Pour la troisième année consécutive, Sébastien Spitzer fait partie des attendus de la rentrée littéraire. Cette fois encore, il excelle dans le genre historique avec un roman vertigineux, qui nous envoie dix ans après la guerre de Sécession. Après l’Angleterre, que l’auteur faisait battre en 2019, direction les Etats-Unis.
1878. A Memphis, dans l’est du Tennessee. Il y a peu, un homme noir a été pendu par le Ku Klux Klan. Emmy a pourtant la tête ailleurs. Le jour de ses treize ans, la jeune métisse ne pense qu’à une chose : le retour de son père, Billy, coupable d’une arnaque à l’assurance, qu’elle n’a jamais connu. Mais il devait revenir, ce jour-là. Et malgré le regard dubitatif de sa mère, Emmy y croit dur comme fer. Légère, elle virevolte jusqu’au Natchez, le bateau chargé de passagers où il se trouve sûrement. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que son père est décédé la veille. Il s’est effondré au milieu de la rue, foudroyé par un mal dont on ne connait pas encore le nom ; première victime de la fièvre jaune. Il descendait de Mansion House, le bordel tenu par la française Anne Cook. Alors que le maire de la ville tente de nuancer l’épidémie, un dénommé Keathing divulgue les chiffres dans le journal local qu’il dirige, le Memphis Daily. Membre du Ku Klux Klan, aussi raciste que cocu, le journaliste est un homme au cœur sec, « depuis qu’il vit seul, il s’abstient, comme ces curés qui pensent que pour aimer il ne faut pas aimer. Comme si ce verbe splendide conjugué au pluriel se fanait en essaimant. » Face à ces révélations, la ville prend peur. Et comme le glisse l’auteur, « la peur s’attrape plus vite que la vérole. » Alors, tous fuient. Et dans Memphis dévastée, ils seront trois à résister pour la tenir debout. Anne Cook, la tenancière de Mansion House ; Keathing, le rédacteur en chef du Daily Memphis, et Raphaël T.Brown, ancien esclave et barbier du village.
« La vérité ? Quelle drôle d’idée. J’ai appris à mes filles à dire oui, jamais non. J’ai appris à mes filles à voir la vie en mieux, pas telle qu’elle est. Je voudrais qu’elles sachent rêver leur vie. (…) La vérité Keathing, c’est comme une lune de miel ou une épiphanie. Faut pas s’y attacher, sinon, c’est la chute assurée, le grand désenchantement. »
Une plongée dans l’Histoire
On croyait avoir tout lu sur les vagues épidémiques. Ces derniers mois, certaines chroniques littéraires se donnaient d’ailleurs à cœur joie sur ce nouveau thème fédérateur. Paradoxalement, les lecteurs, pour « s’évader » pendant leur période de confinement, ont avalé à grands traits les « Top 10 des romans sur les épidémies. » De la Peste d’Albert Camus à Némésis de Philip Roth en passant par le Hussard sur le toit de Jean Giono et la Quarantaine de Le Clezio, la redécouverte de la littérature s’est faite cette année par le prisme du Virus. Drôle de manière que de s’évader en regardant dans un miroir le reflet historique de nos propres frayeurs. Mais il manquait un livre à ces listes pourtant étoffées et peaufinées par les plus grands spécialistes.
Après Ces rêves qu’on piétine qui nous plongeait dans Berlin, au crépuscule du IIIème Reich, le Cœur battant du monde nous entraînait dans le sillage du bâtard de Marx, à Londres. Avec La fièvre, Sébastien Spitzer réussit encore une fois ce pari : rendre palpable les histoires de l’ombre pour les rendre à la lumière.
Au printemps 1878, plusieurs cas de fièvre jaune sont repérés à Cuba. Des milliers de réfugiés fuient l’île pour la Nouvelle Orléans, conduisant à la mise en quarantaine de la ville au mois d’avril. Il faut attendre encore quelques mois pour que le virus se propage à Memphis. Alors que le maire déclare la quarantaine de la ville, le port est encore bien ouvert. En août, les premiers cas pleuvent. Sur les 47 000 habitants qui la peuplent, 27 000 ont fui sur les routes. C’est là que s’inscrit le roman de Sébastien Spitzer, au cœur d’une épidémie méconnue, entre ceux qui fuient et ceux qui restent.

