Publié à l’origine sur le site de Combat-Jeune en mai 2017, cette interview avec Valérie Igounet et Vincent Jarousseau dresse un état des lieux des électorat du Front National en France.
C’est une fresque en noir et blanc qui libère la parole et détruit les préjugés. Des histoires mêlées, des témoignages d’hommes et de femmes qui se croisent, s’entrechoquent, s’embrassent ou se repoussent. Des histoires avec des noms, des traits ; des histoires vivantes. Donner un visage aux électeurs du Front National, telle était l’idée du documentaire photo réalisé par Valérie Igounet et Vincent Jarousseau. La première est historienne ; spécialisée dans le domaine de l’extrême droite et du négationnisme, elle fait également paraître cette année Les Français d’abord : slogans et viralité du discours Front National (1792-2017). Le deuxième est photographe ; travaillant régulièrement pour la presse (Libération, Le Monde, les Echos, il a également été nominé en 2015 et 2016 pour le Visa d’Or du meilleur reportage de presse quotidienne au festival Visa pour l’image à Perpignan). C’est de cette rencontre entre l’art, l’histoire et la politique qu’est née l’idée de ce projet. D’abord publiée dans la revue XXI avec le soutien de Patrick de Saint Exupéry, elle a ensuite vu le jour cette année aux éditions des Arènes.
Pendant deux ans, les deux auteurs ont suivi le quotidien de trois villes où le Front National a pu pousser la porte de la municipalité : d’Hayange (Moselle) à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) en passant par Beaucaire (Gard) ils ont observé, interrogé, photographié.
« Donner à comprendre sur une partie du pays de l’électorat »
Du Front National, l’art nous avait offert un film, ou encore une Bande-Dessinée. L’œuvre de Valérie Igounet et Vincent Jarousseau s’inscrit pourtant dans une portée inédite. Au-delà de son format original qui mélange clichés en noirs et blancs et bulles, « à la manière d’un roman feuilleton » précise le photographe, l’objectif s’éloigne également de celui des productions antérieures. Il ne s’agit plus de fiction, ni même de dénonciation, mais bien plus de « donner à comprendre sur une partie du pays de l’électorat. » : « A aucun moment il ne s’agit de juger, indique Vincent Jarousseau, mais de laisser la parole aux invisibles, à ces gens que l’on moque ou que l’on dénonce à travers les médias. C’est tout simplement horripilant et contre-productif, mais c’est aussi très insultant pour eux. Les électeurs de l’extrême droite, c’est avant tout des gens qui se sentent abandonnés. » Valérie Igounet renchérit : « j’ai une casquette de chercheuse, pas de militante anti-FN. » C’est là tout ce qui fait la particularité de l’œuvre : un livre qui donne à voir sans tabou, sans mensonge, sans censure, avec des propos retranscrits à la virgule près de manière à rendre la parole de chacun la plus fidèle possible. « Nous nous sommes rendus près de vingt fois dans chaque ville, racontent les auteurs. D’abord pour connaître la ville, s’imprégner de l’endroit, puis surtout créer des liens avec les personnes. » Porte à porte, marchés, participation aux événements publics comme la fête du cochon, c’est tout le quotidien de ces trois villes qui a été vécu par les auteurs. Un travail qui en fait un ouvrage basé sur la confiance : aucun propos n’a été publié sans l’accord des protagonistes, de même que les photos. « Il s’agissait de les présenter de manière signifiante, explique Valérie Igounet, et non pas de les caricaturer. C’est ça qui fait toute la richesse de ce travail. »
Plutôt qu’un panel général du paysage frontiste, ce sont toutes ces vies, dans leurs particularités et leurs personnalités, qui sont alors révélées dans ce livre. L’électeur du Front National n’est plus un stéréotype vague, classé par la société et aux caractéristiques fixés. Dans ce livre, il gagne un visage, une histoire, un passé aussi.
Un sentiment de trahison
L’électeur du Front National, c’est ainsi Patrick, 30 ans, cet orphelin élevé par ses grands-parents, et qui raconte son histoire en traînant sa moto. C’est aussi Anthonia, cette jeune fille de 18 ans qui baigne dans le Front National comme dans les romans d’amour, habite avec sa mère handicapée et cherche en vain un CDI. C’est Brigitte, ancienne électrice communiste de 58 ans, dont les fils galèrent à trouver un emploi stable et qui ne demande qu’une chose : que « ça change. » Et puis il y a les portraits de couples, ceux qui se racontent à deux : Simone et Antoine, ce vieux couple de Beaucaire qui admire les discours de Jean-Marie Le Pen comme la culture de sa petite-fille ; Murielle et Pascal, sosie de Johnny Halliday, dont le père était un « malgré nous », et qui se sont détachés des partis qui ne leur offraient plus rien ; ou encore Sabrina et Jean-Marc, eux aussi anciens électeurs de gauche, qui se demandent comment l’on peut avoir autant d’argent pour les migrants quand l’on en manque pour leur trouver du travail. De case en case, de page en page, de bulle en bulle des vies se racontent à travers des visages uniques. Les auteurs ont tenu à toucher toutes les générations, des plus jeunes, souvent peu diplômés, attirés par le cadre familial et respectueux des valeurs que leur offre le Front National, aux plus âgés, déçus par l’évolution des partis traditionnels qui ne s’occupent plus d’eux.

