Hope Mokded est une artiste tunisienne engagée au travers d’associations, de collectifs ou de son travail. Plasticienne et réalisatrice, elle s’intéresse particulièrement à la place de la femme aussi bien dans son pays d’origine que dans le reste du monde. Après des études d’arts à Tunis, Hope Mokded se spécialise sur la question des violences faites aux femmes, à Strasbourg. Après avoir exposé aussi bien à Tunis, à Bruxelles qu’à Venise, l’artiste est de retour à Paris pour son exposition Violence.
Combien de peintures sont exposées dans le cadre de votre exposition Violence ? Combien de temps cela vous a pris ?
Dans Violence, j’ai choisis douze peintures, dont une est un diptyque de grand formats. Ma recherche sur l’image de la violence a commencé depuis 2011 mais ma réflexion et mon travail sur le projet violence ont commencé à partir de septembre 2019. Dans le cadre de la journée mondiale des droits de la femme, je vais projeter onze courts métrages.

Qu’entendez-vous par « Violences invisibles » ?
La violence invisibles dont je parle dans mon travail, c’est la domination masculine, les violences psychologiques et le harcèlement moral.
Dans le livre de Christine Delphy, Classer, dominer Qui sont les autres ? paru en 2008, dans le premier article intitulé ‘Les Uns derrière les Autres’, Delphy traite de la marginalisation, de l’oppression, de la domination et de la normalité. En effet, l’opposition entre femme et homme s’est construite parallèlement à la hiérarchie, donc la division sociale est hiérarchique : elle oppose les supérieurs aux inférieurs, les hommes aux femmes. Selon Christine Delphy, cette hiérarchie est née à cause du « rejet de l’autre ». Ce rejet de l’autre, cette « haine du différent », selon elle, ne sont pas « naturels » dans le sens où ce n’est pas la nature humaine qui en est responsable, mais c’est la société, qui a créé cette notion de « l’autre ».
Les rencontres avec les gens qui influencent nos vies : il y a ceux qui nous poussent vers l’avant. Malheureusement, il y a aussi ceux qui veulent nous faire du mal. Faire du mal sans laisser de preuve. La violence psychologique peut arriver à démolir l’être humain. Elle peut causer dépression, confusion, perte d’estime de soi, état de choc, perte d’identité, peur, isolement et pousse même au suicide. La violence perverse se remarque souvent dans le cadre privé tel que le couple et la famille. Quoique cette violence peut être présente aussi dans le cadre de travail ou d’étude.
« Un individu peut réussir à démolir un autre par un harcèlement moral. Il arrive même que l’acharnement se termine par un véritable meurtre. »
Pourquoi avoir choisi de vous focaliser sur les violences invisibles ?
Effectivement dans ma précédente exposition Vulvnérable, je me suis concentrée sur la violence invisible, la domination masculine et le harcèlement moral. Mais cette fois, avec mon exposition Violence, j’ai mis en image la violence visible et invisible. Nous remarquons le sang dans les tableaux, le bleu dans les yeux, les ciseaux, les crochets, l’excision et les traces sur le corps. J’ai donc essayé d’aller plus loin pour choquer le spectateur.

Vos tableaux sont plutôt “sombres” en termes de couleur et de signification. Est-ce un parti pris ? Êtes-vous pessimiste quant au devenir des femmes et au changement de mentalité ?
Oui j’ai eu des remarques de la part de quelques spectateurs qui m’ont dit que mon art est gore. Que je montre beaucoup la mort, les bleus et les cadavres. Que mon art est sombre dans le sens où il traite des problématiques difficiles à en parler. En même temps, dans la palette des couleurs, j’ai essayé d’expérimenter une diversité des couleurs et de créer des contrastes entre le corps des femmes et l’environnement qui les entoure. Dans mes tableaux, nous remarquons aussi un halo de lumière, en doré, qui entoure les victimes pour les valoriser et les sacraliser.
Je suis très optimiste en ce qui concerne le devenir des femmes et au changement de mentalité, en observant ce qui se passe par exemple en Tunisie. Il y a la naissance de deux mouvements féministes radicaux intersectionnel « Falgatna » et « Ena zeda », et ce, à l’instar de ce qu’il se passe dans le reste de monde arabe où il y a de plus en plus de mouvements féministes qui apparaissent.
En France, il y a de plus en plus d’associations et de mouvements féministes créati.fs.ves dans leurs luttes. A titre personnel, il y a des artistes qui accuse la violence et le viol et la pédophilie, telle que la réaction d’Adèle Haenel qui a quitté la salle Pleyel après la remise du César à Roman Polanski pour la réalisation de « J’accuse », qui redonne beaucoup d’espoir.
Quelles réactions espérez-vous de la part des personnes qui se rendent à votre exposition ?
J’ai l’ambition de choquer, de questionner et d’accuser le voyeurisme des spectateurs, de les mettre face à cette brutalité causée par les hommes. Mon désir est qu’ils prennent enfin leur part de responsabilité face au silence qui entoure la violence faites aux femmes
Pouvez-vous nous expliquer un de vos tableaux de l’exposition Violences invisibles ?
La mer rouge tout d’abord est un diptyque qui parle de l’histoire de deux femmes qui sortent de la mer sanguine après avoir parcouru un long chemin plein d’atrocités. Toutefois, elles ont survécu. Un halo de lumière entoure les femmes et les sacralise. La lumière symbolise la résilience, le dépassement du trauma. Mais d’autres femmes et d’autres corps n’ont pas réussi à dépasser ce chemin et se sont transformés en cadavres. La présence d’animaux symbolise la possibilité d’une existence égalitaire entre tous les êtres vivants.

