À 71 ans, Bruce Springsteen a lancé le 23 octobre dernier un nouvel album intitulé Letter To You dont l’enregistrement a donné lieu à un documentaire sur Apple TV+. A l’heure où les yeux sont rivés sur les Etats-Unis, le chanteur nous offre un moment plein de sincérité.
Cher Bruce,
Ce soir, sur mon écran, il y avait ce documentaire A letter to you, qui m’était suggéré. Au terme d’une journée chargée, je le lance avec le vague sentiment de me blottir auprès de ces feux de cheminée qui, dans mon enfance, réchauffaient les débuts d’hiver, d’abord avec le détachement, torve et hypocrite, des paresseux qui se disent « je suis intéressé » ou « ça va passer le temps ». De nos jours enfermés, on se laisse aller aux invitations des services de streaming, en oubliant un peu que l’art, bien souvent, trouve le chemin des cœurs par inadvertance.
C’est une belle image en noir et blanc, une forêt enneigée du New Jersey, une maison aux allures de cabane et de refuge où tu as réuni tes vieux complices du E street band. Eux qui ont inlassablement rythmé tes mots sur les plus grandes scènes du monde. D’abord on compte sur ton visage et sur les leurs les hivers qui ont passé. On mesure les années sur nos âmes. Ta voix off s’élève comme une confidence à cœur ouvert. C’est ainsi que ça commence et c’est déjà le premier frisson.
Car ici il n’y aura pas de barrière. C’est bien à moi que tu t’adresses. Tu revisites ta vie. Tu racontes la mienne. Tu ressembles à mon père s’il savait jouer de la guitare. La même silhouette de bourru au cœur tendre. Un peu le même regard. Il y avait ça aussi dans ma tête au commencement du film. Et une émotion sourde qui allait exploser. La même que lorsque s’élève une prière, que les dieux, s’ils existent, ne sauraient ignorer.
Tu ébauches les premières chansons. Je n’ai pas pris de notes, je n’en connais pas les titres. Elles sont nouvelles et ne connaissent pas encore les radios galvaudées qui radotent tes anciens titres de gloire. Comment écrit-on quand la vie est passée et que nous trimbalons nos souvenirs d’amours, d’amitiés et de deuils, l’enfance qui surgit au détour d’un mot ou au coin d’une rue ?
Comme ça.
Exactement comme ça.
Au début le piano joue trop bas, le volume de ta guitare est trop haut. La grosse caisse intervient quand tu ne la souhaites pas. L’orchestre s’accorde. Tu diriges ton navire avec exigence, et ton vieil équipage suit les indications d’un capitaine qui ressemble à un frère. C’est une famille qui célèbre ses retrouvailles et entonne son chant, sans cesse recommencé dans les printemps qui vous ont épaissi le cuir. Mais les cœurs battent encore et les regards et les sourires racontent ce que les mots ne sauront jamais dire.
Tu te souviens de ton tout premier groupe, celui dont, désormais tu es le dernier survivant. On en entend le son et la mémoire. Quand le rock était jeune et qu’il faisait bondir, quand Dylan ou les Beatles te dictaient ton impérieuse et torrentielle inspiration. Je m’en souviens aussi, de cette première jeunesse qui m’ordonna d’écrire. Par égo, par orgueil, par envie d’être aimé et par envie de vivre, de créer du sacré quand je ne le voyais nulle part. Par envie de devenir soi. Ce qu’il y a de prières dans une chanson pop de trois minutes qui chavire une vie.
Je me laisse envahir par votre harmonie et votre union, à tes musiciens et toi, ta manière d’assumer tes chagrins et de dire aux amis encore vivants tout ce que tu leur dois. L’urgence bouleversante des « je t’aime ».
A chaque chanson, c’est un trésor d’émotion et de connivence qui surgit. Une envie de pleurer, de joie, de rage, de remords, d’amours et d’abandons. Et l’amitié qui nous maintient ensemble. Et l’Amérique, sa noblesse que tu incarnes et qui se perd ailleurs, dans l’instantané oublieux des vanités étalées sur des réseaux sociaux.
Tu ressembles à la vérité, à l’intégrité, à la sincérité, à tout ce dont le présent semble perdre la mémoire.
Tu ressembles à l’humanité.
Tu nous dis les démons et les fantômes qui s’entrelacent dans la puissance de ta voix. Dans la grâce bouleversante de tes accords de guitare qui ressemblent à des réminiscences. Près de ces musiciens qui te connaissent par cœur, avec qui tu évoques des souvenirs à demi-mots. Les complicités, anciennes et magnifiques, n’ont besoin que de ces discrets sous-entendus pour communier à nouveau, pour combattre le silence.
Je pense à ces lignées d’hommes que j’ai aimés et que j’aimerai toujours et à qui tu ressembles. Je pense au blues, je pense aux grands espaces et aux interminables lignes droites à travers le désert dans une décapotable. Je pense aux funérailles où j’ai découvert que la vie s’arrêtait et nous amputait d’une présence. Je pense à ce concert et à cette foule qui entonnait tes riffs et tes refrains comme une messe de gospel.
Je sens surtout dans le secret du ventre un sanglot qui a l’audace de bouleverser mon présent. Ces larmes que je te dois ce soir, comme j’en avais besoin. A chaque chanson, tu sembles indiquer à mon âme les nuances qui lui manquent, les rêves qu’elle oublie dans la monotonie des jours et leur cortège de douleurs ordinaires. Tu me redonnes le souffle, tu me redonnes l’espoir, l’envie de danser et la nostalgie des grands espaces. Dans ta voix je revis et je me réconcilie. Comme une tribu éparpillée qui aurait soudainement retrouvé sa boussole.
Tu portes autant mon passé que le tien. Tu me dis qui je suis en te dévoilant, toi.
Mon semblable, mon frère.
Alors je m’autorise à pleurer, par exception et par reconnaissance. Pour la profondeur de cette existence, la tienne qui est aussi la mienne. Dans ce nouvel album qui rappelle ce que c’est qu’être un homme comme dans le beau poème de Kipling.
Bruce, je ne te connais pas. Cette lettre tu ne la liras jamais.
Mais dans le secret de mon cœur, je sais que tu as composé ce film pour moi.
Et qu’il me fallait te répondre.
Merci de m’avoir donné l’une des plus belles émotions de ma vie.
Reçois toute ma gratitude,
Bruce Springsteen, « A letter to you », CD Columbia Sony, 16,99 €. Documentaire sur Apple TV+
