« Maintenant, je sais. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. » Caligula, Albert Camus
Aller plus haut pour se réfugier loin du monde ; la tirade caligulienne trouve un écho angoissant dans notre époque qui s’effrite. Au milieu de cette effervescence où la science se récrie de trouver l’immortalité, où la recherche du bonheur fait la une aux rayons de nos libraires décontenancés, il serait presque attendu que l’un de nous se lève soudainement et s’écrie « la lune est à moi. » Au fond, certains ont bien cherché à conquérir le monde.
De toutes les sociétés traversées par l’humanité, chaque éditorialiste s’est légitimement interrogé sur la démence de son époque. Chacun de nous restant peu ou prou atteint du syndrome de l’âge d’or, nous tournons nos regards épuisés vers ces civilisations anciennes où « c’était tellement mieux ». Peut-être à cette époque où le totalitarisme déferlait au-delà des frontières. Ou à cette autre où la torture était un divertissement public. Peut-être encore à celle-là où l’esclavage était réduit à une banalité. En réalité, force est de constater que la folie semble être une marque de fabrique d’un monde en décrépitude depuis son premier jour. Et si tous les moyens sont bons pour s’en échapper, peut-être faudrait-il commencer par changer la manière dont cette démence nous parvient.
Depuis le début du 21ème siècle, le monde avance dans une angoisse qui va crescendo et dont seules les avancées scientifiques, à la manière d’un Caligula, tentent d’extirper des espoirs inatteignables. Contre la folie du monde, l’intelligence artificielle ; contre les dérèglements humains, la montée des robots ; contre les populations décimées, le fruit d’immortalité.
Le crépuscule des années 2010, parce qu’il naît à la croisée de deux époques, semble être la manifestation d’un dérèglement croissant où la folie et la peur générales prennent le dessus sur toute raison humaine et politique. Vulgairement parlant, le globe est devenu une cour de récréation sauvage, berceau de l’individualisme comme du négationnisme. Dans cette bulle tangible où sa seule survie devient un combat, le règne du plus fort s’est installé. Dérèglement climatique, conflits internationaux, élections désastreuses, retour des despotismes et des violences de masse, les images défilant en boucle sur nos écrans ne font que donner la terrible impression que la peur est un devoir citoyen. Que penser d’une époque où les présidents de deux puissances mondiales se disputent pour savoir lequel des deux possède « le plus gros bouton nucléaire » ? Où un président est soupçonné de fermenter secrètement des coups d’état contre lui-même pour sauver sa place ? Où un autre prévoit de se présenter à des élections où il est donné vainqueur d’avance malgré 17 ans de gouvernement ? De toute évidence, nous avons lancé la Terre au milieu d’une cour où chacun se l’arrache sans craindre de la détruire. Conservateurs ou progressistes, démocrates, libéraux, de gauche ou de droite, notre planète toute entière est entre les mains de grands enfants gâtés que nous observons se battre en défendant le charisme de l’un plutôt que la langue bien pendue de l’autre. Si le politique est fou, le spectateur semble se complaire dans une impuissance confortable.
« Celui qui désespère de l’humanité est un lâche mais celui qui espère en la condition humaine est un fou » – Albert Camus
Pourtant, la question n’est pas de se demander si le monde est plus ou moins fou qu’auparavant mais plutôt pourquoi il nous parait soudainement aussi angoissant. Pourquoi les guerres qui ne se sont jamais éteintes nous paraissent-elles tout à coup plus effrayantes ; pourquoi la misère du tiers-monde nous effraie-t-elle davantage qu’hier ; pourquoi nous avons cette sensation que « le monde devient fou » alors qu’il n’a, en réalité, pas cessé de l’être depuis ses débuts.
