Viol avec vue sur la mer

Elle avait une queue de cheval nouée derrière sa nuque. Quelque chose de simple, comme n’importe quelle fille de son âge. Et une chemise pâle, un peu trop grande, qui se noie dans ce documentaire en noir et blanc. Elle ne parle pas beaucoup. Quand on l’interroge, elle murmure une réponse inaudible, rapidement interrompue par le juge d’instruction. Ses traits sont inexpressifs, ses lèvres restent serrées ; une frange sombre protège ses yeux de la salle comble. Seule une mèche rebelle frissonne parfois au-dessus de son front. Elle se demande peut-être ce qu’elle fait là, à son âge, alors qu’il y a tant de choses à faire quand on est jeune. Son regard fuit parfois ; elle est ailleurs, loin de cette salle du tribunal correctionnel de Latina où son histoire semble être oubliée. Cette salle où un avocat lui jettera au visage : « une petite morsure suffirait à décourager n’importe quel agresseur. La fellation est donc un acte incompatible avec l’hypothèse d’une violence, c’est un acte volontaire, où l’entreprise est exercée par la fille sur l’homme, par la femelle sur le mâle. »

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Fiorella, image du procès © capture d’écran

1978 : la (prétendue) fin de la culture du viol

L’affaire qui se déroule en Italie date d’il y a 40 ans ; elle a pourtant de quoi être à l’ordre du jour. Agée de 18 ans, la jeune Fiorella est convoquée pour un entretien de travail, dans une maison près de la mer. Du moins, c’est ce qu’elle pensait en arrivant à la maison de ses futurs « employeurs ». Un instant à peine après avoir franchi le seuil de la villa, elle se retrouve à la merci de quatre pères de famille, en apparence respectables. En réalité ses bourreaux. Ce jour-là, Fiorella est violée et séquestrée, contrainte à offrir son corps encore enfantin sous menace de mort. Un enfer de plusieurs heures, avec vue sur la mer.

A une époque où le viol est un tabou social, dans un pays où l’abolition du mariage réparateur est encore récente, Fiorella prend la décision de porter plainte. Elle ne sait pas encore qu’elle ouvre un nouveau chapitre de son enfer. « Allumeuse », « salope », « menteuse », « folle », c’est à se demander qui, d’elle ou de ses agresseurs, est la réelle victime. Et dans cette salle bondée où l’on essaie de lui faire comprendre qu’elle était en réalité consentante, combien de fois regrettera-t’elle d’avoir porté plainte ? Perdue dans l’ombre de la foule qui semble parfois oublier sa présence, elle restera là pourtant, jusqu’au bout. Tel un pilier, elle n’en démordra pas. Tina Bassi, son avocate, bout,

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Tina Bassi, avocate de Fiorella © capture d’écran du procè

tremble et se révolte : « Ça serait humiliant de vous prouver que Fiorella n’est pas une putain, chaque femme a le droit d’être qui elle veut. Ici, je ne défends pas Fiorella, j’accuse une certaine facon de faire les procès pour viol » s’insurge-t’elle avant de souffler : « Je ne sais pas si j’aurai la force de ne pas avoir honte de la toge que je porte. » Ni l’une ni l’autre ne toucheront les deux millions de lire proposées par l’avocat de la défense : « la dignité d’une femme n’est ni quantifiable ni achetable » commentera Tina Bassi. Les agresseurs finiront par écoper de 4 ans de prison.

Si le nom de Fiorella est aujourd’hui oublié, son courage a cependant permis de lever un tabou en Italie. Présente dans la salle avec l’autorisation de la jeune fille, la réalisatrice Loredana Dordi ne descend pas sa caméra de l’épaule. Le 26 avril 1979, un an après les faits, le procès est diffusé en noir et blanc sous le titre de « Processo per stupro » (« Procès pour viol »). L’idée de ce documentaire ne part pas de rien : en avril 1978, le Congrès de l’Internationale Féministe sur les violences faites aux femmes avait protesté contre une justice qui avait tendance à transformer la victime du viol en principale accusée. Ce documentaire fera l’effet d’une bombe dans le pays. Vu par 9 millions de personnes, il signe la fin d’un tabou : celui de la culture du viol. Aujourd’hui encore, il est régulièrement diffusé lors des manifestations contre les violences faites aux femmes.

