation où se mêlent unité des peuples contre les oligarchies bien pensantes, aptes à l’amour, à la création, à la passion de demain. Capables de lâcher ses écrans pour saisir des mains, sauver des corps, des vies, un monde. L’indignation avec un grand I est ce sentiment profond et réfléchi du refus de la misère, et qui se bat contre elle coûte que coûte afin de construire quelque chose de sublime sur les ruines de la précédente. Celle du coeur raisonnée. L’indignation qui crée, pas celle qui enferme. L’indignation qui ouvre des batailles et des horizons, pas celle de l’immobilisme. Celle qui mobilise au-delà des religions, nationalités et cultures ; pas celle qui anesthésie. L’indignation humaniste. Celle qui se tourne vers les autres autant que vers nous-mêmes, qui pense avant de frapper. Celle qui croit en l’écologie et la paix véritables, celle qui arrêtera de nous faire croire que les préoccupations climatiques sont des problématiques bourgeoises et que la croissance verte est la meilleure solution. L’écologie, la vraie, est un altruisme. Lorsque nous l’aurons compris, peut-être parviendrons nous à faire le bon choix entre écologie et économie. Peut-être parviendrons-nous à reconnaître la nuisance de nos petits conforts personnels. Peut-être passerons-nous enfin des petits gestes du quotidien, qui stagnent depuis vingt ans, à la grande prise de conscience. On ne parle pas de pessimisme ici, mais de réalisme. Il suffit de dire que “la Terre a déjà connu pire” pour légitimer l’indifférence. Il n’y a que les lâches pour se justifier par l’Histoire. Le courage est de recréer demain. Et si vraiment il faut invoquer le passé, rappelons qu’il y a moins d’un siècle que l’homme envoyait ses semblables dans des fours crématoires. Quatre-vingt ans, ce n’est pas l’Histoire. C’est hier. C’est présent encore. C’est là. Et cette tradition macabre existe encore à des coins biens précis de la planète. Là où l’on enferme les homosexuels avant de les battre à mort, où l’on cache les musulmans, où l’on brûle les veuves. Pourtant, les termes de crime contre l’humanité, de terreur, de résistance, ont déjà décampé de nos esprits abrutis à trop zapper. Que faut-il pour redonner chair à notre époque robotique, celle-là où le stiatum contrôle jusqu’à nos besoins primaires ?

“Nous vivons avec des idées qui, si nous les éprouvions vraiment, devraient bouleverser toute notre vie.” – Albert Camus

Indignez-vous. Posez ces instruments. Indignez-vous pour votre droit à la vie, à la liberté, à la justice, au bonheur, au rire, à l’art. Indignez-vous pour rattraper tout ce qui s’échappe entre vos doigts. Indignez-vous, mais avec le coeur.

Parce qu’à force de se taire, on refuse même de voir la beauté du monde. Notre flegmatisme assassine ce que l’univers possède encore d’admirable. Car s’indigner, c’est aussi se battre pour que la beauté subsiste. C’est reconnaître qu’il y a de quoi s’émouvoir à travers le brouillard, qu’il existe encore des lueurs de vie dans cette cacophonie inquiétante. On ne s’indigne pas seulement pour détruire le mal. On s’indigne pour préserver la beauté d’un soleil couchant sur une zone pas encore calcinée, les frissons des arbres dressés, fiers rescapés des tempêtes et des incendies, la fraîcheur de l’eau d’un lac pas à sec, les rires des enfants des rues, un premier baiser sur un pont pas encore écroulé, les premières larmes d’un nouveau-né, l’envol d’un albatros, des champs de fleurs sauvages, l’odeur de la neige, la tendresse d’une main, l’or pourpre des feuilles qu’automne envoie valser. S’indigner, c’est préserver ces derniers éclats que nous ne voyons même plus.

Il ne s’agit plus d’avoir peur. La peur bouche le chemin de la pensé, et il est trop tard à présent pour s’effrayer. L’heure est venue de revenir à une réflexion posée, juste, humaniste. Une réflexion qui défait les mythes presque messianiques construits par les grands illusionnistes du XXIème siècle et qui n’ont à la bouche que les prévisions de haine des peuples, d’impuissance, de non-retour. Préserver le monde pour sauver nos enfants, c’est ce qu’on appelle unir la tête et le coeur. L’échec des révolutions est de n’avoir su que les opposer.

“Il me semble que les hommes qui désirent aujourd’hui changer efficacement le monde ont à choisir entre les charniers qui s’annoncent, le rêve impossible d’une histoire tout d’un coup stoppée, et l’acceptation d’une utopie relative qui laisse une chance à la fois à l’action et aux hommes.” Albert Camus, Edito du 23 novembre 1946 dans Combat

Nous ne pourrons jamais tout sauver. C’est là ce qui différencie les utopistes de la réalité. Mais l’excuse n’est pas valable pour refuser de se battre. Il reste des lendemains heureux à extirper de la dystopie dans laquelle nous nous dirigeons aveuglément. Qu’importe de quoi nous sommes réellement capables. Qu’importe ce que nous devrons laisser derrière nous. Il restera toujours des éclats de rêve à sauver.

Encore une fois, comme l’écrivait Albert Camus “la révolution se fera à l’échelle internationale où elle ne se fera pas.” Comme nos intérêts premiers doivent devenir aux intérêts nationaux, tous les intérêts nationaux doivent s’unir. Et une union ne signifie pas une addition de révolutions tout autour du globe mais un soulèvement étendu, pensé dans l’optimisme du lendemain et contre les menaces d’aujourd’hui. Au rythme où vont les événements, l’urgence est à une réponse mondiale. On ne peut pas résoudre les problèmes des sociétés si c’est le monde entier qui s’en va. Si le monde entier flambe, poursuivi par des dictateurs en masse, des catastrophes climatiques et des guerres multipliées. Pourquoi faire des révolutions nationales quand les mêmes étudiants, à un point différent du globe, préfèrent s’immoler plutôt que de faire confiance à une époque en ruines ? Quand tous les continents, ignorants de leur Histoire, réélisent des dictateurs en les prenant pour des sauveurs ? Quand les feux prennent toutes les forêts et les glaces fondent sous tous les océans ?

Quand les dirigeants de tous les pays s’accordent pour construire des murs et des barbelés, les populations ne devraient-elles pas s’unir pour mieux les détruire ?

Depuis des années, le monde flambe. Parce que “la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent”, attendre devient un crime. Humanistes de tous les pays, réveillez-vous. Il y a un monde entier à reconstruire.

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Le dessin à la Une est de Léopold Meyer

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