En 2016, l’historien Jean Pierre Peter publiait dans Rue89 un article remettant en cause le désordre causé par les mutations de l’information. « Nous avons les journaux, la télévision, qui nous font savoir que partout, c’est en train de craquer. La connaissance universelle de tout ce qu’il se passe de pas d’ordinaire partout rend inquiet. Jadis, l’information n’existait pas avec cette abondance. Aujourd’hui, avec internet, c’est sans cesse et il y a la valorisation des informations qui font peur ou qui font très plaisir. Et donc la ressource, conclut-il, c’est d’essayer de ne pas se laisser emporter par le sentiment d’un désordre plus large que nous et menaçant. »
Le dérèglement du monde serait alors causé par ce flux d’infos qui nous arrive en pleine face, et que l’on nous balance froidement sans prévenir. Au milieu de notre quotidien paisible, l’on s’aperçoit soudain que le monde tourne autrement que ce que nous apprenaient les JT de 20h, que la misère existe, les guerres subsistent, le monde brûle. Dérangés, culpabilisés dans notre quotidien où l’ignorance était une tranquillité, l’angoisse arrive avec son lot d’inquiétudes. Alors que nos grands-parents vivaient dans cette demi-information où l’actualité locale dominait, l’information globale prend aujourd’hui le dessus sur notre petit coin de monde.
Mais plus encore que cette « connaissance universelle » évoquée par Jean Pierre Peter, c’est la multiplication incessante de celle-ci qui sème le trouble. A notre époque où la mode est de garder la tête perpétuellement dans le guidon, les informations, bonnes ou mauvaises, ne nous laissent plus de répit. Au xxime siècle, les avancées technologiques nous enferment dans une abondance des nouvelles, où la nouvelle ameute, emporte, fait réagir, puis disparait aussitôt au profit d’une autre. Face à la photo bouleversante d’une mère Rohingya en larmes devant le corps de son enfant, le monde n’a pas fini de se lamenter que l’image de Donald Trump face à Kim Jong-Un a déjà pris le dessus. Médias en ligne, chaînes d’informations continues, téléphone, réseaux sociaux, chaque nouvelle se fait aussitôt avaler par la précédente sans avoir pu être convenablement traitée, et nous parvenons tant bien que mal à garder notre équilibre au milieu des flashs incessants, des exclamations éternelles et des sonneries permanentes. En réalité, l’angoisse de notre époque réside dans un paradoxe : alors que tous les moyens sont donnés pour ne manquer aucune information, celle-ci n’existe que le temps d’un instant. La valorisation de l’abondance plutôt que de l’information en elle-même ; voilà ce qui rajoute au dérèglement du monde. Nous ne le dirons jamais assez : la reine-éphémère de notre époque est une plaie à laquelle nous devons absolument remédier. Information d’une minute, réflexion en 140 caractères, célébrité d’une année ; notre époque nous enferme dans un cycle d’immédiatetés qui nous empêche de penser et de réaliser. Le citoyen averti du 21ème siècle, parce qu’il se sent contraint de garder un œil constant sur une actualité qui ne s’arrête pas, n’a plus le temps d’observer. Il en va de même dans l’amour où l’homme préfère les coups de coeur à la va-vite que de prendre le temps d’aimer ; l’humanité est sacrifié sur l’autel des amours immolées.
Dans ses Carnets, Albert Camus écrivait « Nous n’avons pas le temps d’être nous-mêmes, nous n’avons que le temps d’être heureux. » Moins d’un siècle plus tard, être heureux semble demander trop de temps pour que le citoyen, perpétuel animal en alerte, y consacre plus d’une instantanéité.
Plutôt que le monde, ne serait-ce pas l’homme lui-même qui, emporté dans un cycle de répétitions permanents, se dérègle sans cesse ? L’homme du XXIème siècle habite la fugacité.
En 2020, peut-être faudra-t-il remettre à l’heure ces pendules chamboulées. Il serait temps de faire une pause au milieu du chaos afin d’y remettre de l’ordre. Dans le bouleversement des infos détox, infos intox, infos bonheur, infos malheurs, infos redondantes et info palpitantes, la sagesse serait de ralentir. En 2018, et si on prenait le temps d’observer notre monde ? De l’observer, l’admirer ou s’ébahir, démanteler le vrai du faux, vivre, aller et venir, aimer profondément, vouloir, penser, s’exprimer. Pour revivre, le monde comme l’humanité ont besoin de prendre du temps.
Les pendules du monde sont déréglées, leur allure s’épouvante. Il serait temps de les remettre à l’heure. Alors seulement, nous pourrons le soigner. S’il fallait reprendre un Caligula, du fond de mon silence je m’écrierai : « maintenant je sais. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. » Et si la lune est inatteignable ; si l’immortalité est trop chère et le bonheur un leurre, donnez-nous un peu de temps et d’amour pour nous rendre le monde supportable.
Image de couverture : © Melisa Launay