« Tout au long du procès, la femme que je suis a réalisé qu’il fallait bien du courage aux victimes pour porter plainte dans ces conditions » – Florence D’Harcourt, députée, en réaction au procès Tonglet Castellano

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Anne Tonglet et Araceli Castellano © Novella de Giorgi

1978 est une année charnière dans l’avancée du traitement juridique des femmes victimes de viol. Au moment-même où Fiorella porte plainte contre ses agresseurs, la France ouvre les portes de son tribunal sur un procès mémorable : celui de l’affaire Tonglet Castellano. Quatre ans plus tôt, ces deux campeuses belges avaient été tabassées et violées par trois hommes sur une plage marseillaise. Dès le lendemain, encore sanglantes, elles se présentent au commissariat. Mais à l’image de l’affaire Fiorella, si l’arrestation des trois hommes s’avère rapide, le procès sera une éprouvante bataille longue de quatre ans. Comme si, après cinq heures de viol, cinq heures à croire qu’elles finiraient pas être tuées, des années de lapidation judiciaire étaient nécessaires. Mais voilà, Anne Tonglet et Araceli Castellano sont homosexuelles et naturistes. Une description qui, à l’époque, est du pain béni pour la défense. Dès les premiers temps, elles sont accusées d’avoir « provoqué » leurs agresseurs et donc d’avoir « bien mérité » ce qui leur arrivait. Même la juge d’instruction chargée de l’affaire, dont elles espéraient un minimum d’empathie, écrira dans son dossier « « puisque les 2 femmes ont cessé de se débattre dès lors qu’elles ont été menacées de mort, n’auraient-elles pas pu donner l’impression qu’elles étaient consentantes ? » Une femme, comme elles. Au même moment, René Florent, un des plus célèbres avocats français à l’époque, déclare publiquement : « Très souvent devant les tribunaux correctionnels comparaissent des jeune gens qui sont condamnés à de lourdes peines qui brisent leur carrière, qui commettent des sottises dont ils ne perçoivent pas la gravité (…) il y a un certain nombre de jeune filles qui, parce que c’est la mode, parce qu’elles sont dans le vent, ont tendance à se montrer très libres avec les garçons. » Traduction : vous ne voulez pas être violée ? Arrête donc de vouloir être libre.

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De gauche à droite : Gisèle Halimi, Anne Tonglet et Araceli Castellano Via Keystone-france / Getty Images

Heureusement pour le couple, elles sont soutenues par une femme de poids : Gisèle Halimi, la célèbre avocate qui avait gagné six ans plus tôt le procès de Bobigny où une mineure était accusée pour avortement. Au lendemain de quatre ans de lutte où Anne et Araceli seront pointées du doigt comme les véritables coupables, leurs agresseurs écoperont finalement de 4 à 6 ans de prison.

Dès le lendemain, la députée Brigitte Gros lance une proposition de loi pour modifier la reconnaissance juridique du viol. Les discussions se font pendant les vacances de Pâques, devant un hémicycle aux trois quarts vides. Trois ans plus tard, la France définit le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Il devient un délit puni de 15 ans de réclusion criminelle. L’Italie suivra 15 ans plus tard.

2018 : Hé bien, crie si tu n’es pas d’accord !

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© Emma (intégralité de la BD ici)

Si la criminalisation du viol est une avancée majeure, force est de constater qu’elle ne signifie pas pour autant la fin de ce que l’on appelle « la culture du viol ». La culture du viol, c’est, selon Alice Debauche maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Strasbourg, « un ensemble de représentations, de systèmes, d’organisations qui autorisent les viols en culpabilisant les victimes et en organisant le déni autour des violences sexuelles. » Pour faire court, la culture du viol, c’est tout ce qui provoque la responsabilisation de la victime et nie la gravité de l’acte des agresseurs. Pour faire encore plus court, c’est une excuse donnée au viol.

Dommage, il n’existe aucune excuse au viol.

A l’heure actuelle, cette notion est encore bien présente dans notre société. Il suffit de regarder les chiffres pour s’en apercevoir. Selon l’enquête « cadre de vie et sécurité » de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales sur la période 2011-2015, seules 11% des victimes d’un viol ou d’une tentative de viol (ce qui correspond à environ 98 000 cas par an) et 2% des victimes d’agression sexuelles portent plainte. Le constat est absolument aberrant : alors qu’en moyenne en France, une femme se fait violer toutes les 9 minutes, seulement 10% d’entre elles poussent la porte du commissariat.

Aujourd’hui, l’on continue à se demander pourquoi la plupart d’entre elles restent chez elles. Pourtant, les témoignages de victimes vivant des moments traumatisants à la gendarmerie courent les forums et réseaux sociaux. Il y a celle qui se fait traiter de menteuse, celle que l’on renvoie parce qu’elle est tout simplement « folle », et puis celle à qui l’on essaie de faire croire qu’elle était consentante, ou encore celle qui « n’avait qu’à pas porter une robe ». Il y a même celle qui se retrouve dans le bureau d’un gendarme pervers. Dans certains cas, porter plainte est presque un second viol. Et là encore, les chiffres sont effrayants. Selon l’enquête « Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte » menée par l’association Mémoire traumatique et victimologie en 2015, 82% des victimes vivent mal le dépôt de plainte et 70% affirment ne pas se sentir reconnues comme victimes par la police et la justice. D’ailleurs, 1% des plaintes finit par être condamnée en cour d’assises.

