« Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Allons ! Descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre et leur donna tous un langage différent ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. » Genèse, 11, La Bible de Jérusalem
Au XXIème siècle, Dieu est mort depuis longtemps – que Zarathoustra repose en paix. Pourtant, alors que l’époque s’affirme officiellement comme l’ère du progrès et d’évolution, les tours de Babel se multiplient à la surface du globe. Quelles divinités avons-nous cherché à surpasser pour accomplir telle folie ? A quel moment une force transcendante a-t-elle dispersé le langage des peuples et celui de ses gouvernements jusqu’à en faire un concert cacophonique où une haine grinçante a pris la place du verbe ? en 2019, les tours de Babel ont semé une discorde tapageuse entre peuples et pouvoirs. Et notre rôle de journaliste aujourd’hui est peut-être devenu celui de l’interprète : c’est à celui qui saura façonner un langage commun par-delà la langue de bois médiatique qui ne fait qu’empirer cette incompréhension générale.

Selon Alexandre Soljenitsyne, l’Histoire se construit autour de nœuds. Le XXème siècle en fut d’ailleurs probant : 1919 prépara 1939 ; 1929 signa le krach de la Grande Dépression ; 1979 remis à l’ordre du jour l’islam politique iranien ; 1989 enclencha l’agonie du soviétisme avec la chute du mur de Berlin. 2019 sera-t-elle l’année de la disparition du peuple ? Car cet acteur politique dont les louanges furent chantées tout au long des deux siècles précédents semble s’essouffler de jour en jour. Dans la bouche de tout politique pendant des années, il est aujourd’hui une créature étrangère à nos palais présidentiels : mais quelle langue parle-t-elle, cette bête informe et hargneuse qui rugit sous nos fenêtres ? Celle qu’on lui a appris dans nos nouvelles écoles-usines aux programmes de plus en plus abrutissants. Son intérêt porté autrefois sur le devant de la scène politique – mirage ou non – est aujourd’hui facilement confondu avec celui du populisme. Il est bien loin, ce siècle où Michelet s’écriait : « en France, la Révolution n’a qu’un seul héros, le peuple ! »
Tout autour du globe, l’incompréhension sème les désordres, sans limite de frontière. En France, Emmanuel Macron tente une politique de l’irénisme à grands coups de discours sophistes. « Je vous ai compris » ment-il en suant à grosses gouttes sur son dictionnaire populaire. Depuis longtemps dans l’hexagone, l’élite ne parle plus le peuple. Pourquoi pas tenter un référendum d’initiative citoyenne ? Ressuscitons les cahiers de doléance… quitte à y perdre la tête ! Au Venezuela, le régime chaviste a ruiné le pays et déchiré son peuple. Entre souffrances sociales, famines, chute du PIB et autoritarisme, cette ancienne contrée mythique est aujourd’hui une peau de chagrin qui ne cesse de se réduire. Après le populisme, place à la dictature. Aux Etats-Unis, Donald Trump patauge. Elu par le peuple depuis déjà deux ans, le voilà déjà contraint de reculer après un shutdown sans fin. Pour d’autres, c’est son séjour à la Maison Blanche qui paraît interminable. Au Sénégal, le président sortant a enfin fini d’écarter tous ses opposants – surtout les femmes : l’arène est libérée pour la course aux présidentielles. Après des législatives de façade un peu plus tôt, place au théâtre de nouvelles élections frauduleuses. Au Royaume-Uni, le dialogue est celui de sourds : Brexit or not brexit, telle est la question. Une seule chose est sûre : l’harmonie britannique attendra 2020. Puis, la tour de Babel par excellence, c’est le Brésil. En élisant Jair Bolsonaro, candidat passionné par le sexisme, le racisme, la dictature, le passéisme, l’homophobie et l’autoritarisme, la démocratie a accompli l’acte le plus désespéré : celui de voter contre elle-même. Or « un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime, affirmait Orwell, il est complice »

Ce dernier exemple témoigne bien de la solution chaotique où l’absence de langue commune a signé le divorce entre peuple et politiques. Amoindri, ce dernier est devenu polycéphale : il réclame la démocratie tout en se la dérobant. Peut-être lui fait-elle peur finalement, cette langue que l’on ne parle plus. Eloignés, les deuxièmes agitent un drapeau de paix en lorgnant sur des intérêts divergents. On feint de parler un même langage mais chacun en a trouvé un autre. La politique mondiale est un vaudeville, une histoire d’amour incomprise entre deux entités qui se haïssent, feignent de se comprendre et agissent en fait l’une contre l’autre. La démocratie est une langue morte que l’on feint de décliner sans rien comprendre à ce que l’on dit. Et face à cette incompréhension, la politique a le champ libre pour courir à son propre bonheur tout en prétendant « parler au nom du peuple ». On ne parle pas au nom d’un peuple dont la langue nous échappe. Mais Nietzsche l’exprimait déjà lorsqu’il écrivait que « l’État, c’est le plus froid des monstres froids. Il est froid même quand il ment ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le peuple. » (…) Des destructeurs sont ceux qui tendent des pièges pour des multitudes et les appellent l’État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. Là où le peuple existe encore, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil et comme un péché contre les coutumes et les droits. »
La démocratie donc serait aujourd’hui langue morte et la solution serait ailleurs. Mais toute langue s’essouffle. La nôtre n’est plus conforme peut-être à ce siècle qui érige la mondialisation en divinité ; elle est devenue trop éloignée de nos propres enjeux, trop verticale pour ne pas dire brutale, trop bureaucratique pour ne pas dire technocratique. La légitimité des urnes suffit-elle encore quand elle en fait surgir des dictateurs ? La politique aujourd’hui n’est plus une entité de solidarité avec le peuple. Elle est devenue un outil de management, une agence de gestion qui a créé une béatitude entre elle et le peule. Il n’y a qu’une langue universelle que parle notre politique actuelle : celle des élites mondiales qui dépassent les frontières. C’est là ce que Samuel Huntington appelait la « dénationalisation des élites » : parce qu’elles ne sont plus dépendantes des économies nationales, les élites dirigeantes communiquent ensemble tout en s’éloignant de ceux qui