La fièvre jaune n’est pas le seul mal à vaquer entre les pages du roman. Elle compose avec l’autre, le racisme, encore fortement présent en 1878. Dix ans après la guerre de Sécession, l’esclavage a peut-être bel et bien été aboli, mais l’intolérance règne encore. Keathing en est l’image d’Epinal. Nostalgique du sud, c’est dans la robe blanche du Ku Klux Klan qu’on le rencontre pour la première fois. C’est d’ailleurs sur cette tragédie que s’ouvre le roman. T.Brown, ancien commandant des Zouaves du temps de l’occupation yankee, se bat encore pour que son statut d’homme libre soit reconnu. Emmy est la représentation même de cette cohabitation pleine d’amertume entre le sud et les noirs affranchis. Sa mère, Emilia, sert encore une famille de blancs, les James. Son père absent est le symbole de sa révolte, elle que l’on appelle « la négresse » malgré son métissage et qui hurle au monde entier être à moitié blanche. « Elle aurait tant voulu marcher au bras de son père, à l’ombre et n’importe où ailleurs, partout où il l’aurait emmenée. Elle aurait tant voulu leur prouver qu’elle n’était pas que noire. » On insiste peu sur ce personnage depuis l’arrivée de ce roman en librairie. Emmy est pourtant le fruit puissant, plein de révolte, de son époque encore dévastée par la dernière guerre.
« Un homme tombé à terre se recroqueville pour se protéger la tête. Une charrette approche. L’homme évite de justesse les sabots de la mule mais pas la roue qui suit et lui écrase la jambe. Il crie. Il appelle au secours. On l’évite. Il disparaît un temps, puis reparaît dans un écart de la foule. Il s’est relevé et repart à cloche-pied, porté par cette même frousse qui s’est emparée de tous, voisins et amis, commerçants ou pasteurs. Tous fuient. »
Ressusciter
Une fois de plus, l’écriture de Sébastien Spitzer envoûte. Sa facilité à rendre la fiction plus charnelle encore que la réalité est un véritable coup de poing. On le savait déjà : accepter d’ouvrir un de ses romans, c’est faire le pari de quitter notre bulle le temps d’un instant pour en rejoindre une autre toute aussi authentique, pleine de bruits, d’odeurs et de couleurs qui résonnent jusque dans nos entrailles. Est-ce son passé de journaliste de guerre qui a pu lui donner cet atout parfois à peine effleuré par les auteurs contemporains ? Celui-ci voit et saisit tout ; il rapporte jusqu’aux sensations les plus infimes. Dans la Fièvre, on entend le vacarme de la foule se pressant au port, les va-et-vient d’une ville en pleine effervescence. On la sent, l’odeur de la mort qui empeste à travers les rues, la terreur qui court de parts et d’autres. On partage tout. La nausée dans ce wagon immonde et où l’on étouffe, où la panique écrase les corps les uns contre les autres. On voit le ciel de plomb, lourd et pesant, au-dessus de ceux qui fuient. Il y a les marais qui nous entraînent dans ses tréfonds embourbés, le grincement insupportable des roues le long des rails, la nuit, pleine, noire et froide. Il y a la colère, ici mère du courage, qui martèle les cœurs restés dans la ville maudite ; ces cœurs qui parviennent à aimer encore, même au contact de la mort. Et puis, il y a cette sensation qui les menace tous et que l’on guette malgré nous, celle qui nous fait trembler : la chaleur. Celle de la fièvre qui brûle.
Tous les romans de Sébastien Spitzer auraient pu s’appeler « le cœur battant du monde. » Au bout du troisième roman, on peut même assurer sans craindre de se tromper avoir trouvé sa marque de fabrique : la vie. Son écriture est un souffle de résurrection qui soulève les villes, les êtres et les époques.

« A Mansion house, on se joue des fièvres du samedi soir, des licences débridées, de toutes les lubricités. Ici, chez Madame Cook, on soigne une autre Fièvre, celle qui terrasse et tue, chaque jour. »
Le roman des « Saints sans Dieu »
Si la tentation de l’analogie est parfois dangereuse, il est pourtant difficile de ne pas retrouver dans la Fièvre de forts éléments de comparaison avec la Peste camusienne. Le contexte évidemment n’est pas le même : le virus créé par Camus est alors une métaphore pour désigner l’occupant nazi alors que la fièvre jaune relève bel et bien d’une réalité historique. Mais on y retrouve un large éventail de thèmes communs. Il y a la ville, cette héroïne que l’on ne nomme plus et qui confine le roman à un quasi huis-clos, cette ville que l’on voit vivre, trembler, agoniser, mourir un peu, puis renaître. Chez Camus comme chez Spitzer, la ville n’est pas qu’un lieu fermé et froid. Elle est aussi présente et incarnée que ses personnages de chair et de sang. Il y a la mort aussi. La mort omniprésente, porteuse d’angoisse et d’images à peine soutenables. Comme dans la Peste, la scène la plus terrible est sans doute celle de l’enfance victime de l’épidémie et dont on assiste, impuissants, à la mort effroyable. Il y a l’amour et l’absence des êtres séparés, cette sensation glacée qui étreint le cœur de Keathing lorsqu’il s’aperçoit que le télégraphe n’est plus utilisable, lui qui était encore son seul semblant de lien avec sa femme.
Et puis surtout, il y a ces hommes et ces femmes qui se battent, celles et ceux qui n’étaient pas destinées à vivre cette catastrophe mais qui, plutôt que fuir, décident de rester. Leur héroïsme, dans les deux cas, naît d’abord de l’incompétence politique.
