Ce texte a été initialement écrit par l’artiste libanaise Yasmine Ghorayeb le 12 août 2020, suite à l’explosion du 4 août. Nous le reproduisons aujourd’hui avec l’autorisation de son auteure que vous pouvez également retrouver ici.
Mon coeur saigne.
Mon cœur saigne à la vue du cœur de Beyrouth brisé en un million de morceaux. Cette ville «dansait au bord d’un volcan» depuis sept ans, sans le savoir.
Mon cœur saigne à la vue des images de l’épouvantable explosion du 4 août regardée en boucle, incapable de l’arrêter. Ces images ont été filmées sous tous les angles. Des êtres humains brisés. Verres brisés. Maisons brisées, patrimoine brisé. Rêves brisés.
Mon cœur bouillonne à la vue de ma ville transformée en quelques secondes en scène de guerre. Une journée paisible, transformée en cauchemar en un clin d’œil. Une séance photo de la mariée à Saifi. Fenêtres écrasées. Du sang répandu. Les gens sont soulagés d’être en vie, avec «seulement plus de 300 points de suture». L’enfer de Dante.
Mon cœur bouillonne à l’idée que nous avions une bombe à retardement juste à côté de nous, attendant d’exploser. De nombreux amis proches ont été blessés, se battant pour leur vie – même une fille de 3 ans, Alexandra, dont l’histoire a secoué toute la nation. Que Dieu vienne en aide à ses parents.
Mon cœur brûle à l’idée d’avoir un stock simultané de «pétards» ET 2750 tonnes de nitrate d’ammonium (AN) depuis 2013. Ce qui a bien sûr du sens. Très rationnel. Il ne s’agit plus de négligence ni de mauvaise gestion. C’est un meurtre prémédité.
Mon cœur explose à la pensée de ma belle amie dans son appartement Mar Mikhayel, fenêtres à 360 °. Elle a enfermé ses enfants dans la chambre de la nounou… Seulement pour sortir et être soufflée par la deuxième explosion. 6 heures de chirurgie. Je ne supporte pas la douleur dans la voix de sa famille.
Mon cœur explose à l’idée que mon gouvernement a assassiné mon peuple. Et par la suite, il n’a absolument rien fait pour fournir des secours en cas de catastrophe, refusant le soutien international. Un autre crime contre l’humanité.
Mais… mon cœur se réchauffe à l’idée d’un miracle. Ce mouvement de solidarité inspirant. Cet esprit de la jeunesse, équipée de balais pour déblayer les gravats dans les rues. J’ai rarement vu autant d’amour, de puissance et de créativité. Finies les scènes «Melancholia» de Lars Von Triers ou «Apocalypse Now» de Coppola.
Mon cœur se réchauffe quand je vois cet effort collectif pendant la Révolution samedi, quand il y a eu des victoires de 6 Ministères cambriolés par de courageux manifestants. J’applaudis leur courage et leur soif de responsabilité. Pour la justice.
Mon cœur est plein quand je vois des centaines de messages, de ma famille et d’amis à travers le monde – pour voir si j’étais en sécurité. Quand j’entends que beaucoup d’êtres chers vont bien. «Seuls les dommages matériels». La chance. Instincts de dernière minute. Des miracles. Interventions divines. Statue de Marie intacte.
Le 4 août 2020 à 18 h 06, l’horloge s’est arrêtée de tourner. Le globe s’est arrêté de bouger. «Carpe diem, saisissez le jour» – Société des poètes morts. Ce son. Un tonnerre assourdissant. L’Apocalypse. Appels angoissants. Troisième plus grande explosion après Hiroshima et Nagasaki. Récemment regardé « Hiroshima, Mon Amour » d’Alain Resnais. Pure coïncidence? Comment une classe politique pourrait-elle stocker une quantité énorme de AN non garantis, à proximité d’un quartier résidentiel? Peut-être que nous ne découvrirons jamais la vérité. Un mystère de Sherlock Holmes. Ce dont nous sommes certains, c’est que vous êtes une classe criminelle et incompétente qui a entraîné son propre peuple dans les ténèbres.
Baudelaire avait raison: «Chaque jour, nous faisons un autre pas en enfer». Plus que jamais, nous nous battrons pour récupérer notre ville. Notre identité, notre patrimoine. Nos arcades chuchotent l’histoire. Notre parfum de gardénia et de jasmin. Notre doux lever de soleil et notre nuit étoilée. Notre musée Sursock. Notre âge d’or. Notre maison. On gardera la tête haute. Ce n’est pas une bombe atomique qui nous arrêtera. Majida avait raison: « Lève-toi de sous les décombres, comme une rose d’amande au printemps. » Plus que jamais, nous nous battrons pour un Beyrouth plus brillant – «Sit el Dunya». Pour récupérer la ville louée par Fairuz, Amin Maalouf, Wajdi Mouawad. Par Nadine Labaki, Ziad Doueiri, Maroun Baghdadi, Ghassan Salhab. Pour réaliser ce rêve, nous exigeons une enquête et un tribunal internationaux. Plus que jamais, nous devons rester unis. Pour le bien des victimes de la tragédie (pas des martyrs). C’est un appel à la conscience. Un hommage à mes amis blessés bien-aimés – Caroline & Karl, Audrey, Céline & Kelly, Joanna & Ray, Mark, Robert, Karim, Céline … J’admire votre force. À Krystel, Carl, Jean-Marc, Marion, brutalement assassinés, je pense beaucoup à ses fils, William et Alex. En l’honneur de la douce Lexou et de ses parents Paul & Tracy. Pour leur rendre justice, pour que tout ce sang ne soit pas versé en vain… que le monde sache.
« De la souffrance ont émergé les âmes les plus fortes; les personnages les plus massifs sont brûlés de cicatrices. » – Khalil Gibran.
Yasmine Ghorayeb.
Vous pouvez également retrouver l’interview de Yasmine Ghorayeb ici.
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