les ont élues. Pas de panique : rien ne résiste au temps et les siècles sont porteurs de vulnérabilité. Comme l’écrivait Raymond Aron dans Démocratie et Totalitarisme : « Il y a des régimes politiques qui sont corrompus par le temps, par l’usure, par l’habitude et qui ne fonctionnent déjà plus. » Si 2019 est l’année du démembrement démocratique, il ne reste plus qu’à lui trouver une alternative qui ne plonge pas ses racines dans un passé cacophonique.
Si la démocratie n’existe plus, c’est que le peuple a cessé d’être. Au fil des années, la politique a divisé l’union du genos au nom de l’individualisme. Mais si le peuple n’est plus souverain, qui règne alors ? La loi ? La constitution ? L’élite ? Les médias ? Cette chimère vague et lointaine que l’on appelle « nation » ? Aujourd’hui, on va jusqu’à nous parler d’ochlocratie – ce régime caractérisé par cette forme de gouvernement où la foule détient tous les pouvoirs et impose ses désirs. Si nous en étions déjà là, les palais présidentiels auraient déjà brûlé. Prenons garde cependant : dans le discours de Polybe, l’ochlocratie succède à la démocratie. A moins de trouver un bouc émissaire, la division a pris en main les rênes du pouvoir. Reste à espérer avec Nietzsche que, si l’état disparait tout bonnement, nous pourrions peut être trouver une alternative viable. Car « là où cesse l’État, c’est là que commence l’homme, celui qui n’est pas superflu : là commence le chant de ce qui est nécessaire, la mélodie unique et irremplaçable. »
« On nous dit : «C’est cela que veut le public». Non, le public ne veut pas cela. On lui a appris pendant vingt ans à le vouloir, ce n’est pas la même chose. (…) Une occasion unique nous est offerte au contraire de créer un espace public et de l’élever à la hauteur du pays lui-même. Que pèsent en face de cela quelques sacrifices d’argent ou de prestige, l’effort quotidien de réflexion et de scrupules qui suffit pour garder sa tenue au journal ?» – Albert Camus

Dans cette déchéance de la démocratie et l’anarchie des langues, le journaliste du XXIème siècle est à la fois victime et bourreau. Victime car il a échoué à sa mission de contre-pouvoir : attiré par les lits confortables des gouvernements, il s’engraisse à force de corruptions et de bourrages de crânes démagogiques. Bourreau car il impose au peuple une lecture porteuse du syndrome de l’écholalie : lui qui devait l’ériger en citoyen, il lui fait subventionner sa propre bride. Aujourd’hui, le citoyen éclairé ne lit pas le journal ; il doit être lui-même un autre journaliste, rechercher cette information qu’on ne lui porte plus.
Si la démocratie doit disparaître, le nouveau régime qui lui succédera jettera peut être aussi le journalisme dans la tombe des tentatives échouées. Il nous reste encore une chance de montrer que notre rôle est nécessaire et que nous sommes capables de réconcilier les langues ennemies en un seul langage compréhensible. Le spectacle est terminé : place au courage et aux responsabilités afin de « redonner à un pays sa voix profonde. » Il est temps d’arrêter cette course au sensationnel plutôt qu’à la vérité, à l’amour du politique plutôt qu’à la morale, à la corruption plutôt qu’à la création d’un espace public. En un mot, il est temps d’arrêter de manquer d’ambition. Le journaliste en 2019 doit pouvoir revenir aux sources de son existence : la révolution numérique n’est pas une excuse suffisante pour s’affranchir de ses responsabilités. Il ne s’agit pas d’informer vite, quitte à oublier le rôle de la vérité, mais d’informer bien. Le jour où la presse se confondra avec Twitter, le journalisme ne sera plus qu’une pièce de musée. Mais en attendant ce jour qui peut encore être repoussé, le journaliste peut encore se sauver. En se donnant les moyens de dévoiler une information véridique qui accepte d’être discutée, en bousculant son lectorat quel que soit son éducation et son positionnement dans la société, en faisant preuve de rigueur, de recherches de fond, et d’un esprit critique qui ne se réfugie pas derrière des manies de jugements. Et ne jamais oublier cette définition camusienne :
«Qu’est-ce qu’un journaliste ? C’est un homme qui est censé avoir des idées. (…) C’est ensuite un homme qui se charge chaque jour de renseigner le public sur les événements de la veille. En somme, un historien au jour le jour – et son premier souci doit être de vérité.»
Au XXIème siècle, le journaliste doit être encore plus que cela. Puisque les tours de Babel ont décimé les peuples, il se doit de retranscrire toutes les palpitations du monde. Il sera interprète universel, ou bien il ne sera plus.