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Comment s’étonner qu’une femme refuse de porter plainte si elle n’a en retour que l’impression de subir une nouvelle agression ? Finalement, a-t-on réellement évolué depuis ce moment où Gisèle Halimi déclarait : « Quand une femme est violée, on commence par dire qu’elle n’avait pas qu’à pas porter un jean collant, elle n’avait qu’à pas sourire, elle n’avait qu’à pas, elle n’avait qu’à pas… à la limite, elle n’avait qu’à pas exister en tant que femme ».

Dans l’œil juridique du 21ème siècle, une femme qui porte une jupe courte est une femme qui demande à être violée.

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La culture du viol ne touche pas que les adultes…

« Papa va croire que je suis une pute » – Sarah, 11 ans

Les situations qui prouvent que la culture du viol est loin de n’être qu’un souvenir sont nombreuses. Et récentes.

24 avril 2017. A Montmargny, dans le Val-d’oise, une enfant de 11 ans se fait aborder dans un square par un homme de 28 ans. Elle s’appelle Sarah. Elle finit par le suivre dans son appartement. Il la violera une première fois dans la cage d’escalier, la seconde chez lui. Si les faits n’ont pas été contestés, la justice refuse d’employer le terme de « viol. » Selon elle, l’enfant était consentante car elle n’a subi « aucune contrainte physique ». En France, en 2018, on croirait à une mauvaise blague.

Plus récemment encore, ce commentaire posté sur un forum en réaction à l’affaire Daval donne la nausée :

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Capture d’écran

Madame, en 2018, si vous êtes agressée en plein jogging soyez rassurée : vous n’aviez pas d’arme. Vous étiez donc consentante.

Une chose est certaine : nous avons encore de grands progrès à faire en ce qui concerne la manière de traiter les viols et agressions sexuelles. Et si les derniers mouvements internationaux parviennent à secouer la société pour mieux la faire avancer, il serait temps également de secouer la justice afin de lui faire comprendre une chose : lorsqu’une femme se fait violer, elle est victime. Elle n’est jamais coupable.

Même avec vue sur la mer.

Capture

Depuis quelques temps, la culture du viol est une notion reprise sur les petits et grands écrans, en France et à l’international. En voici quelques-uns pour réfléchir sans limite générationnelle :

  • Sexe sans consentement (documentaire français de Delphine Dhilly et Blandine Grosjean)

A visage découvert, six femmes osent briser le tabou des relations sexuelles non consenties. Elles posent des mots sur une histoire traumatisante, expriment un ressenti et rappellent que l’autre n’avait rien d’un violeur, d’un prédateur sexuel.

  • Le viol (adaptation cinématographique de l’affaire Tonglet Castellano par Alain Tasma)
  • Elle (film franco-allemand de Paul Verhoeven)

Michèle fait partie de ces femmes que rien ne semble atteindre. À la tête d’une grande entreprise de jeux vidéo, elle gère ses affaires comme sa vie sentimentale : d’une main de fer. Sa vie bascule lorsqu’elle est agressée chez elle par un mystérieux inconnu. Inébranlable, Michèle se met à le traquer en retour. Un jeu étrange s’installe alors entre eux. Un jeu qui, à tout instant, peut dégénérer.

  • La belle et la meute, de Kaouther Ben Hania (Tunisie)

Lors d’une fête étudiante, Mariam, jeune Tunisienne, croise le regard de Youssef. Quelques heures plus tard, Mariam erre dans la rue en état de choc. Commence pour elle une longue nuit durant laquelle elle va devoir lutter pour le respect de ses droits et de sa dignité. Mais comment peut-on obtenir justice quand celle-ci se trouve du côté des bourreaux ?

Verna, de Shoaib Mansoor (Pakistan)

D’abord censuré par l’Etat, ce film retrace l’histoire d’une jeune femme qui se fait kidnapper et violer par le fils d’un grand homme politique. Elle entame donc un parcours périlleux pour que justice soit faite. Dans ce pays où les droits de la femme sont encore fragiles, ce film a provoqué une explosion, d’autant plus que le rôle principal est interprété par Mahira Khan, l’actrice « la plus populaire et la mieux payée du Pakistan » selon le New York Times. Ce film fait écho à l’histoire de Mukhtar Mai, une pakistanaise victime d’un viol collectif «ordonné» par une assemblée de son village pour «punir» sa famille, accusée d’avoir offensé l’honneur d’un autre clan. Finalement gagnante de son procès, elle est depuis un symbole au Pakistan et a ouvert deux écoles pour filles victimes de violences

  • Et tout le monde s’en fout (Axel Lattuada)

Pour celles et ceux qui veulent se détendre 🙂

Image de couverture : © CM pour Combat

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