Au cœur d’une reculée Jurassienne, ce petit village de 160 habitants, semble tout droit sorti d’un tableau d’Albert Schnyder, ou d’un croquis campagnard de Van-Gogh. Par les ruelles bordées de maisons en pierre et d’anciennes bergeries, on retrouve tout un monde, tout un mode de vie que l’on a oublié, loin du rythme épuisant de la ville. Face aux scènes dignes des récits de Pagnol, on réapprend à vivre avec authenticité et autonomie, comme les habitants du village. Village dont on sort comme d’un voyage en utopie.
« Et vous ne savez pas si quelqu’un vend des œufs dans le village ?
La vieille femme essuie son front ridé d’un revers de manche.
– Oh, non, moi je sais pas… Enfin, moi j’ai trois poules, mais c’est pour ma famille et moi. Et puis, c’est que c’est tellement bon, les œufs à la coque. C’est si chaud. Enfin, c’est sûr que c’est pas pareil dans les grands magasins, hein… Au moins, moi, je sais d’où ils viennent, mes œufs.
– Eh bien, justement, si vous en vendiez, ça pourrait très bien marcher. Les gens préfèrent ces œufs là que ceux des magasins.
– Pour quoi faire ? Si j’les vendais, mes œufs, j’aurai juste à aller acheter d’autres œufs en grande surface pour les manger. Alors que si je mange mes œufs à moi, c’est beaucoup plus rapide. En plus mes poules, elles pondent pas beaucoup à elles trois.
– Elles sont belles aussi vos pommes de terre…
– Ah, oui, c’est des Roseval, elles sont rouges, mais c’est pareil, c’est pour mes enfants et moi, elles sont pas à vendre. Faut vite que je rentre chez moi, sinon le chien il va se sauver… »
C’est cette mentalité que l’on retrouve souvent chez les habitants de Baume, eux qui se disent « habiter au bout du monde. » Ici, la quasi-totalité des habitants s’occupe d’un vaste potager, et parfois quelques chèvres et brebis, chacun ayant donc suffisamment de quoi vivre indépendamment des commerces. L’industrie et le commerce ayant donc très peu d’intérêt pour le village, celui-ci peut bénéficier d’un patrimoine et d’un environnement encore très préservé. C’est d’ailleurs ce qui fait la fierté des habitants pour Baume et le Jura… Chez les anciens, bien-sûr, mais tout autant chez les jeunes Jurassiens.

Un paysage typiquement jurassien…
Parmi eux, Baptiste Mougeot, natif du Jura et amoureux du patrimoine a accepté de partager ses connaissances du territoire. Après des études de droit et d’histoire à Lyon, il travaille depuis 5 ans à l’Office de Tourisme de Baume-les-Messieurs… « Moi, je suis amoureux de Baume et du Jura. J’aurai toujours un lien particulier avec le village » nous confie-t-il. D’un geste, le jeune passionné désigne les parois rocheuses du cirque qui surplombent les alentours : « Ce qu’il faut retenir comme particularité géologique du Jura ce sont ces reculées qu’on a partout. C’est vraiment typique. Il faut imaginer qu’il y a 50 millions d’années, jusqu’à il y a quelques centaines de milliers d’année, ce qui est un claquement d’œil en termes géologiques, il y avait encore un glacier ici et avec le gel et le dégel, il a fondu sur sa base, ce qui a créé la reculée à l’extérieur. »
Quant aux Grottes de Baume, elles accueillent de nombreux visiteurs chaque année. Elles forment une des plus belles pièces de la reculée. A 120 mètres sous le sol, elles présentent de longues galeries souterraines sous d’impressionnantes arches de roche, mais aussi un lac souterrain. La visite guidée permet également d’apercevoir des chauves-souris, ou encore des « Rimicaris Exoculata » (niphargus), des crevettes aveugles vivant dans les eaux souterraines. « Les grottes que l’on visite, c’est un parcours touristique de 600 mètres, décrit Baptiste Mougeot. En fait, on n’en a pas encore trouvé la fin. Les géologues et spéléologues ont cartographié entre 15 et 22 kilomètres de galerie. Elles pourraient même relier d’autres galeries karstiques de réseaux voisins, peut-être même des lacs souterrains. »
La Cascade de Baume-les-Messieurs, située au fond de la reculée est aussi un atout du lieu. Alimentée par le Ruisseau du Dard qui prend source dans les Grottes, elle coule sur une roche creusée de nombreuses cavités et galeries. Cette roche calcaire, le Tuf, est très fragile, ce qui fait de ce site un lieu à protéger. C’est cette même roche qui donne son nom à une autre cascade, vers Planche-près-Arbois, un village voisin de Baume : la Cascade des Tufs.