Il existe dans ce tableau un aspect très mythologique/biblique avec la mer de sang, les pyramides…
Les flèches et les croix sont une référence à Francis Bacon. Dans d’autres tableaux, cette référence apparait au travers de la présence des corps disloqués. Dans cette œuvre, pour parler du parcours vécu par les femmes, de leur mouvement et d’où elles viennent, ces personnages ont un visage générique, sans expression, sans yeux pour pouvoir se projeter dans ces corps sans visage.
Au niveau du traitement pictural, les touches de peinture acrylique se superposent pour créer les corps et les vagues de la mer, l’encre rouge coule symbolisant la coulure du sang.
J’ai aussi utilisé une texture de sable en bas du tableau pour accentuer l’idée de la mer.
Par rapport à la composition, il existe une symétrie mais en même temps un déséquilibre quant à la multitude des corps existant dans la partie gauche du diptyque.
J’ai mis beaucoup d’énergie dans cette œuvre. Je l’ai travaillé d’une manière obsessionnelle. Je l’ai choisis car elle est pleine de symbolisme et elle résume les problématiques abordées dans cette série « Violence ».
Vous avez exposé en France, en Belgique mais aussi en Tunisie. La réception vis-à-vis de vos œuvres est-elle semblable ?
En effet, j’ai exposé l’été dernier la même série Vulvnérable à Tunis dans la galerie el teatro que j’avais déjà exposé en février dernier à Paris à violette and co. Les personnes que j’ai touché à el teatro sont des habitués de l’art et aux galerie donc la présentation de la vulnérabilité des vulves a choqué mais n’a pas heurté les mœurs. J’espère aller plus loin en Tunisie dans des lieux plus accessibles par tout le monde.
Par contre, avec cette dernière exposition Violence, j’ai pu toucher plus de monde qui ne sont pas habitués à aller à des expositions. Ainsi, j’ai pu avoir beaucoup de discussions et de critiques enrichissantes et inspirantes.

Considérez-vous que l’art est un moyen d’agir sur les personnes ? et dans ce cas présent, pensez-vous que votre exposition ait le pouvoir de faire prendre conscience aux personnes des violences Invisibles ?
L’art a toujours eu des artistes et des collectifs engagés qui considèrent qu’il est un moyen d’agir sur les personnes, tel que les artivistes, les situationnistes ou encore les artistes féministes.
À travers mon exposition, j’ai essayé de choquer, bouleverser et questionner le spectateur, de le mettre face à l’atrocité faite aux femmes en réalité. Face à mon exposition le spectateur ne peux plus fuir.
Où puisez-vous votre inspiration ?
Je puise mon inspiration dans l’histoire de l’art féministe, telles que les artistes Marina Abramovic, Gina Pane, Mouna Hatoum, Niki de Saint Phalle, Georgia O’Keeffe ou bien sûr Chantal Akerman
Mon travail d’auto-filmage sont des autofictions inspirées de mon vécu. Serge Doubrovky a créé le terme « autofiction ». Il écrit : « L’autofiction est la fictionnalisation du vécu par la manière de l’écrire. » Cette citation explique le pouvoir de l’autofiction à se réinventer, à fouiller dans son propre vécu, à redonner vie et à mettre en action des souvenirs. Chantal Akerman a utilisé cette technique dans certains de ces films.
Quels sont vos futurs projets ?
Mes prochains projets sont : en cinéma, un film intitulé Build up sur la violence faites aux femmes et aux enfants. J’ai aussi un projet sur les maladies psychologiques au féminin qui sera lui un projet d’art plastiques qui sera réalisé avec différentes techniques (gravure, peinture, écriture, installations sonore et montage photographique ainsi que du collage). De cette manière, je souhaite pousser encore plus l’exploration autour de tous les aspects des violences faites aux femmes et de toutes leurs conséquences.
L’exposition Violence d’Hope Mokded est disponible jusqu’au 1er juin, au centre LGBTQI+, 63 rue Beaubourg, 75003, Paris.
Image à la Une La mer rouge,115×140, acrylique sur toile, 2020. © Hope Mokded