C’est un auteur qui ne cesse de nous surprendre depuis la découverte d’Une bouche sans personne en 2016. Encensé par la SGDL en 2018 pour Des mirages plein les poches, Gilles Marchand revient cette année avec un nouveau roman poignant au nom de la révolte et de la beauté. En librairie ce vendredi 21 août.
Découvrir un livre comme on découvrirait des visages, des voix, celles qui ne résonnent pas, celles qui n’ont pas de noms. A peine une existence ou une légitimité. Les sourires gênés par les moqueries et les préjugés ordinaires. Tout ce qui doucement nous efface.
Ça fait des mois que je veux parler de ce texte, Requiem pour une apache, troisième roman de Gilles Marchand. Je l’ai connu presque à ses premiers mots, quand l’auteur m’en a parlé à la terrasse d’un café. Qu’il m’en avait lu la première page qui sonnait comme un manifeste. La vengeance de tous ceux qui sont maintenus dans l’ombre. Les bigleux, les boiteux, les vieux, les rouquins, les immigrés… tous les méprisés, tous les offensés, humiliés par une cruauté devenue anodine, un ricanement universel auquel chacun doit se joindre, même au prix d’une blessure muette et d’un regard baissé. C’est la règle du jeu. On doit rester à sa place et accepter calmement que, doucement, on nous casse les rotules. Alors on vit courbés, pianissimo, en forçant les sourires pour qu’on ne voie pas les larmes. On s’excuse d’être là, d’être imparfaits, d’être laids.
Ecrire le chant des solitaires
« Je regarde tous les êtres solitaires… D’où viennent-ils ? A quoi appartiennent-ils ? » chante Paul McCartney dans Eleanor Rigby. Qu’y a t’il dans les silences ? Que dissimulent tous ceux qui se taisent, ceux qui se cachent, ceux que l’on cache ? C’est une question qui traverse l’œuvre de Gilles Marchand, depuis le narrateur d’Une Bouche sans Personne, planquant sa blessure intime, sa cicatrice derrière une écharpe. C’est là que se terrent les poèmes. C’est là qu’on peut transcender le monde. Dans la pudeur, l’humour, la fantaisie des contes. Mais derrière ces nuances souriantes, poétiques, cette inventivité et cette tendresse dingues, c’est le désespoir qu’on dissimule. Celle de ne pas être conforme et aligné comme le héros d’Un Funambule sur le Sable, qui doit vivre avec un violon dans la tête, ponctuant chacune de ses émotions, assumer ce curieux handicap.
Gilles se tenait toujours auprès des timides, des complexés, pour célébrer leur singulière beauté. Comprendre le monde avec leurs yeux, leur histoire, leur passé peut le réenchanter. C’est le bizarre qui permet de supporter la norme dans son esthétique, pas l’inverse. Et le chant des solitaires, des incompris, des réprouvés, aura toujours plus de puissance que celui des illustres, dans son univers.
Dans ce Requiem, ce qui change, c’est que plutôt que de rester à leur place, ils vont la revendiquer. Se relever littéralement. Et renverser l’ordre du monde. Ces personnages-là, tous ceux-là, on ne les oubliera jamais. Parce qu’ils sont un peu davantage. Parce qu’ils sont une colère et une légitimité qui prend conscience d’elle-même. Les désaxés et les rebelles sans cause ont fini par se trouver un symbole. Elle s’appelle Jolene. Elle est caissière. On ne la voit pas, on ne connaît pas son nom. Elle est un pion dans la grande machine, une galèrienne dans l’entrepont. On sait à peine qu’elle existe. Elle ne parle pas beaucoup. Elle a une grammaire approximative. Gilles la compare à Janis Joplin, avant qu’elle ne connaisse la gloire quand elle fut élue « le mec le plus laid » de son lycée. Son père, il repeignait la Tour Eiffel, elle en était fière. Mais il avait surtout un penchant pour la bouteille.