Ce sont ces paysages typiquement jurassiens qui ont servi de lieu de tournage à l’adaptation libre des Misérables au cinéma, par Claude Lelouch, dont une bonne partie a été tournée à Baume-les-Messieurs.

Une histoire directement reliée à son Abbaye
« Ce n’est pas pour rien qu’il y a une abbaye derrière nous : aux VIIIème-IXème siècles, les moines voulaient se couper de tout, raconte Baptiste. Après avec le développement, Baume-les-Messieurs est devenu une grande place à la fois d’un point de vue religieux avec l’abbaye, sur le plan politique avec Cluny, mais aussi sur le plan économique car les moines qui y vivaient étaient de très haute aristocratie. Pour y rentrer il fallait montrer huit quartiers de noblesse, tant du côté du père que de la mère. Ce n’était pas pour former une élite mais pour amener des dots comme les femmes à leur mariage, car les moines, eux, se mariaient avec l’Eglise…D’ailleurs, à l’origine, Baume-les-Messieurs s’appelait Baume-les-Moines, Baume venant du latin « Balma », la grotte. C’est au XVIII ème siècle (1759) que les derniers moines abandonnèrent définitivement la règle de St Benoît et quittèrent de ce fait la vie monastique, pour devenir des prêtres séculiers et prendre le titre de chanoines. Ces derniers adoptèrent un mode de vie beaucoup luxueux et confortable, en phase avec leurs origines aristocratiques. Ainsi, Baume-les-Moines se change en Baume-les-Messieurs, titre de courtoisie en usage pour désigner ces nobles personnages.
C’est en 888 que commence l’histoire de Baume-les-Messieurs et de son abbaye. Le roi de Bourgogne, Rodolphe Ier, fait don de Baume à l’Abbé Bernon, un riche aristocrate, ancien moine du monastère de Saint-Martin d’Autin. C’est alors en 909 que Bernon fonde l’Abbaye de Cluny avec six moines de Baume et six autres de Gigny. Et ce n’est pas un coup d’essai : en 890, le riche abbé avait fondé le monastère de Gigny sur ses propres terres pour y faire appliquer la règle de St Benoit. Quant à l’ « Abbaye Saint Pierre de Baume les Messieurs », elle existait bien avant celle de Cluny, sous le nom de Cella de Baume. Reconnue comme Abbaye en 869, elle est à l’origine de la fondation de Cluny.
« A partir du XVIème siècle, poursuit le passionné d’histoire du Jura, Baume reçoit le titre d’abbaye impériale par Frédérique de Barberousse, empereur du St Empire Romain Germanique. » En effet, l’abbaye menace de se soumettre à celle de Cluny. Pour préserver son indépendance, Frédéric Barberousse, l’empereur Romain Germanique et ennemi politique du Pape soutenu par Cluny, met toute les chances du côté de Baume. Mais finalement, elle devra se soumettre en 1177. « Ici, on n’est Français que depuis 1678 officiellement, sous Louis XIV. Ça montrait vraiment qu’on était un symbole de richesse, l’emprise politique et économique de l’abbaye. »
Tous ces conflits entre noblesses au sein du Clergé ont de quoi nuancer l’image stéréotypée du moine volontairement appauvri et désintéressé. D’où, certainement les deux clefs de Saint Pierre en « sautoir » sur champ azur du blason de Baume, symbole du pouvoir économique et politique du Pape… Au XVIIIème siècle, les moines de Baumes, nobles, abandonnent leur vie monastique. En 1793, l’abbaye est sécularisée et devient complètement Bien National. Ses appartements sont revendus aux habitants de Baume, et durant la Révolution Française, le village portera provisoirement le nom de Baume-le-Jura.
Un village sous l’emprise du tourisme de masse
Ils étaient trois à se promener près de l’Abbaye, vers neuf heures du matin, heure à laquelle les touristes sont encore assez rares dans les rues de Baume. Des Touristes ! Je le sais, je le sens ! Ils ont l’air un peu perdus. D’abord l’homme, dans les méandres des possibilités numériques de son téléphone portable, mais également les deux femmes, en jean et talon. Alors que je m’apprêtai à passer mon chemin rue Villeneuve, l’une des femmes m’interpelle :
-Excusez-moi, vous êtes du coin ?
-Non, pourquoi ?
-Vous savez pas où elle est la cascade ?
-Laquelle ?
