Loulou Robert : la zone grise, alibi des voleurs d’innocence

Dans Zone Grise, l’auteure livre un témoignage puissant sur la notion de consentement, Elle y raconte comment, alors jeune mannequin, un célèbre photographe a abusé d’elle. Le récit est porté par une plume poignante.

C’était un café. Le premier qu’on ait pris ensemble. A l’écart des foules et des effusions où on se sentait tous deux mal à l’aise. La première fois qu’on allait se parler vraiment. La veille, Loulou Robert avait tourné une interview pour « Stupéfiant » sur France 2. Avait révélé qu’un photographe illustre avait abusé d’elle quand elle avait 18 ans. Qu’elle n’avait pas dit non, qu’elle n’avait pas dit oui. Qu’elle s’était figée, et même dédoublée dans un rôle qui n’était pas le sien. Celui de la fille pour qui tout était normal, qui se disait qu’elle avait vécu une histoire. Qui ne voulait contrarier personne. Elle n’a rien dit. Elle n’a balancé personne.

Loulou arrive dans le café ce jour-là. Le regard immense et les mains un peu tremblantes. On parle longtemps. Je la vois se détendre. Encore dans l’effarement de quelqu’un qui vient de trouver les mots pour articuler une douleur ancienne. Qui relie les souffrances et les blessures. Elle me dit que cette machine est lancée, qu’elle ne sait trop ce qu’elle va en faire. Pendant des mois elle cherche à écrire un livre. Elle écrit par élans, d’ordinaire, en peu de temps. Par accès. C’est le cas depuis Bianca, son premier roman. Sauf que là c’est son histoire. Sauf que là, la violence vient de sa vie et pas de ces épisodes qu’elle a sublimés en romans. Evidemment elle regarde autour d’elle et puise dans sa réalité. Elle s’inspire de ce qu’elle connaît. Mais elle en fait des romans. Dans la vie, elle parle peu. Elle voit tout. C’est un instinct dans un regard. Qui vous dévoile et vous perce totalement à jour. Avec une justesse et une acuité que j’ai rarement vue.

Une voix sincère, directe, tranchante

Loulou Robert, « la fille de Denis », « la mannequin qui écrit »… tous ces sobriquets que sa beauté permet d’ériger en paravent pour ne pas véritablement la voir. Sauf que Loulou a une voix. Un style. Une écriture du ventre. De peu de mots. De sensations qui vous traversent comme des éclairs. Ou qui vous transpercent comme des poignards. La lire peut être violent, douloureux, cathartique, intense. Elle me fait souvent songer à l’âpreté des Américains, leur manière d’être directs et sans concessions quand les auteurs français sont souvent de tradition moins tranchante, plus policée. Elle ne l’est pas. Il y a du Salinger ou du Selby chez elle. Tous ces mots qui partent du corps. La grande littérature est toujours affaire d’incarnation et de courage. Elle vous bringuebale. Indiscrète et redoutable. Elle vous met à l’épreuve, et sait déjà tout de vous. Loulou c’est ça. Ce trouble, cette authenticité, cette vérité. Quelqu’un qui fait corps avec chacun de ses mots, avec véhémence. Quelqu’un qui vous incite et vous fascine avec des phrases courtes, dont il est impossible de se détourner. Elle écrit tout ce qu’il y a dans ses silences. Quand elle se raconte, elle ne s’embellit pas, elle ne s’épargne pas, elle n’arrange rien. Loulou Robert est une écrivaine, avec un talent, une sincérité incroyable et douloureuse.

C’est quelqu’un qui ne va pas forcer ses sourires sur les photos, et ne dira que des choses qu’elle ressent. C’est désarmant, les gens qui ne trichent pas. Même en littérature. Parce qu’il est impossible de les dissocier de ce qu’ils écrivent. De leur voix puissante qui résonne en nous. Et qui nous marquent au fer rouge.