Une ode aux seconds rôles
C’est un chanteur sur le retour, Wild Elo, qui raconte cette histoire. Auteur d’un seul tube qui lui apporta la gloire et la disgrâce, l’ironie universelle dont on ne sait pourquoi elle vous tombe dessus. Un moment on vous applaudit et puis après on ricane parce que votre heure est passée. Il atterrit dans un hôtel, tenu par un type nommé Jésus. Il y prend ses habitudes. Se lie avec les familiers du lieu, Vieux John (un ouvrier que la dureté de sa vie a brisé, lui qui fabriquait des soupirs), Antonin qui trimballe partout son bizarrotron (pour mesurer l’étrangeté des circonstances), Marie-Pierre qui passe son temps à lire les encyclopédies qu’elle vend, Annie, qui a choisi de ne s’exprimer que par poèmes ou énigmes (ne voulant utiliser que des mots qui n’ont jamais été prononcés auparavant), Marcel, un ancien catcheur qui a pris trop de coups, Mario, un cuisinier qui a un faux accent italien, Bonnie et Clyde, deux vieux voleurs qui se planquent là, Alphonse qui un jour s’est littéralement liquéfié, Suzanne, l’odeur de l’endroit qui finit toujours par revenir.
Jolene se pointe là pour le Juke Box. Finissant par être nommée ainsi car elle écoute inlassablement la chanson de Dolly Parton. Et tout va changer.
Un jour un contrôleur du gaz vient relever les compteurs. Il n’est pas poli. Ils en ont marre qu’on leur parle mal. Qu’on n’aime pas son prochain comme soi-même, qu’on ne les considère pas. C’est ainsi que tout commence. Par un type qui a mal parlé et qu’on aura congédié sans ménagements. Quand ceux qui s’écrasent ouvrent une brèche qui n’en pouvait plus d’être fermée.
Ici il n’y a pas de héros. C’est presque une ode aux seconds rôles. A ces tronches comme on dit souvent. C’est un livre de tronches et de destins fourbus. A ceux qui ne sont rien, aux hommes faibles et merveilleux qui mettaient tant de grâce à se retirer du jeu auparavant. Sauf qu’ils existent. Sauf que c’est d’eux dont on se souvient, de Cyrano plutôt que du jeune amoureux falot à qui il soufflera ses mots. Certes ils peuvent être pittoresques, drôles. Il n’est pas rare d’ailleurs d’éclater de rire devant l’une de leurs loufoqueries. Mais l’humour, plus que jamais ici est une politesse. Ce qui anime ici Jolene et les siens, c’est la fin d’une résignation et l’histoire d’une prise de conscience. C’est une colère.
Dire « non » à l’absurdité du monde
L’absurde et le surréalisme viennent des gens intégrés : ce directeur de magasin qui ne s’exprime que par les anglicismes très en vogue chez les branchés de la com ou du marketing, cette présidente de l’association des riverains bourrés de certitudes et ne tolérant pas ce dangereux foyer incontrôlable dans un quartier jadis paisible, les agents de l’état et de sa tyrannie administrative qui met le feu au poudres. Quand les anodins et les effacés ne le sont plus, quand les misérables se réveillent, et prennent le souffle de leur grand soir jusque dans les humiliations qu’ils continuent de subir. C’est l’histoire de gens qui peu à peu disent simplement « non » à l’absurdité du monde et de leur condition.
Il y a l’alcool qui délie les langues et révèle les âmes. Il y a tout au long de ce livre le sentiment de faire partie d’un équipage, d’une nef des fous, d’un bateau ivre. Il y a l’art, le cinéma et la musique qui, peu à peu redeviennent à tout le monde. Il y a la grandeur et la noblesse que l’on rend à tous les privés d’honneurs. La beauté éclatante des feux qu’on croit éteints, des humbles qui sont éloignés des dorures, ceux qu’on ne voit jamais en une des magazines. Les disgracieux, les cramés, les triquards.
On les aime tous. Chacun prend une humanité, une épaisseur impressionnante. On lit ce livre comme on se trouve une bande d’amis, des gens que l’on connaît bien, vers qui on revient comme auprès d’un bon feu, le seul qui nous réchauffe un peu et qui ne nous juge pas trop. Alors on s’enivre d’être humain, d’être solidaire, en colère mais ensemble surtout. Quand toute la modernité tend à nous isoler.
En sortant de ce vieil hôtel, qui, de prime abord ressemblait à un bistrot miteux avec des clients qui avaient parfois dépassé leur date de péremption, j’avais envie de pleurer.
A la dernière page j’ai su que tous les amis que je me suis faits là allaient beaucoup me manquer.

Image à la Une : Crédits Libr’à Nous

2 commentaires