Les Jours, le média qui croit en l’avenir de la presse

Lancé il y a quatre ans par d’anciens journalistes de Libération, le journal boucle cette semaine sa nouvelle campagne d’abonnements. L’occasion de revenir sur ce projet qui réconcilie les lecteurs avec l’information.

Il y a beaucoup de tendresse et de fierté dans la voix d’Isabelle Roberts lorsqu’on lui demande de raconter l’histoire des Jours. Il faut dire que c’est en partie de sa tête qu’est né le projet. Aujourd’hui présidente du journal, dont la rédaction est dirigée par Raphaël Garrigos, elle voit l’avenir de sa création en grand.

Naissance d’une ambition

C’est à Libération qu’Isabelle Roberts fait ses premiers pas de journaliste. Entre 2013 et 2014, le journal traverse une crise financière importante. En février 2014, les actionnaires avaient même proposé de le transformer  en réseau social, créateur de contenus monétisables. Une alternative à laquelle les salariés avaient répondu en publiant leur désormais célèbre Une « Nous sommes un journal. » Ce n’est qu’au courant de l’été 2014 que les choses s’apaisent avec notamment l’augmentation du capital par  Patrick Drahi.  « Quand on est journaliste dans un quotidien, on a souvent la tête dans le guidon, raconte Isabelle Roberts. On a du mal à réfléchir à son métier tout en le faisant. Cette crise nous a permis de faire un pas de côté et de mener une vraie réflexion sur ce que nous voulions vraiment. » C’est donc au cœur de la tempête que germe petit à petit l’idée des Jours. Régulièrement, un petit groupe de journalistes se réunit pour le faire grandir. « On appelait ça les apéros de l’avenir ! » rapporte Isabelle Roberts en riant. Récemment, la journaliste s’est d’ailleurs replongée dans les premières esquisses du journal, précieusement conservées depuis tout ce temps. « C’est émouvant de s’apercevoir que les bases des Jours étaient déjà là. Tout. Qu’il s’agisse du fond ou de la forme. » Au moment du plan social de Libération, la petite équipe prend le pari de quitter le navire pour créer ensemble leur nouvelle maison. L’année 2015 est consacrée à la construction minutieuse du journal. « On avait créé une page pour expliquer notre projet et proposé une newsletter qui donnaient régulièrement des nouvelles sur la création du média, se souvient Isabelle Roberts. Au fil des mois, nous avons pu voir émerger une vraie communauté. C’est en grande partie ce qui a rendu notre existence possible. » En juin 2015, le journal naissant lance en effet une levée de fonds qui permet de décrocher 80 000 euros. Les Jours sont nés.

Un journal à contre-courant

Sa proximité avec ses lecteurs, c’est sans doute ce qui fait la première force du journal. En quatre ans d’existence, celui-ci n’en a jamais perdu et continue au contraire d’en gagner. « A Libération, ce n’était pas le même scénario. J’avais du mal à supporter ça, cette perte constante de lecteurs. C’était une spirale. Alors qu’ici, ils nous portent. » Elle ajoute pleine de confiance : « D’ailleurs, Les Jours n’est pas un média en perdition. Son avenir est en bonne voie ! » Un point primordial pour le journal car les abonnés représentent la majorité de leurs revenus. La rédaction a à cœur de proposer une réelle opération de transparence à ce sujet. Ici, ni publicité, ni sponsors : la ligne éditoriale appartient uniquement à ses journalistes et à ses lecteurs.

Mais le succès des Jours tient aussi au modèle alternatif mis en place depuis les apéros de l’avenir. Le journal propose des informations sous forme de séries, appelées « obsessions » : « Les Jours, ça veut dire qu’on est là tous les jours, et sur le long terme, explique Isabelle Roberts. C’est encore différent du slow journalism. Nous, c’est plutôt du journalisme profond. Notre but, c’est de ne pas lâcher un sujet. On prône un journalisme entêté, un journalisme obsessionnel. » A l’heure où il est souvent reproché aux médias de ne pas assez creuser l’information, Les Jours ont décidé de rompre avec la tendance de l’information effleurée. Pour eux, il s’agit de prendre le temps de l’enquête. Récemment, le journal a par exemple fait paraître toute une série consacrée aux cas de pédophilie au sein du mouvement catholique des Focolari. Une enquête fouillée et minutieuse signée Alexia Eychenne. « Un sujet comme ça, ça ne se traite pas en deux minutes, précise la présidente des Jours. Ça demande du temps, de l’argent. »

