Le complexe d’Hérodiade, ou le mythe du féminisme dangereux

« J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !
 »

Hérodiade, Stéphane Mallarmé (1887)

Depuis 1909, la journée internationale des droits des femmes s’organise sur le même schéma idéalisé : cette fois, ce sera la bonne. Cette fois, cette journée sera un vrai tournant pour toutes les revendications féministes. Cette fois, ce sera plus fort que toutes les années précédentes. Parce que cette année, nous sommes entrées en politique. Parce que cette année, nous avons eu le droit de vote. Parce que cette année, nous avons fait une entrée en masse sur internet. Parce que cette année, les femmes ont eu le droit de conduire en Arabie Saoudite. Parce que cette année, il y a eu #metoo. Parce que, parce que, parce que… Pourtant, si le féminisme n’a jamais été aussi présent qu’aujourd’hui, c’est bien que le changement n’est qu’apparent et qu’un problème persiste : celui de la revendication inaboutie de l’égalité entre les sexes. Mais plus encore, le féminisme aujourd’hui effraie. Parce qu’il apparaît aux yeux de beaucoup comme « une revendication guerrière », un mouvement « anti homme » et parfois même « anti femme », le féminisme a pris aux yeux de la société une image déviée qui a parfois plus l’allure du mal incarné que de ce qu’il est réellement.

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Hérodiade avec la tête de Jean Baptiste (Paul Delaroche)

Ici intervient ce que nous pourrions qualifier du « complexe d’Hérodiade ». Hérodiade, c’est cette princesse juive du IIème siècle avant Jésus-Christ qui fit couler toutes les encres du monde : les bibliques, les romantiques, et surtout les poétiques. Celle qui, selon les évangiles de Marc et Matthieu, demanda et obtint, par l’intermédiaire de sa fille Salomé, la tête de Jean Baptiste. Hérodiade, c’est la femme destructrice. La femme mante religieuse. La représentation de la malédiction féminine portant dans un même sein la cruauté de Lilith, la folie de Médée et le pouvoir de Lady Macbeth. C’est la femme qui terrasse l’homme, la femme assassin, la femme pouvoir.

 

Or, aujourd’hui, certains pans de notre société aiment à représenter la femme féministe comme une Hérodiade moderne. Dans nos grands magazines, sur nos grandes chaines de télévision, dans la bouche des plus conservateurs, la féministe est la femme exclusive. La femme contre l’homme. L’hérodiado-féministe tape du poing dans ses interviews. Elle hurle dans la rue, brandit des pancartes vulgaires, soulève des sous-vêtements en haut d’une pique. Elle déchire ses vêtements devant les ambassades et se promène seins nus jusque devant l’Elysée. Elle ne veut pas d’enfant (peut-être même qu’elle les mange) et voudrait que l’homme reste à la maison pour faire la cuisine à sa place. Et la vaisselle. Et le linge. Elle envahit internet. Elle balance des porcs. Bientôt, elle coupera des têtes. Et le plus dangereux, c’est quand elles se mangent entre elles. Quand, sans se préoccuper des hommes ne sachant plus où donner de la tête, elles débattent bec et ongles sur le droit d’être importunées ou de ressentir du plaisir à être violées. La féministe, c’est celle qui entraîne la société actuelle vers la société de la non-séduction, donc du non-couple, donc du non-sexe, donc de la non-procréation. Donc de la déchéance. La féministe est ce vampire stérile, mangeur d’hommes, déclencheur de guerre. « Oh femme, femme, femme, créature faible et décevante… ! »

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Femen à notre Dame de Paris en 2013 © Reuters/Charles Platiau

Peut être le moment est-il venu de faire un point sur toutes ces idées reçues qui nous empêchent d’avancer. Et avant de nous donner le droit d’être importunées, donnons-nous le droit d’être perçues, en tant que féministes, pour ce que nous sommes réellement.

« Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. (…) » 

 De l’éducation des femmes, Pierre Choderlos de Laclos

La féministe n’est pas un monstre. La féministe n’est pas en guerre. La féministe n’est pas une entrave au monde de demain.

La femme d’aujourd’hui qui se considère profondément comme féministe est une femme du non-mépris. Son problème, ce n’est pas les hommes, mais le patriarcat dans lequel elle a grandi et qui menace ses enfants. Elle ne veut pas couper des têtes, mais elle aimerait beaucoup avoir la sienne à la même hauteur que celle de l’autre sexe. Elle n’a pas de problème avec le genre, mais elle en a un gros avec la manière dont celui-ci est exploité. Elle n’a rien contre l’Académie Française, mais elle voudrait que sa fille ne s’entende pas dire dès le CP que « le masculin l’emporte sur le féminin. C’est la règle. »

ceci est un cliché (DR)

La féministe d’aujourd’hui est une femme qui voudrait que chaque femme soit libre. Elle n’entend pas imposer « son » féminisme aux femmes dans sa globalité, mais elle voudrait que chacune d’elle ait la possibilité de suivre le chemin qui la rendra heureuse, et pas celui que la société aura choisi pour elle. Une femme libre, c’est une femme qui a le choix entre être secrétaire ou être ingénieure. Une femme qui a le choix entre travailler à la tête d’une grande entreprise ou rester à la maison. Une femme qui a le choix entre garder son enfant ou avorter. Une femme qui a le choix entre porter une robe ou porter un jean. Une femme qui a le choix entre aimer être séduite dans la rue ou ne pas vouloir être importunée. Parce que oui, on peut être féministe et choisir d’être secrétaire. On peut être féministe et préférer rester à la maison. On peut être féministe et ne pas avoir envie de porter un jean. D’ailleurs, un homme peut bien porter une jupe si ça lui chante, elle s’en fiche. On peut être féministe et aimer être séduite. On peut être féministe et ne pas avorter. Oui, être féministe, ce n’est pas refuser de donner la vie sous prétexte qu’elle ne veut pas être « un outil à procréation ». C’est être mère quand on veut l’être, sans honte, sans regret. Et si elle choisit de se promener en jupe, ce n’est pas un acte de provocation, encore moins une invitation au viol. Elle a le droit d’en être fière, d’aimer ce corps qui peut choisir de donner la vie. Le corps de la femme est un lieu de métamorphose.

