Marie Rouzin – « le théâtre est l’art idéal »

« Un soir, cachée dans l’obscurité d’un bois, perdue et sans attache, sans recherche, (avais-je même un corps?) j’ai entendu des voix qui s’éparpillaient au milieu des feuillages.« 

Circulus s’ouvre sur un battement de paupière subit ; celui d’un regard silencieux sur un monde tapageur. De cette narratrice qui nous tiendra la main tout au long du récit, nous ne saurons jamais rien, si ce ne sont des bribes d’émotions éparses. Muette, solitaire, presque invisible, nous la retrouvons échouée dans un bois où s’agitent des voix diverses. Telle une naufragée sur une île à découvrir, cette voix inconnue est un corps fantomatique qui erre dans un récit cacophonique. Et le monde lui apparaît dans toute sa nudité avec autant de force que sa propre présence est une absence aux yeux des autres. A son réveil, on se dispute autour d’un corps ; celui d’une vieille, morte et recroquevillée dans une caisse en bois. Scène disparue aussi vite qu’elle nous est apparue : voici à présent notre narratrice suivant les traces d’Andronica. Quel étrange prénom que celui de cette femme. A la fois poétique et brut, il nous incite inconsciemment à donner à ce personnage flamboyant les traits d’une Andromaque vigoureuse, mère modèle et femme combattante. Andros, l’homme, Niké, la victoire. Un nom mythique pour une femme invincible. Justement, Andronica est enceinte. Elle attend deux enfants d’une relation forcée dont elle entend bien tirer réparation. Jamais décrite, elle nous apparaît uniquement à travers les sursauts de son corps sur le point de donner la vie, de sa colère fougueuse qu’elle projette partout autour d’elle. A défaut d’avoir des droits, Andronica a une histoire : celle d’une beauté en colère, une femme combattante prête à tout pour être reconnue et offrir à ses enfants autant de dignité qu’elle a de verve.

Elle accouchera dans la douleur dans la roulotte de la vieille Sybille. Le regard admiratifcvt_circulus_530 de notre narratrice muette offre le spectacle d’un corps déchiré, hurlant de douleur, dont finiront par s’échapper deux jumeaux, Achille et Ido. Redevenu tranquille et pur, le corps d’Andronica a tout à coup les apparences d’une madone nourrissant ses enfants dans un apaisement nouveau.Mais seul le père de ces enfants peut valider leur nom. Et comme la vieille Sybille tempête pour changer Ido en Auguste – un « nom de clown » pour la mère- la jeune femme décide de partir à la recherche de son bourreau pour obtenir la reconnaissance de ses enfants. Et notre narratrice sera sa première compagne de voyage.

Alors que le pèlerinage d’Andronica touche à sa fin, un nouvel événement bouleverse son objectif. Au bord de la route, un homme s’immole sans parole, sans protestation. Y succède alors une nouvelle bataille menée par la nouvelle mère. Une bataille pour leurs droits qui réunit femmes, ouvriers, gens du cirques, figures sans nom. Et si  notre narratrice muette est trop silencieuse pour ces manifestations tapageuses, elle finira par trouver sa place dans ce monde où elle n’est que spectatrice.

« Elle sera le témoin de tout ce que je vais faire pour que mon enfant ait un nom digne, un nom d’homme. »

Les deux femmes entament ainsi une traversée à la périphérie  digne de l’Odyssée. La première muette autant que la deuxième est volubile, elles nous entraînent sur une route où l’humanité toute entière est donnée à voir dans son plus simple appareil. Dénuée d’artifice, de mensonges ou d’apparats, elle existe dans son dépouillement le plus complet. Nous y découvrons des réfugiés, des prostituées, des mendiants, des abris précaires, des sans papiers exploités au cœur de grands travaux. Mais aussi des morts, des corps sans nom, des identités envolées. Et puis, au fur et à mesure de leur traversée, d’autres femmes et d’autres hommes se joignent à ce cortège bigarré. Teli, la veuve d’un immigré mort sur un chantier, ajoute une touche de douceur à ces figures violentes. Tara, quant à elle, est une migrante qui a fui la guerre pour retrouver les combats d’un pays qui la rejette. On fait sa rencontre à l’entrée d’une bouche de métro, où elle maudit le monde entier dans un monologue assourdissant. Odyn et Faustin, figures douces de l’homme, sont des SDF installés sur le bord du périphérique. Sur ce tableau essentiellement féminin où la virilité côtoie la monstruosité, ceux deux frères dont se réconcilier les combats de tous les sexes.

