La culture ou la vie

« A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir. » René Char

Au cœur de l’Indonésie, un homme avance sur les chemins. Il tire derrière lui une jument sauvage, récemment apprivoisée, qui répond au nom de Luna. Contre ses flancs battent de gros sacs chargés à bloc. Luna n’est pas une transporteuse ordinaire : sa marchandise se constitue uniquement de romans, de livres d’Histoire, de bandes-dessinées, de poésie ou  de manuels pratiques.  Depuis six ans, Ridwan Sururi parcourt les chemins de sa région accompagné de sa bibliothèque ambulante, surnommée Kupda Pustaka, à la rencontre des plus jeunes. Le but : « contribuer à la promotion de la culture et de la tradition de la communauté à travers les contes et les histoires, ce qui donne aux enfants des clés pour comprendre leur histoire. »

Cette image de la littérature voyageant simplement d’un quartier à l’autre vient bouleverser la vision que le XXème siècle a voulu donner à la culture : celle d’une notion élitiste, destinée seulement aux cercles bourgeois et qui ne trouve de sens et d’utilité que dans les sphères oisives. Parce que des sociologues tels que Pierre Bourdieu, Jean-François Lyotard ou Jean Baudrillard ont su pointer du doigt ce qui était une institution sociale artificielle, nous avons fini par entièrement l’y cantonner. Enfermée dans son carcan social préfabriqué, la culture au XXIème siècle est encore polémique. D’abord, parce que notre époque continue de reproduire l’inégalité de l’accès culturel au même rythme que les inégalités sociales. Ensuite, parce que sa définition encore (volontairement ?) parcellaire en fait une notion restrictive, qui balaie toutes sa diversité et ses potentialités au nom d’une Culture inaccessible destinée uniquement à des initiés, voire des héritiers.

« Tout de même la littérature est une affaire sérieuse, pour un pays, elle est, au bout du compte, son visage. » Louis Aragon

Lorsque nous avons décidé de consacrer ce premier numéro à la Culture, le coronavirus n’était pas encore passé par là. Il n’avait pas encore fermé nos librairies, nos cinémas, théâtres et salles de concert. Nous avions alors pour objectif d’ouvrir les fenêtres de ce domaine sans cesse contourné, de mettre en lumière celles et ceux qui se battent pour la rendre plus accessible, mais aussi de voyager à travers un monde si riche en culture, y compris en celles dont l’on ne parle pas, considérée comme « en marge », « populaires » ou simplement calfeutrées dans des régions peu fréquentées par nos médias. Pendant toutes ces semaines de confinement, nous avons pu mesurer à quel point le secteur culturel était important, tant d’un point de vue citoyen qu’humain, Par la suite, les nombreux débats autour du racisme et de la réappropriation culturelle ont mis en avant de nouvelles réflexions sur notre manière d’aborder la culture dans une société qui se veut pluraliste tout en craignant la diversité et la singularité.     

Depuis la nuit des temps, la culture a été bien plus qu’un simple loisir voué à alimenter les classes privilégiées. Pendant ces derniers mois, c’est elle qui vous a permis de vous évader. Depuis vos studios parisiens, vos maisons de ville ou de campagne, vos quarantaines solitaires ou chaleureuses, c’est elle qui vous a entraîné au sein du Far West ou de l’océan Pacifique, fait voyager dans le temps sur des airs d’opéra ou des romans historiques. Elle vous a fait rêver, frissonner, pleurer et rire. Elle a fait tomber les murs qui vous séparaient du dehors pour vous ouvrir les champs du possible. Grâce à elle, vous avez appris, réfléchi, mûri peut-être, vous avez douté, raisonné et sans doute changé. Car la culture n’est pas qu’un acte d’évasion. Elle est aussi ce qui nous rattache au réel, la plus grande ouverture au monde, une source infinie de découverte et de modelage du réel. La culture, rend l’Homme familier à son temps et aux époques antérieures : elle interroge nos conceptions du monde et nous responsabilise face aux plus grands questionnements qui traversent les âges. De l’écho à l’Histoire le plus terrible grâce à Primo Levi ou Elie Weisel à des réflexions plus récentes comme les œuvres d’Eva Byele en passant par la naissance du rap, de la culture dite « populaire et de la résistance artistique, elle se fait nécessaire.

N’est-ce pas Elie Weisel d’ailleurs qui écrit « les mots peuvent parfois, dans des moments de grâce, atteindre la qualité des actes » ?

Mais la tâche de la culture est sans doute plus grande encore : elle est ce qui nous permet de rester humains. En acte et en esprit. L’acte, c’est lorsque des femmes juives internées à Auschwitz sauvèrent leur vie en intégrant la chorale du camp. L’esprit, c’est lorsque le Père-Esprit, personnage incontournable du roman Angelina de Louis Guilloux, s’assoit sur le pas de sa porte pour s’adonner à la lecture après une longue journée de labeur – preuve encore une fois que la culture n’est pas réservée à une élite bien façonnée. L’artiste et le spectateur ont en commun cet acte de création qui n’est rien d’autre qu’un acte de vie. A l’heure où tout relève du superflu, où tout est à portée de main, où l’on se contente de zapper à travers la vie et le monde, la créativité humaine est un acte de profonde richesse. Elle est aussi l’acte de liberté par excellence, le seul que l’on ne peut enfermer ou menotter. Comme l’écrit Albert Camus dans la préface de l’Envers et l’Endroit : « Nous tous, artistes incertains de l’être, mais sûrs de ne pas être grand-chose » avant de murmurer « le grand artiste est avant tout un grand être vivant. » Si la culture est un luxe, elle est notre plus grande richesse. Celle qui nous tient en vie jusque dans les ténèbres et qui redonne chair lorsque l’humanité bégaie.  

Comment en est-on arrivé à rendre la culture en apparence si inaccessible ? Quelle est la place des femmes dans ce domaine au XXIème siècle ? Peut-on être un artiste au cœur de la guerre ? Comment sauver le multiculturalisme, si essentiel à notre époque, alors que notre siècle a tendance à le repousser ? Au siècle des migrations, que penser du renoncement à la culture imposé par les normes de l’intégration ? Qu’en disent nos auteurs, nos poètes, musiciens, peintres, chanteurs, philosophes, comédiens, chercheurs ? Avant de partir à la rencontre de ces acteurs et actrices du monde entier, d’ouvrir les pages sur un horizon culturel que nous avons voulu le plus vaste possible, peut-être pourrions-nous un instant nous pencher sur cette réflexion d’Albert Camus, égrenée dans L’Artiste en Prison consacré à Oscar Wilde :

« Pourquoi créer si ce n’est pour donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu’elle est inadmissible ? La beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal. La fin suprême de l’art est alors de confondre les juges, de supprimer toute accusation et de tout justifier, la vie et les hommes, dans une lumière qui n’est celle de la beauté que parce qu’elle est celle de la vérité. Aucune grande œuvre de génie n’a jamais vraiment été fondée sur la haine ou le mépris. En quelque endroit de son cœur, à quelque moment de son histoire, le vrai créateur finit toujours par réconcilier. »

Cet éditorial fait partie de notre premier numéro, spécial « La Culture est-elle un luxe ? » A retrouver ici!

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