(T)rêve hivernal(e) à Sainte-Marie

L’Institution Sainte-Marie, qui a fermé ses portes en 2018 pour raisons budgétaires, a été convertie depuis le 15 janvier 2020 en hébergement d’urgence pour les sans-abris, sous l’impulsion de l’association SOS Solidarités. Situé dans le Vieux-Lille, Combat est allé voir de plus près cet ex-internat, qui a ouvert ses portes à 80 personnes sans domicile, leur permettant ainsi de dormir, manger et se laver chaque soir. 

On s’est rendus discrètement, sans invitation, dans ce lieu mi-chaleureux, mi-ténébreux. Ils nous ont ouvert leurs portes avec le sourire, qu’ils soient bénévoles ou résidents. Patrick Lesage, médiateur employé par SOS Solidarités, en contrat dans ce centre d’accueil jusqu’à la fin de la veille hivernale, a gentiment accepté de répondre à nos questions.

Un centre d’accueil d’urgence pour les démunis

L’Institution, située rue Maracci à Lille, est un ancien groupe scolaire privé où étudiaient les jeunes lillois, de la maternelle au collège. La congrégation catholique qui possédait l’établissement scolaire a légué son internat à Habitat et Humanisme, association venant en aide aux personnes en difficulté, début janvier 2020: « L’initiative a été prise début janvier pour mi janvier. Ça a été conclu en même pas une semaine. Et nous on s’est installés en moins d’une semaine. »

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Étage des chambres, Institution Sainte-Marie, crédit : Lucie Pelé

C’est épaulé par le CADA de Lille (Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asile) que le groupe SOS Solidarités a mis en place ce centre temporaire: « C’est un groupe qui a vocation de travailler dans le social puisqu’au sein du groupe il y a une grande entité qui est le CADA, qui est le centre d’aide au demandeurs d’asile. Là il y avait l’opportunité de faire un accueil d’urgence. »

D’autres centres d’accueil comme celui-ci existent dans la capitale des Flandres, souvent peu connus. Ils sont principalement ouverts pendant l’hiver, mais celui qu’ont vu naître les habitants de la rue Maracci s’en différencie quelque peu: « La particularité de centre d’accueil c’est qu’il est ouvert pour trois mois (…) L’autre spécificité d’ici par rapport aux accueils de nuit c’est que les gens qui se sont inscrits le 15 janvier peuvent rester jusqu’au 31 mars. » En effet, la trêve hivernale, période de paix pour les Sans Domicile Fixe (SDF), est lancée depuis le 1er novembre 2019 et prendra fin le 31 mars 2020 entraînant la fermeture du centre d’accueil d’urgence qu’est devenue l’Institution Sainte-Marie.

Quant au financement, la question reste floue aux yeux des bénévoles et accueillants : « Je ne suis pas dans le secret des dieux. J’imagine que l’association SOS Solidarités doit recevoir des dons. Il s’avère que là ça a été un appel à candidatures lancé par le gouvernement. Il fait froid donc un certain nombre d’associations se sont penchées sur le problème pour savoir si, par rapport au budget qu’allouait l’Etat, c’était possible ou pas. Je ne sais pas si c’est l’Etat, la mairie ou si ça passe par des autorités régionales, mais toujours est-il que c’est financé.»

Si les lieux peuvent paraitre presque insalubres à première vue, ses résidents sont loin d’être froids, au contraire accueillants, même si souvent dérangés et traumatisés, c’est avec bonté qu’ils nous confient leur quotidien parfois difficile dans le centre. La situation actuelle et le passé des résidents sont aussi variés qu’extrêmes et difficilement imaginables. Alors ce beau mélange d’humanité est parfois dur à gérer. Retrouver la vie en communauté, devoir accepter les caprices de l’un ou les comportements de l’autre peut être très compliqué pour quelqu’un qui ne dépendait de personne, choisissait d’agir comme bon lui semblait, ne vivait qu’avec lui-même, son matelas et une couverture lorsque la chance lui souriait. Le retour à la vie en société est parfois impossible pour certains SDF : même si cela peut paraître aberrant, certains préfèrent conserver leur indépendance et pour seule toiture le ciel.

Une aide contre l’adversité

Réservé aux hommes, par souci de gestion, l’ex-internat peut accueillir 80 personnes maximum, et se doit donc de refuser certaines entrées lorsque toutes les chambres sont complètes (chaque chambre est composée de 4 lits). Le fonctionnement de cet hébergement d’urgence est assez pointilleux : des affiches collées un peu partout dans le lieu rappellent que si les résidents ne « pointent » pas leur présence chaque jour à 19h, ils perdront leur place: « On part du principe que si quelqu’un ne vient pas dormir, il y a un lit vide dans une chambre où il fait chaud, et que dans le même temps il y a un mec sous un pont qui se les caille par -3. C’est aussi une manière de voir les gens au quotidien, de voir si ils n’ont pas trop de problème. »

Place précieuse donc, qu’ils ont pu acquérir grâce au 115. Celui-ci effectue des maraudes et « ramène » les personnes sans domicile aperçues dans les rues de Lille à l’Institution. « C’est la première fois que je travaille dans cette structure. Je suis diplômé médiateur social et c’est la première fois que je me retrouve dans une structure aussi pointue. »

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Crédit : Lucie Pelé

De 15h à 21h, des bénévoles gèrent le lieu. Ici, des clans se forment de façon plus ou moins distincte entre les résidents en situation d’irrégularité, les demandeurs d’asile, et les personnes lilloises, roubaisiennes de souche ou non vivant dans la rue.