Le roman de Marie Rouzin se déroule comme un long poème où l’on souffre, rit, pleure et s’exclame au gré de ses personnages. Parfois effréné, parfois indolent, le rythme des pages est seul maître des intentions du lecteur. Avec une écriture crue, présente parfois jusqu’à la violence, l’auteure nous entraîne dans un voyage initiatique porté par la figure époustouflante d’Andronica où l’on va à la rencontre de ces être « aux pieds couverts de poussière« . Sombre et terrible, plein d’espoir pourtant, leur monde est comme une peinture de Van Gogh :  à la laideur des personnages répond leur fureur d’exister. C’est aussi un manifeste du corps ; corps souffrant sur le point de donner la vie, corps libéré, corps d’une mère nourrissant ses enfants, « son armée« . Dans ce roman écrit comme un jet, la mort côtoie la vie, la lâcheté côtoie la révolte, le vide la naissance et l’injustice la cruauté. Au cœur de ce tableau où les contraires s’épousent dans un fracas assourdissant, les mots et les rencontres parsèment de tendres touches de clarté.

Si Circulus se lit comme un roman moderne où le féminisme et la résistance sociale sont palpables à chaque page, son auteure affirme qu’elle ne s’en est aperçue qu’à la publication de son manuscrit.

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Marie Rouzin © Johann Costenoble

Née en 1978 à Bayeux, Marie Rouzin signe là son premier roman. Après être passée par l’administration culturelle, le cinéma, ou encore la danse, elle est aujourd’hui professeur de lettres modernes à Mantes-la-Jolie. Sa passion pour la littérature ? Si l’auteure admet avoir toujours eu un lien avec celle-ci, elle reconnaît devoir cette passion à un professeur de lycée qui lui a fait redécouvrir cet univers. Une passion qu’elle a poussée jusqu’à l’université Paris 8 où elle signe un mémoire sur Antonin Artaud. »Au début, tout est parti de la naissance d’une colère, l’image de la femme dans une colère brute. Une colère sans objet réel. La suite est venue au fur et à mesure. » Comme son écriture qu’elle n’imaginait pas violente, Marie Rouzin a laissé sa plume courir sur le papier sans s’imposer d’objectif. Une idée seulement : dire quelque chose sur la domination. Non seulement celle des hommes sur les femmes, mais aussi celles des employeurs sur les employés, la société sur les sans papiers, les riches sur les pauvres. La violence dans sa définition la plus globale. Sur cette narratrice qui fascine à la lecture, l’auteure répond par un sourire : « Moi-même, j’ai pris du temps à lui trouver sa place. On la découvre perdue dans les limbes, et puis elle y reste. On voit tout à travers ses yeux, mais personne ne la voit. Personne ne l’entend, même quand elle ose crier. C’est un personnage qui n’a pas de place dans la révolte. Et même si elle finit par trouver sa place dans les dernières lignes du roman, cet espoir est relatif. Finalement, que va-t-il lui arriver ? » Ce personnage, c’est aussi le moyen trouvé par Marie Rouzin pour éviter le roman omniscient à la troisième personne : tout décrire sans entrer dans les pensées des autres. A la nudité du visible répond la pudeur de la pensée.


«Vous, les hommes, tous les hommes, je vous maudis. J’ai traversé les déserts, et la mer, et des routes, encore et encore, et j’ai trouvé ici une terre plus dure encore. Liberté je te maudis. Et vous, les oiseaux, qui m’avez accompagnée, pourquoi ne m’avez-vous rien dit, je vous maudis.» 