C’est ce sentiment qu’on ressent dès les tous premiers mots de Zone Grise. Ses poupées. Son enfance. Sa sœur. Ses parents et son ours en peluche. Trouver sa place. Grandir. Vouloir avoir quinze ans quand elle en a onze. Se rendre compte trop tard que l’enfance est passée alors qu’on voulait la fuir. Et qu’on ne la retrouvera jamais vraiment. L’enfance, cette insouciance et ces moments sans trahisons qu’on a quittés trop vite. Quand on ne savait pas ce qu’il y avait au revers des sourires, des gestes, des yeux, des mains. Quand on fait confiance. Quand il ne peut rien nous arriver.

. « Loulou Robert est une écrivaine, avec un talent, une sincérité incroyable et douloureuse. » Crédits : Nina Robert.

La fin de l’innocence

Loulou dit l’adolescence et sa fin, cette fille de 18 ans devenue mannequin, soudain mise en avant. On lui dit qu’elle est belle. On s’intéresse à elle. Un photographe la remarque et la réclame. Son agent lui dit que c’est une chance. Elle sera seule avec lui pendant deux jours dans une maison de campagne. Une série de plus en plus dénudée. Avec des gestes de plus en plus déplacés. Et la jeune femme qui ne réagit pas. Elle restera convaincue pendant des années qu’il s’agissait d’une histoire d’amour. Comme pour s’abstraire et se dissocier de ce que son corps a vécu. De ce qu’il ne voulait pas vivre.

Le malaise monte. Car on sent que l’aventure ne choquera personne. Que si la jeune femme bafouée ne parle pas et n’expose pas le mal que lui causa durablement cette histoire, alors cela continuera. Comme cela a toujours été. L’homme politique, l’acteur glorieux, l’artiste charismatique ou le patron pervers pourront continuer de se comporter ainsi. Comme ceux qui ravissent et prennent leur plaisir sans se soucier de savoir s’il est partagé. Après tout, elle n’a pas dit non. Il en avait le droit. Le livre est émaillé de citations de ces gens qui relativisent.

Ce relativisme terrifiant qui banalise le viol. Car c’en est un. Elle a souffert. Elle a mis du temps à comprendre. Le fameux consentement. Nous ne sommes pas dans un témoignage éphémère posté sur les réseaux sociaux et les prises de conscience aussitôt balayées par la polémique des lendemains. La « zone grise », ce terme finalement scandaleux qui permet tout, qui excuse tout, le flou absolu. Pendant le livre on est près d’elle, dans sa sincérité, dans les dommages que ça lui a causé, au cœur d’une souffrance qui n’a pendant longtemps pas trouvé comment s’exprimer. De douleurs qui dévoilent leur cause. Ce livre c’est la fin d’une nuit. La jeune femme a trouvé les mots pour comprendre cette terrifiante « zone grise », euphémisme qui continue de protéger les agresseurs.

Loulou donne à voir les conséquences dans son intimité de cette domination admise, pardonnée, passée sous silence. Quand un homme peut profiter de sa position flatteuse pour être à l’abri de tout soupçon. Se dire que c’était une belle histoire, que « non » voulait dire « oui ». Normaliser et aplanir les angles du souvenir. Ce qu’elle a fait également pendant longtemps avant de s’apercevoir qu’il était à l’origine de toutes les douleurs qui l’ont assaillie les années suivantes. Qu’il était aussi le symbole des rapports qu’elle avait eu gamine avec d’autres garçons, quand elle ne consentait pas mais qu’elle voulait leur complaire. Qu’elle voulait être grande.

La zone grise. Que se passe t’il quand on vit les choses à contrecoeur ? Qu’on a pas forcément la force de les arrêter à temps ? Quand tout en soi renâcle et que ça se produit quand même, comme si votre âme quittait un moment votre corps figé dans sa stupeur. C’est l’histoire d’un combat. D’une fille qui apprend à dire non et qui conquiert son bonheur en contemplant ses blessures en face. D’une fille qui se recompose et retrouve le visage de son passé. Qui raconte ses rêves de fillette et ses tourments d’ado, qui raconte ses dépressions à l’automne, qui raconte ses équilibres instables. Et leurs raisons. C’est l’histoire d’un traumatisme et de la douleur qui irradie longtemps après qu’il se soit produit.