Elle voudrait bien que chaque homme soit atteint du syndrome de Tiresias, pour voir une fois comment ça se passe. Juste une fois. Pour qu’ils sachent.

« On a longtemps pris la parole de l’homme pour la vérité universelle et la plus haute expression de l’intelligence, comme l’organe viril constituait la plus noble expression de la sexualité. Il faut que les femmes crient aujourd’hui. Et que les autres femmes – et les hommes- aient envie d’entendre ce cri. Qui n’est pas un cri de haine,  à peine un cri de colère, car alors il devrait se retourner contre elles-mêmes. Mais un cri de vie.  Il faut enfin guérir d’être femme. Non pas d’être née femme, mais d’avoir été élevée femme dans un univers d’hommes, d’avoir vécu chaque étape et chaque acte de notre vie avec les yeux des hommes et les critères des hommes. Et ce n’est pas en continuant à écouter ce qu’ils disent, eux, en notre nom ou pour notre bien, que nous pourrons guérir. »   

Benoîte Groult, 1975

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Benoite Groult

La féministe d’aujourd’hui est une femme qui pense à demain. Dans ses convictions les plus profondes, elle se bat pour que, plus tard, sa fille ait plus le choix qu’elle. En fait, qu’elle ait le choix tout court. Qu’elle n’ait pas peur de porter une jupe à trois heures du matin. Qu’elle n’ait pas à porter un sifflet à son cou en faisant son jogging. Qu’elle puisse prendre le métro seule au beau milieu de la nuit et faire du topless dans les jardins du Trocadéro parmi des hommes torses nus. Qu’elle ne subisse pas la main désireuse d’un professeur un peu trop sûr de lui. Qu’elle puisse marcher où elle veut sans qu’on lui mette la main aux fesses. Qu’elle n’ait pas à échanger une pipe contre une augmentation de salaire. Qu’elle puisse devenir reporter de guerre, boulangère, PDG, gendarme, coiffeuse, chercheuse en bio-chimie, écrivain, entrepreneuse. Et même qu’elle ait le droit d’importuner un homme. Ou une autre femme.

Le véritable féminisme est un humanisme. Parce que la féministe d’aujourd’hui n’est pas individualiste : elle ne se bat pas pour ses droits à elle, mais pour les droits de toutes. Elle n’a pas peur pour elle seule, mais pour toutes les femmes du monde. En elle, ce sont toutes les femmes qui souffrent, crient, veulent, prient, se déchaînent. En elle se réincarnent toutes les femmes humiliées, violées, déshonorées, tuées. En elle, ce sont toutes les femmes qui existent. De Paris à Tokyo, de Beyrouth à Rio de Janeiro, de Stockholm à Tombouctou, de Sidney à New York ; c’est pour elles toutes qu’elle se bat. Qu’elles soient blanches, jaunes ou noires, qu’elles soient chrétiennes, athées ou musulmanes, qu’elles soient hétéro, homo ou bisexuelles. En cela, la véritable féministe ne se bat que pour les femmes, mais pour les discriminations dans son ensemble. Elle se bat contre le racisme, contre l’islamophobie, contre l’homophobie. Son chemin de croix a fait qu’elle les comprend. Elle n’est pas exclusive, elle n’est pas méprisante. La féministe, la vraie, englobe le monde. Elle lui souhaite l’égalité, la paix, l’humanisme. Elle ne se bat pas pour un sexe contre l’autre, mais pour l’égalité des individus.

La véritable féministe n’est pas en guerre. Elle n’a pas de revanche à prendre. Elle ne

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Antigone

méprise personne. Etre féministe, c’est accepter d’être femme sans rejeter l’homme. C’est croire en la réalité que l’un ne vaut pas mieux que l’autre. C’est combattre une idéologie et non pas une personne. Le rêve de la féministe n’est pas de détruire le sexe opposé mais de détruire les frontières entre eux, entre les couleurs, les croyances, les genres, les rêves. Etre féministe, c’est profiter d’être une femme pour engendrer la Liberté et l’Egalité dans un monde chaotique où on ne l’entend pas.

Au fond, une vraie féministe est peut-être une grande preuve d’amour.

Virginia Woolf dans « Trois guinées » déclare : « Elles voulaient, comme Antigone, non pas briser les lois mais découvrir la loi ». Et si, plutôt que d’être Hérodiade, la féministe d’aujourd’hui n’était pas plutôt une Antigone ? Une femme qui, plutôt que de vouloir s’affirmer en tant que femme, cherche avant tout à s’affirmer en tant qu’humaine, c’est-à-dire un individu égale à l’autre en droits mais aussi en pouvoir ? Et si finalement, être féministe signifiait tout simplement vouloir faire du genre humain « le véritable universel » ?

Le vrai féminisme est un humanisme. Et le jour où la société l’aura compris, alors peut-être, nous pourrons avancer.

Image de couverture : Lilith, John Collier

 

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