Pascal dénombre environ 50% de demandeurs d’asile sur les 80 personnes présentes :  « Il y a beaucoup de demandeurs d’asile qui viennent à Lille, et il y a des raisons pour ça. D’abord c’est une région accueillante et solidaire donc les gens, les migrants se passent le mot. Ils savent bien qu’il vaut mieux venir dans le nord de la France que sur la Côte d’Azur. En plus, il y a la proximité de Calais, qui est le point de départ pour l’Angleterre, qui a toujours été l’Eden. »

Le centre a également pour but de faciliter l’obtention de papiers pour les demandeurs d’asile, de trouver du travail aux SDF, de mettre en contact les dispositifs de logements, d’assurance auprès de ces personnes.

Étalé sur 3 étages, l’ex-internat comporte une salle commune où les résidents mangent et échangent. Les horaires des repas sont très précises. Ils sont apportés par des bénévoles, en partenariat avec Happy!, principal distributeur des restaurants scolaires en France. Une laverie, des frigos et sanitaires sont également à la libre disposition des résidents.

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« Pièce des vivres », Institution Sainte-Marie. Crédit : Lucie Pelé

La pièce où sont stockés les vêtements, produits de première nécessité (déodorants, brosse à dents, savons, chaussures, couvertures, etc) et la nourriture est verrouillée à clé pour éviter le vol.

Ce n’est pas un mythe, l’alcool aide à oublier, et si sa consommation à outrance n’est pas défendable, elle est parfois la seule source de bonheur et d’oubli pour ces personnes qui ne trouvent refuge que dans ces substances, licites ou non. Mais lorsque leur consommation est « abusive », les conséquences le sont aussi : ici les rixes sont souvent de mises, et parfois violentes. Deux vigiles employés par SOS Solidarités surveillent donc chaque nuit le lieu. « Il faut faire avec ces gens là. C’est pas toujours très simple, mais c’est pas non plus l’enfer, il ne faut pas exagérer. C’est un rythme qu’on prend, un ressenti. Au bout d’un moment on ressent facilement si il y a de l’électricité dans l’air, par rapport aux gens, si ça peut virer à la violence. »

Le traumatisme de la rue, expliqué comme une pathologie par Pascal est aussi à prendre en compte : vivre dans la rue peut rendre fou, les conditions outre leur rudesse, font vite basculer de la vie à la survie : « Ce qu’il y a c’est qu’il faut se référer à une réalité qui est quasi statistique, à savoir que 25% des gens qui vivent dans la rue développent une pathologie psychiatrique plus ou moins grave. Il y a des gens qui sont un peu perturbés et d’autres sont complètement barrés. On sait qu’on ne va pas accueillir des Suisses et des Monégasques ».

Et si l’on pense que les sans-abris ne font rien de leur vie, on se rend vite compte que les clichés se démontent en un tour de langue. Une bénévole du centre constate, depuis qu’elle travaille ici, que ce n’est le cas que d’une minime poignée de personnes : un des résidents du centre est étudiant en droit à Lille 2, un autre formateur de maîtres-nageurs, un autre encore est vigile de nuit, … Le travail ne fait pas forcément le logement.

Mains froides, cœur chaud

Ancien parisien, Pascal nous confie observer avec joie la propagation de la générosité dans le cœur des Lillois : « Toutes proportions gardées, il y a 10 fois moins de trucs qui sont faits à Paris pour les SDF qu’à Lille. À Paris ils ont une problématique cosmétique, c’est à dire qu’ils ont la Porte de la Chapelle où 600 migrants vivent dans la rue. Ça finit par représenter en terme de drogues, de cracks, protestations etc. Il ne faut pas non plus généraliser. Mais si je devais définir la « Parisian touch » je dirais que c’est cosmétique. C’est à dire que régulièrement, ils vont à la Porte de la Chapelle avec des cars de CRS et embarquent tout le monde. Ils les emmènent dans un lieu à 60 bornes de Paris qui n’est pas prévu pour ça. Ce qui fait que 6 mois après les gens sont revenus. (…) La marie de Paris a viré des étrangers en situation irrégulière donc tout le monde est content mais personne ne sait ce qu’on en fait de ces gens là. À Lille ce n’est pas le cas. »