Quelque chose pourtant unit tous ces électeurs selon les auteurs : le sentiment de trahison. « C’est le centre-même du livre, explique Vincent Jarousseau. Le Front National tire sa force électorale du fait qu’il n’a jamais exercé le pouvoir. » Le Front National comme vote du dernier espoir devant des partis traditionnels qui ne répondent plus à leurs attentes ; c’est ce qui caractérise la plupart d’entre eux. D’autres y voient aussi des places à prendre, l’ascension rapide que permet le parti. Puis, toujours, à travers chaque témoignage, revient la même phrase : « Et pourtant, je ne suis pas raciste. » Reconnaissant le caractère xénophobe de certains discours du Front National, les électeurs refusent de se laisser catégoriser de cette manière. « Ce qu’on perçoit à travers leurs paroles, dit Valérie Igounet, c’est le fait que le Parti Socialiste prend la défense des migrants au détriment des Français nationaux, fait que vient inverser le Front National. Alors oui, ceux qui ne trouvent pas de travail, qui ont du mal à joindre les deux bouts pour nourrir leur famille, ceux-là ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas la priorité. » Une idée que l’on retrouve à travers le discours de Julien Sanchez affirmant que « quelque part, on nous oblige à être raciste. » En ce sens, les slogans et les affiches du Front National ne peuvent que parler à l’électeur Front National qui a la sensation de subir un « racisme anti-Français. » Le fameux « on est chez nous » bien connu des meetings de Marine Le Pen trouve alors tout son sens. Valérie Igounet, qui a effectué un travail de fond sur les slogans et affiches du parti, explique ainsi comment ces Français qui souffrent se reconnaissent dans ceux qui leur promettent la « priorité nationale » et élèvent le sentiment patriotique comme valeur salvatrice. (Lire à ce sujet l’article de Valérie Igounet : On est chez nous)
« Le Front National, c’est l’avatar du monde dans lequel on existe. »
2017 est-il un nouveau 2002 ? « Le Front National d’aujourd’hui n’est pas le même, mais les thématiques restent identiques, explique Valérie Igounet. Il a pu évoluer sur certains aspects mais pas sur d’autre, notamment la thématique anti-immigration. » Selon les auteurs, la banalisation du Front National vient autant d’un désenchantement politique français que du contexte international. Hausse de l’insécurité à travers les attentats, fragilité de l’Europe, renforcement des pays à travers des personnalités fortes comme Donald Trump ou Vladimir Poutine, tous ces éléments ont aussi contribué à l’élargissement de l’électorat Front National. « Il y a toujours eu un cordon sanitaire autour du Front National, dit Vincent Jarousseau, mais aujourd’hui, il peut éclater. Le Front National, c’est l’avatar du monde dans lequel on existe. » La droite traditionnelle ne serait donc plus un rempart à l’essor de l’extrême droite. Dans un article du 17 avril, Valérie Igounet retrace cette relation ambiguë entre la droite et le Front National, ce « je t’aime moi non plus » marqué par des tendances qui se rapprochent parfois puis s’écartent brutalement, avant de se rechercher davantage. De Nicolas Sarkozy essayant de séduire l’extrême droite à Bruno Mégret désireux d’un rassemblement, le Front National et la droite traditionnelle semblent parfois prêtes à se fusionner. En témoigne cette pétition du collectif « Vos couleurs ! » qui, depuis septembre 2016, demandait une Union des Droites en vue des élections de 2017. Elle avait alors compté près de 15 711 signatures.

Les résultats du premier tour des présidentielles n’étaient donc plus faits pour impressionner. « Qu’un parti comme le Front National soit au second tour m’impressionnera toujours, et, en même temps, je m’y attendais, affirme Valérie Igounet. Vu le contexte, ce résultat était plus que probable. »
L’Illusion Nationale, c’est donc avant tout un livre de rencontres, plein d’humanité, où l’objectif du photographe nous offre l’émotion de visages dans toute leur nudité. Des rencontres qui ont pu toucher ou non, marquer, laisser des traces ; et Valérie Igounet n’hésite pas à avouer qu’elle a parfois eu du mal à tenir le micro. Le livre a été présenté dans les trois grandes villes avec d’excellents retours des protagonistes et peu de débats à sa publication : « On n’est pas grand-chose, mais on est quand même quelque chose » disent-ils aux auteurs. « Ils avaient enfin l’impression qu’on s’intéressait à eux en tant que personnes, poursuit Vincent Jarousseau. Il faut arrêter avec la diabolisation de l’électeur Front National, ça ne sert à rien. Notre rôle était au contraire de les restituer dans toute leur authenticité ; là, ils étaient entendus. »
L’Illusion Nationale, un livre pour comprendre, sans jugement ni prise de hauteur, une page blanche offerte à ceux que l’on stigmatise sans leur laisser le temps de s’exprimer. Les visages qui défilent en noir et blanc sur des pages entières sont bouleversants de cette simple humanité que l’on oublierait parfois de reconnaître. Comme l’écrivait Albert Camus dans les dernières lignes de la Peste : « il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu’à mépriser. »

© DNA
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