Inventer la presse de demain

Les Jours, aujourd’hui, c’est d’abord un site digne d’une malle aux trésors, 154 « obsessions » contre les six de ses débuts, toutes portées par des plumes délicieuses et agrémentées chaque week-end par le coup de crayon poétique de Loïc Sécheresse. Une information haut-de-gamme et un design qui ne peut que convaincre les lecteurs de s’y plonger pendant des heures. En proposant des articles écrits mais aussi des podcasts, le média touche à tout et déroule chaque sujet sans y laisser une seule zone d’ombre. De « L’empire », l’histoire de la prise de pouvoir de Bolloré à Canal + aux « Années bac », une plongée dans une classe de lycéens de Grenoble au prisme de la réforme du baccalauréat, en passant par la lutte pour le droit d’asile dans la Roya et les récits de dépôts de plainte aux commissariats, le journal ne laisse aucun sujet de côté. Mais le journal est aussi de plus en plus reconnu : en 2017, Les Jours et David Thomson remportent le prestigieux prix Albert Londres pour l’ouvrage Les Revenants sur les jihadistes de retour en France. Le livre de David Thomson reprenait les cinq saisons de sa série publiée et produite par le journal. C’était la première fois qu’un pure-player remportait ce prix. En 2019, c’est au tour de Taina Tervonen de remporter le prix Louise Weiss du journalisme européen pour sa série Les Disparus qui part sur la trace des migrants morts en Méditerranée. Plus récemment, en début d’année, Aurore Gorius remporte le prix éthique Anticor pour l’ensemble de ses « obsessions » consacrées aux coulisses du pouvoir.

Plusieurs de leurs « obsessions » sont d’ailleurs devenues des livres : à l’image des Revenants, Grégory de Patricia Tourancheau ou l’Empire, écrit par Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos, ont aussi trouvé leur place dans les rayons des librairies. 

Une chose est sûre : ses lecteurs ne sont pas prêts d’abandonner leur farouche équipe de journalistes. « Dès la date de la création des Jours, nous nous sommes aperçus que les lecteurs voulaient la même chose que nous » assure Isabelle Roberts. En 2020, le baromètre annuel de la Croix indiquait que 70% des Français n’ont pas le sentiment que les médias rendent « mieux et davantage compte » de leurs préoccupations : ce chiffre révèle en grande partie la méfiance de la population face aux journaux de moins en moins indépendants, concentrés entre les mains de quelques personnes. « Cette campagne, c’est aussi une manière de dire aux gens  qu’ils peuvent reprendre les médias en main, qu’ils peuvent faire que ça change. » Isabelle Roberts définit son lectorat comme essentiellement jeune et engagé, exceptionnellement paritaire : « beaucoup de lecteurs nous disent qu’ils sont venus aux médias par Les Jours » affirme-t-elle. Dans une société où les informations fusent de toutes parts, le journal semble avoir réussi son pari : celui de prendre le temps de creuser l’actualité pour mieux informer et combler ses lecteurs. C’est sans doute pour cette raison que chez eux, on croit en l’avenir de la presse : « je ne crois pas à une crise de l’information, mais plutôt à une crise de son usage, explique la journaliste. Notre rôle, c’est de continuer à inventer le journalisme. Cette aventure me prouve tous les jours que l’information n’est pas morte : il suffit simplement de la réinventer. »

La campagne d’abonnements qui prend fin ce vendredi 6 novembre devrait permettre au journal d’atteindre bientôt son équilibre. Celui-ci espère pouvoir encore grandir, en proposant plus d’enquêtes et en déclinant davantage de séries en podcasts. Isabelle Roberts, elle, y croit. « Et puis, sourit-elle, ce serait bien la plus belle histoire de 2020 : celle qu’en plein confinement, un média soit sauvé par ses lecteurs. »

Charlotte Meyer

A la Une : Sébastien Calvet pour Les Jours.

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