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Entrée de l’Institution Sainte-Marie. Crédit : Lucie Pelé

En 2019, la MEL (métropole européenne de Lille) avait recensé environ 3 000 sans-abris, dont 680 enfants. Bien que beaucoup de ces personnes restent dépourvues de domicile à Lille, Pascal souligne l’importante action des petites associations qui, grâce aux dons des citoyens et aux subventions, soulagent comme elles le peuvent le quotidien des plus démunis : « Il y a vraiment une culture de l’accueil et de la solidarité. Donc il y a tout un tas de choses qui sont faites sans publicité, sans tapage. Après, Lille est la région la plus sinistrée en France. Mais bon, elle pourrait être sinistrée et égoïste. Moi quand j’étais à Paris sur le coup je n’ai pas réalisé parce que je ne connaissais que ça, mais en arrivant à Lille je me suis rendu compte à quel point Paris était pauvre en associations : il y a 3-4 associations d’aide: la Croix Rouge, le Secours Populaire, Emmaüs. Point barre. À Lille, on a une myriades de petites associations et même si elles s’occupent de 3-4 étrangers, 3-4 par ci, 3-4 par là ça finit par donner un résultat et c’est vraiment la preuve qu’il y a cette volonté naturelle d’aider et d’accueillir les gens. On ne peut pas dire ça de Paris. »

Épauler, oui, toute l’année, non

En échangeant avec les résidents, on comprend vite que la frontière entre la vie dans la rue et celle bien au chaud sous un toit n’est qu’infime. Tout semble pouvoir basculer sans que l’on s’en rende compte, du jour au lendemain. Demain qui sait, un trottoir ou la devanture d’un magasin nous servira peut-être d’habitat.

Les parcours des résidents aussi fous qu’ordinaires ne sont pas si étrangers aux nôtres, les exclure de la vie en société c’est écraser l’humain, le réduire à un chien errant, et philosophiquement le chosifier.

Si l’initiative de ce centre d’urgence paraît belle, la solidarité prenant parfois les rênes, se réjouir trop vite serait oublier le caractère passager de la trêve hivernale qui en a permis la mise en place. Novembre à mars. 5 mois sur 12 donc.

« En avril ne te découvre pas d’un fil », ainsi, tel que le veut notre France, le 31 mars 2020, dans moins de deux mois, juste avant que l’avril ne vienne refroidir les cœurs, les résidents seront forcés de quitter les lieux. De retrouver la rue, le froid, le vent, mais aussi les regards mauvais, les remarques haineuses, la faim, le manque d’hygiène, l’ignorance des citoyens « normaux » et tout ce que ceux qui démantèlent sans impunité les camps de fortune ou hébergements d’urgence, semblent trop vite oublier.

En avril il fera froid, très certainement, peut-être même plus froid que pendant ces 5 mois de trêve, mais cela ne compte pas. À l’heure où les dispositifs anti-SDF pullulent dans les rues, l’hiver ne doit durer qu’un temps, les rêves aussi.

Alors, est-ce véritablement à ces 20 petites semaines que se limite la solidarité du gouvernement ? « Liberté, Égalité, Fraternité », quand la France se respectera-t-elle enfin ? Quand se baissera-elle, sans se relever aussitôt, auprès des plus démunis ?

Ah l’égalité, quel beau symbole ! Elle la crie sur tous ses toits, la hurle dans les entrailles de ses partis politiques. Elle préside même le grand texte qui régit ses lois, mais semble pourtant bien lointaine de ses actions. Et la fraternité, quel joli mot ! Elle l’apprécie lorsque cela l’arrange. Mais l’autruche qui est en elle ne tarde pas à ré-enfouir sa tête lorsque la vie est trop moche et les problèmes trop nombreux. Pourquoi ses frères sur le bitume seraient-ils différents de ceux que la pluie ne peut toucher ? Ceux que notre joli pays laisse dépérir et disparaître sous nos yeux, ceux qui ne font que demander et reçoivent rarement en retour, qu’en fait-on ?

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Salle commune, Institution Sainte-Marie. Crédit : Lucie Pelé

La réponse est bien courte, les arguments bien pauvres. Il serait peut-être temps de parcourir les rues, les grands boulevards, les rond-points, les places, les avenues, les carrefours, les coins sombres des métros, les trottoirs, les devantures des magasins, les abris des arrêts de bus, …  Ne pas chercher trop loin, surtout ne pas se fatiguer, la réalité est en bas de nos immeubles : il s’agirait seulement d’ouvrir les yeux.

« La nouvelle pauvreté n’est pas un phénomène marginal du nouvel ordre économique mondial, mais au contraire absolument central. En Europe, où les SDF en sont l’expression la plus extrême, la plus visible, personne ne peut l’ignorer. Bien sûr, on peut fermer les yeux. Mais si on ferme les yeux, c’est qu’on a déjà vu quelque chose qu’on ne veut pas voir …« , John Berger, King (1999).

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