Au départ, confesse Marie Rouzin, je n’avais que des personnages féminins. « C’est étrange, explique-t-elle, mais je n’ai pas tout de suite pensé à l’héroïsme masculin. Toute ma vie, j’ai rencontré des femmes héroïnes. J’ai ressenti cette énergie des femmes combatives, des femmes fortes. Et puis, c’est dur d’écrire sur un homme en tant que femme. On met un peu de soi dans ses personnages« .  

On sent une relation très forte entre l’auteure et les êtres de papier auxquels elle a donné naissance.  Elle en parle d’ailleurs comme s’ils existaient en dehors d’elle-même ; comme si, en leur donnant forme, elle avait signé leur acte d’émancipation. Andronica l’énerve parfois  mais la fascine par son courage. Tara ? C’est cette femme de tous les jours que l’on peut croiser dans la capitale. A elle seule, elle représente celles et ceux que l’on regarde du coin de l’oeil lors de leurs grands monologues dans le métro : « ceux qui nous gênent parce qu’au fond, malgré leur outrecuidance, nous savons qu’ils disent vrai. Ils lèvent le voile sur notre mode de vie, cet individualisme qu’on ne veut pas entendre.« 

Surtout, elle insiste sur leur besoin de dignité : « ils ne sont ni beaux ni laids. Physiquement, ils ne sont pas grand chose. Mais ils ont quelque chose à dire, et cela commence par un besoin de reconnaissance » ajoute-t-elle. Un besoin qui va jusqu’à l’immolation de cet homme dont on ne sait rien. Un signe de révolte, mais sans revendication ; un signe vite oublié d’ailleurs. Comparant cet acte avec celui de Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant tunisien qui avait déclenché les printemps arabes en s’immolant par le feu en janvier 2011, elle poursuit :« L’immolation pour moi, c’est ce moment terrible où un être a atteint les limites de ce qui est humainement supportable. Il a atteint les limites de l’humanité. » 

Malgré ses goûts pour le roman, Marie Rouzin lui préfère le théâtre, « l’art idéal » selon elle. « Le théâtre, c’est plus puissant encore que le roman. Il amène sans cesse à créer et ressentir de grandes choses. Même si la littérature peut parfois avoir une dimension orale, c’est le théâtre qui pousse le plus loin la voix matérialisée. Il crée des images. Surtout, il nous fait vivre dans un moment présent dont on ne peut pas s’échapper. Alors qu’un livre, c’est différent : on peut le refermer et le poursuivre plus tard. »  C’est avec passion qu’elle nous entraîne dans les oeuvres qui la façonnent. De son amour pour les planches avec Roberto Zucco de Koltès au Discours sur la servitude volontaire de La Boétie, chaque oeuvre résonne avec une certaine puissance… qu’elle soit ancienne ou contemporaine. Marier Rouzin voyage dans la littérature toutes époques confondues : qu’importe, tant que les livres sont puissants. C’est une liberté face au livre qu’elle tente d’ailleurs d’insuffler à ses élèves.

Roberto Zucco De Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Richard Brunel en 2016 © Jean-Louis Fernandez

Ce n’est pas pour rien que l’auteure introduit son livre par une citation de Stig Dagerman. Tiré d’un texte rédigé peu de temps avant son suicide, il y affirme son indépendance. « C’est l’idée qu’on peut s’émanciper sans pour autant se consoler de la vie » conclut-elle. Circulus, c’est un roman circulaire sur cette attitude face à la vie. Un cercle de femmes, un cercle d’anonymes, de doutes, de violence aussi. Et au milieu, la pauvreté la plus dépouillée. Une pauvreté dépourvue de tout, mais empreinte d’une humanité bouleversante.

« Ecrire, c’est crier aussi. C’est hurler sans bruit » écrivait Marguerite Duras. Circulus, c’est un peu ça. Une voix silencieuse pour un cri bouleversant.

Photo à la Une ©  Johann Costenoble

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