La zone grise, alibi de la domination masculine et de ses pulsions obscures

C’est l’histoire aussi, de l’autre côté du miroir d’un garçon qui la lisait. Qui se prenait tout dans la gueule. Qui se demandait bien comment il allait en parler. Si même il était légitime. Pourtant il ressentait tout : Ce qu’il y a de monstrueux derrière les promesses d’étoiles bien souvent. Des entreprises à bafouer l’innocence. Les gros producteurs hollywoodiens de l’âge d’or et leurs écuries de belles actrices, qu’ils façonnaient selon les canons du temps. Le milieu de la mode. Les photographes. Les musiciens. Les cinéastes. Les écrivains. Les artistes. Ces choses qu’on excuse au nom de l’art. Qu’on met en doute, qu’on questionne, qu’on pardonne. Une autre zone grise : les variations de nos indignations et de nos intransigeances au nom de la gloire ou de l’admiration.

Cela soulève des questions plus obscures et glaçantes également : Quel est ce désir masculin, ces pulsions si répandues ? Les hommes sont-ils capables de voir la séduction autrement qu’un rapport de force et de pouvoir, de domination ? Confondre l’amour avec une sorte de validation narcissique ? Prétendre que c’est de la passion ou de l’amour libre ou je ne sais trop quoi (tout ce qui a besoin d’un drapeau est toujours un peu suspect), pour s’en amender ?

Ce champ lexical de la conquête et de l’audace, le regard tout entier tourné vers soi caractérise souvent nos représentations du désir. Sans voir en face de soi la fille qui souffrait sans le dire. Qui aurait même prétendu le contraire pendant longtemps pour se préserver. Parce que contempler cette réalité, c’était bouleverser son monde et l’histoire qu’elle voulait être la sienne.

Mais il y a une vérité toute simple : à partir du moment où l’on parle de « zone grise », c’est qu’il y a un déséquilibre, un malaise, un consentement qui n’a pas été accordé. Et les hommes, pendant une éternité ont méprisé cela en haussant les épaules. En disant des femmes qu’elles exagéraient. Que ce n’était pas grand-chose et abusaient d’elles comme on exige un dû. En lisant ces pages, ce qui revenait sans cesse, c’était leur absence de tendresse, d’égard. C’est beau d’aimer une femme, de voir dans son regard qu’elle vous désire également, qu’elle vous accepte. Qu’elle vous accorde le privilège de faire l’amour avec elle. C’est une offrande mutuelle, un abandon. Certes ça peut durer une nuit. Ça peut durer des années. Alors on pourrait de toute façon parler « d’histoire ». Ici il ne s’agit absolument pas de cela. Il s’agit de pouvoir, de domination et de violence. Et de l’impossibilité de s’en défendre. Il ne s’agit pas d’une « zone grise », il s’agit d’un viol socialement admis et excusable. C’est ce que démontre Loulou avec force. Et cela dépasse de très loin son cas particulier, celui qu’elle aurait pu « balancer ». Au fond, ce n’est pas le sujet.

Ces dernières années, c’est cette autre perception qui se fait jour. Le mur du silence se craquèle. En espérant que les mentalités et la loi suivent. On pourrait croire que c’est en train de se produire. Mais les prises de conscience sont toujours beaucoup plus lentes et douloureuses qu’on le croit. Il ne suffit pas d’un hashtag.

Ici, Loulou Robert n’a pas écrit un roman, mais a raconté son histoire telle qu’elle l’a vécue et ressentie.

C’est dur, c’est âpre, ça interpelle, ça choque, ça montre des « choses » qu’on a pas forcément envie de voir.

C’est courageux et beau.

Ça bouleverse et ça change un peu le regard.

Zone grise
Zone Grise, de Loulou Robert, aux éditions Flammarion. Sortie le 16 septembre 2020.

Image à la Une : Crédits : Nina Robert.

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