-La cascade de Touffe, touche, Tuche, quelque chose comme ça ? Ce n’est pas dans le village ? »
Le Jura est de plus en plus victime du tourisme de masse. Et parmi les endroits les plus touristiques, Baume-les-Messieurs accueille des centaines de milliers de visiteurs chaque année. L’économie de ce village est essentiellement tournée vers le tourisme.
« Généralement les gens viennent chercher quelque chose de différent de chez eux : montagne, nature, terroir. Il y a beaucoup de visiteurs qui viennent du Bassin Parisien, d’Alsace et du Nord de la France, explique le jeune guide touristique. Ce qu’ils recherchent c’est sortir de l’image de la ville. Ils veulent vraiment la « vraie France » : le petit village avec son clocher au milieu, sa nature, ses habitants qui ne sont vraiment pas pressés et slow life. Ils veulent quitter le métro boulot dodo et prendre le temps de vivre. Pendant le confinement je crois qu’on a tous vécu un peu comme ça, on a tous pris le temps, que ce soit en ville ou à la campagne. »
Preuve en est que cette année, le Jura est dans le Top 3 des destinations touristiques en France, avec l’Ardèche et la Dordogne. Un succès qui n’est plus un secret pour le jeune homme : entre l’attrait médiatique de plus en plus important et les nombreux labels détenus par le village (Natura 2000, plus beau village de France, site clunisien, site cistercien…), les lieux ont de quoi attirer. « Les Jurassiens sont très chauvins, on aime énormément notre territoire. C’est notre identité. On a vraiment plaisir à le présenter et à le défendre. Je ne suis pas un militant du patrimoine, mais c’est vrai que j’ai une fierté à présenter nos merveilles et montrer que le Jura ce n’est pas ce qu’on disait encore il y a 10 ans : « un endroit où il pleut, où y a que des sapins et des consanguins. », rit-il. On a des villages très chouettes et des paysages incroyables, tous différents. Pour nous, tout est basé sur la qualité de l’expérience. »
Mais si le tourisme du Jura est principalement tourné vers la randonnée, l’écotourisme et la découverte du patrimoine, une partie de plus en plus importante des touristes ne profitent pas de leur séjour et mettent en danger l’environnement… « Il y a les visiteurs et les touristes. Les visiteurs, ils viennent pour prendre le temps d’une expérience, d’un séjour, mais les touristes, eux, ils viennent consommer leurs vacances. Pour moi, un touriste, c’est quelqu’un qui va arriver en voiture, prendre une photo de Baume et repartir. »

Pour Baptiste Mougeot, c’est justement cette minorité consommatrice qui pose problème. Celle-ci va d’ailleurs crescendo et menace la qualité de séjour des visiteurs. « Il ne faudrait pas que ce plaisir soit gâché par un tourisme de masse. C’est aussi notre rôle de faire de la prévention de ce point de vue-là. Mais ce n’est pas facile. »
Si la tout à fait banale anecdote des « Touristes qui cherchaient la Cascade des Tufs » prend place ici, c’est parce qu’elle concorde tout à fait avec les dires de Baptiste Mougeot. Ces dernières années, la cascade des Tufs a subi un regain d’intérêt massif qui menace sa préservation. Et pour cause, pas besoin d’énormément de temps pour un selfie avec la célèbre cascade, sans accorder un seul regard à cette dernière. Plus une nanoseconde n’est utile près de cette féérie qui se dégage du lieu. Et c’est justement le concept de « profiter », qui se perd chez certains touristes.
Un but : préserver la beauté du Jura
Le flux bruyant d’automobilistes et de motards à l’entrée du village et près de la place de l’Abbaye, à un certain moment de la journée, gène énormément les habitants de Baume, habitués au calme constant. La circulation est de plus en plus importante…
« En ce moment, le tourisme est encore à peu près gérable. Mais ici, entre le 14 juillet et le 15 août on arrive à des journées où ce n’est plus possible. On a 2 km de bouchons, la gendarmerie est obligée d’intervenir. On peut faire 800 personnes d’accueil en une journée et c’est trop. Pour les gens qui habitent à proximité ce n’est pas vivable. On ne peut pas accueillir des gens qui arrivent sur un chemin goudronné et repartir en voiture. On réfléchit à un plan quinquennal sur comment accueillir au mieux les visiteurs parce qu’on ne pourra pas réguler.
Dans cette optique, la mairie réfléchit à un plan de parking à l’entrée de la reculée, ce qui permettrait d’avoir un village le plus piéton possible, agrémenté au mieux de navettes électriques. Evidemment, ce projet pour un village de 160 habitants implique des coûts importants, y compris si celui-ci peut compter sur de nombreux soutiens, comme l’Europe, la région et le département.