Rappelons-nous de la Peste. Au début de l’épidémie, la préfecture refuse de croire à l’arrivée de la maladie malgré l’intervention des docteurs Rieux et Castel. Le préfet commence par imprimer des affiches ni alarmantes ni draconiennes : il y a bien une maladie mais elle n’est peut-être pas si contagieuse qu’il n’y paraît. Dès le début, Rieux juge ces mesures insuffisantes et il faut attendre plusieurs semaines pour que la dépêche ordonnant de déclarer l’état de peste et de fermer la ville soit rédigée. Puis tout au long de le l’épidémie, c’est la population civile qui prend le relais. En devenant volontaires dans les camps, ils se substituent aux incompétences de la mairie et de la préfecture. Dans un même mouvement, le maire de Memphis refuse de croire que les premiers cas de fièvre puissent être graves : c’est Keathing qui lâche le morceau, semant la panique à travers la population.
La religion elle aussi en prend pour son grade. « Il faut bien s’y mettre et faire ce que le christianisme n’a jamais fait : s’occuper des damnés » disait Camus à propos de la Peste. Dans les deux cas, les religieux perdent rapidement en crédibilité. Anne Cook d’ailleurs les prend très vite en horreur.
«Anne s’agenouille, les mains sur la fillette, avec l’envie de bastonner cette mère affreuse, cette sœur supérieure avec sa robe de serge, son voile et ses rangées de boutons de bois sur lesquels sont gravés un crâne et une paire d’os en croix. Comment peut-on porter la mort sur soi, autour du cou, en bandoulière ou en boutons ? La terre aspire déjà bien assez de morts comme ça. Anne ne comprend pas ces femmes qui s’appellent sœurs entre elles et qui se vouent toute entières à l’amour de Dieu le père pendant que les autres crèvent. Elle préfère ses filles qui se louent de la tête aux pieds à l’amour sans amour, pour tenter de vivre un peu. »
Les médecins quant à eux n’ont pas la même honnêteté que le docteur Rieux. Eux-mêmes ne sont pas plus compétents que le reste de la population. « Le pauvre docteur est là, engoncé dans sa science. Il encaisse les questions en répétant ce qu’il sait, et, comme la salle insiste, il finit tristement sur un haussement d’épaules. Il n’a pas la réponse. » L’un va jusqu’à fuir. L’autre ne s’en sortirait sans doute pas sans l’aide d’Anne Cook.
« Peut-on être un saint sans dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui » confie Tarrou à Rieux, ce à quoi le docteur répond « je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme. » Le débat est ouvert, mais ces deux vocations ne sont-elles pas finalement synonymes ? Tout comme la Peste, la Fièvre est le roman de ceux qui décidèrent de suivre leur devoir d’homme, voire de le dépasser, jusque dans le chaos. D’être ces « saints sans Dieu », prêts à résister sans aide politique ou religieuse. Sébastien Spitzer refuse l’anonymat de ces noms oubliés qui méritaient d’être écrits en majuscule. Comment un ancien esclave, simple barbier de son état, peut tout à coup se retrouver à la tête de la milice de la ville pour la défendre de la seule force de son corps. Comment un journaliste débordant de racisme et de rancune peut tout à coup se dévouer corps et âme au sort de ses semblables, jusqu’à protéger ses anciens ennemis et faire de son journal un organe au service de la seule vérité. Et comment une Française qui tient son bordel d’une main de fer, décidée à pouvoir se passer des hommes, se retrouve tout à coup à diriger un hôpital de crise. Sur sa tombe à Memphis, Annie Cook est d’ailleurs désignée comme « une Marie Madeleine du dix-neuvième siècle qui donna sa vie à essayer de sauver celle des autres. »
« Anne Cook aurait pu refuser de les prendre chez elle. C’est elle qui paye tout. Les frais. Les traitements du docteur. Le stock de vivres. Sa cave. Mais elle a basculé. Comment ? Pourquoi ? La cloche du fossoyeur, les appels au secours des femmes isolées, les délires de Keathing qui invoquait les siens ont secoué des bontés qu’elle avait enterrées sous le bordel de sa vie, tout cet argent gagné sur le dos des mathurins venus claquer leur paye entre les jambes des filles, des placiers de passage, des saisonniers des champs confondent le sang de bœuf avec un hyménée, des vierges artificielles et des authentiques nymphettes. »
Camus dans la Peste écrivait « il y a dans les hommes plus de choses à admirer qu’à mépriser. » C’est aussi cette réalité que le dernier roman de Sébastien Spitzer met en lumière. A l’heure où tout autour du monde, les vagues épidémiques sont exacerbées par la médiatisation de la violence et de l’égoïsme, l’auteur ouvre la brèche à celles et ceux qui tiennent le monde debout. Ses personnages appartiennent à la lignée des hommes de Prométhée, ceux-qui « au cœur le plus sombre de l’histoire (…) sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. »
La Fièvre, par Sébastien Spitzer, aux éditions Albin Michel. Sortie le 19 août 2020.

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