« Préserver l’écosystème du Jura nous ramène à notre source, à nos racines… »
« Ce qui est important pour les habitants de Baume c’est de ne pas tomber dans Disneyland. » Et Disneyland, pour les Jurassiens, c’est devenu le surnom de l’endroit le plus touristique du Jura : Les Cascades du Hérisson. Sept magnifiques cascades alimentées en eau par la Rivière du Hérisson. Mais le randonneur faisant preuve d’un minimum de bon sens est souvent bien plus impressionné par l’océan de touristes et de flashs que par les cascades. Car chaque année, ce sont plusieurs milliers de téléphones portables clignotant et mitraillant chaque point de l’endroit. « Je n’y suis pas allé en été depuis 15 ans, se souvient Baptiste Mougeot. Les petits chemins qu’on prenait pour passer sous les cascades ne sont plus possibles d’accès, car le parcours est trop balisé. Les petits sentiers se sont affaissés, des pierres sont carrément polies. De manière générale les gens sont encore assez respectueux, mais en août on a beaucoup de familles qui s’imaginent qu’elles vont juste venir et consommer le lieu, consommer les cascades, en tong et short, qui se jettent à l’eau alors qu’il y a de la tuf, c’est très fragile, s’énerve-t-il. Ça ce n’est pas possible. »
Si les Jurassiens aiment à faire découvrir leurs merveilles, le tourisme de masse les inquiète. Ainsi, la majorité des nombreux projets de la commune de Baume vise à réduire les problèmes que cause le tourisme et à mettre en avant la qualité de séjour plus que la consommation de l’environnement. « Nous avons plein de projets, nous apprend Baptiste. D’abord, on réfléchit à comment faire vivre un séjour centré sur les attentes des personnes, à la fois sur le patrimoine historique, naturel, sur le terroir. Comment le valoriser, rendre l’expérience la plus humaine possible. On veut vraiment valoriser les producteurs. »

« Dieu merci on n’arrivera jamais à un club MED ! »
Et pourtant, le cauchemar d’un système aussi touristique a bien failli devenir réalité : « A l’époque ils voulaient faire un Center Parcs entre Poligny et ici, la population a lutté contre, se souvient-il : c’est une bulle dans la nature qui est totalement détruite et reconstruite dans une serre chauffée à 30 degrés toute l’année. Il y a la question de l’approvisionnement en eau, puisque le parc est essentiellement aquatique, alors qu’on a de moins en moins d’eau et que les cascades sont à sec. »
C’est en 2007 que Gérard Brémond, président du groupe Pierre & Vacances, grand opérateur touristique, propose la construction d’un village Center Parcs à Poligny, dans la forêt des Tartaroz. Un véritable scandale écologique, d’abord pour l’utilisation importante d’eau et pour la destruction du site naturel. La population s’oppose directement au projet, alors que le maire de Poligny l’approuve. Une association de défense de l’environnement, le Pic Noir, nom emprunté à l’espèce d’oiseau menacée de disparition si le projet touchait à son but, se forme alors pour s’opposer à Pierre & Vacances. Le conflit dure des années, et est l’objet de rebondissements incessants, attisant toujours plus la tension qui naît entre les Jurassiens conscients du scandale et l’entreprise touristique.

Les habitants de Poligny se souviendront certainement de l’Epiphanie de l’année 2019 organisée par le Pic Noir, avec le « Défilé de la Caravane des trois Rois Nazes » : Bigbazar, Gazpart et Bulleschlore, offrant des présents au Center Parcs ! Entre autres, du gaz. Un énorme pied de nez au géant du tourisme, mais aussi une leçon aux industriels pensant pouvoir consommer et exploiter à volonté l’environnement.
Après maintes discussions houleuses, le 26 avril 2019, le Tribunal de Besançon se déclare favorable au Pic Noir. Le projet semble alors être définitivement abandonné. Pourtant, l’idée du Center Parcs sur les hauteurs de Poligny n’a jamais été rejetée par Brémond. Treize ans après la naissance du conflit, le Pic Noir et la presse affirment que le projet est toujours d’actualité, et la forêt des Tartaroz, toujours sous l’emprise de Pierre & Vacances. Cette forêt pourrait donc encore se voir dominée par cette bulle géante au milieu des arbres, un crime écologique finalement dû au tourisme de masse et à la « consommation » du Jura…
Image à la Une : Crédits Michel Meyer