« Baby I’m (not) gonna leave you », ou pourquoi Amazon vous séduit malgré tout

Chaque week end, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi en début de semaine. Cette fois-ci, vous avez sélectionné le sujet sur Amazon.

Alors que l’entreprise internationale est de plus en plus pointée du doigt pendant la crise sanitaire, ses chiffres de vente fleurissent. Derrière les achats qui montent, les polémiques autour de sa stratégie de communication et des conditions de travail de ses salariés se font de plus en plus véhémentes.

« Cher Père Noël, cette année, nous prenons l’engagement d’un #NoëlSansAmazon. » Lancé le mardi 17 novembre, cet appel a réuni des élus politiques, des associations et des personnalités du monde de la culture. Parmi les signataires, on trouve notamment l’ex-ministre de l’environnement Delphine Batho, le réalisateur Cyril Dion, l’ONG Greenpeace, la maire de Paris Anne Hidalgo, mais aussi le chansonnier François Morel, le député de la Somme François Ruffin et le Syndicat de la librairie française. Pointant du doigt « les brigands du numérique », ils réclament également la mise en place de lois « qui mettent fin à la concurrence déloyale et à l’injustice fiscale entre les mastodontes du numérique et les commerces physiques et de proximité. » Le but : protéger les commerces de proximité et développer « un e-commerce plus durable » face au géant de la vente en ligne.

Aux racines de la colère

Si les appels à lutter contre Amazon ont haussé le ton ces derniers mois, il faut bien comprendre que cette contestation gronde depuis plusieurs années. Première inquiétude : en cassant les prix et en proposant un éventail de produits impressionnant, l’entreprise est accusée d’étouffer les commerces de proximité. Il est aujourd’hui plus rapide pour un client de commander les mémoires de Barack Obama en un clic, livrable si possible en 24h, que de faire la queue chez son libraire – d’autant plus qu’il peut acheter par la même occasion une nouvelle coque de smartphone et un jean à bas prix. Prenons l’exemple du livre, qui est le plus souvent brandi lors des débats. En France, la loi Lang de 1981 a instauré son prix unique afin de limiter la concurrence et de protéger la filière. Mais de son côté, Amazon n’hésite pas à baisser les marges. Selon le cabinet d’études sur le secteur du livre Codex Group, Amazon contrôle près de 72% des ventes en ligne de livres neufs pour adultes et 49% de toutes les ventes unitaires de livres neufs. Pendant ce temps, le chiffre d’affaires global des libraires français est « en recul de 8% entre 2003 et 2012 ». Le recul était de 4% en 2018. Quant aux Etats-Unis, où le prix de vente du livre est libre, l’écart entre les prix inquiète davantage les librairies.

Autre polémique dans le viseur : Amazon ne paie que peu d’impôts en France. La première révélation avait eu lieu en 2011 : la Fédération française des télécoms avait alors dévoilé que l’entreprise n’avait payé que 3.3 millions d’euros d’impôts en France au lieu de 10.9 millions. Tout comme Apple ou Facebook, les maisons mères de l’entreprise sont basées en Suisse ou au Luxembourg et les bureaux dans l’hexagone sont uniquement considérés comme des prestataires, permettant ainsi à Amazon France de déclarer 110 millions d’euros de recettes au lieu de 2 milliards.

Jean-Baptiste Malet - Biographie et livres | Auteur Fayard
Jean-Baptiste Malet a publié en 2013, En Amazonie, infiltrée dans « le meilleur des mondes. » Photo : Fayard*

Enfin, troisième point majeur : les conditions de travail des salariés sont régulièrement pointées du doigt. En 2013, le journaliste Jean-Baptiste Malet fait paraître En Amazonie, infiltré dans «le meilleur des mondes. » Il y décrit la précarité des conditions de travail dans un dépôt logistique d’Amazon à Montélimar, dans la Drôme, où il s’est fait embaucher. A l’ordre du jour : des intérimaires  précaires, une pression permanente, des nuits à marcher 20km entre des tonnes d’articles dans les 36 000 mètres carrés de l’entrepôt, de fausses pauses, des fouilles aléatoires, des quotas de productivité qui doivent « obligatoirement être en perpétuelle croissance » : « Les conditions de travail n’ont rien de moderne : certains aspects du travail nous ramènent vers le XIXe siècle, pas vers le XXIe. Il faut que le consommateur comprenne que, si son livre arrive aussi vite dans sa boîte aux lettres, c’est parce que l’envers du décor est aussi violent. »

« Le sourire sur le colis, ce n’est pas le nôtre », lance M. Jens Brumma, 38 ans, stower depuis 2003 dans le reportage de Jean-Baptiste Malet pour le Monde Diplomatique. Plus loin dans l’article, on peut lire : « Un jour, se remémore M. Sihamdi, à un collègue qui m’interrogeait sur la fortune de Jeff Bezos, j’ai répondu que cela me donnait envie de vomir. Il m’a dénoncé, et j’ai été rappelé à l’ordre pour avoir critiqué l’“esprit Amazon” ! L’ambiance de travail est délétère ; tout le monde se surveille. Et les intérimaires sont traités comme de la viande, ce qui m’était insupportable. Je connais bien le monde industriel, notamment celui de l’automobile. Mais mon expérience chez Amazon est de très loin la plus violente de ma carrière d’ingénieur. »

En pleine pandémie, un boycott tout en nuance

Les critiques envers Amazon ne datent donc pas d’hier. Mais la crise sanitaire qui perdure depuis plusieurs mois a donné une ampleur toute particulière au mouvement d’opposition.  La veille du lancement de #NoëlSansAmazon, le 16 novembre, 120 signataires (réunissant librairies et éditeurs mais aussi des responsables politiques et syndicaux) avaient demandé l’instauration d’une « taxe exceptionnelle ». Pointant du doigt « les profiteurs de la crise » aux dépens des engagements climatiques et des revendications salariales, ils accusent Emmanuel Macron de « dérouler le tapis rouge » à l’entreprise :

« En faisant ce choix, le président dessine un monde d’après pire qu’avant. Celui d’un capitalisme sécuritaire dominé par les GAFA, ces géants de l’e-commerce et de la vie numérique. Celui d’une multinationale en train d’asseoir son monopole dans la vente de milliards de produits en détruisant la vie sociale locale, une multinationale qui détruit 4,5 emplois lorsqu’elle en crée un, qui remplace progressivement ses salariés par des robots et qui a recours à des milliers de travailleurs précaires pour livrer ses produits.« 

L’association Les Amis de la Terre évoque à propos de la destruction d’emplois par Amazon et l’e-commerce un ratio minimum de 3 emplois perdus pour 1 créé en France (4,5 aux Etats-Unis). Si l’entreprise parvient effectivement à doubler ses effectifs en France, il faudrait alors, avec un ratio de 4,5, compter 80000 suppressions nettes d’emplois.

Tout au long des confinements successifs, les appels de plus en plus nombreux à boycotter Amazon ont bien souvent été sous le feu des projecteurs. Mais ces nouvelles vagues de critiques s’opposent aux chiffres de vente mirobolants de l’entreprise. Fin octobre, la société a dévoilé une augmentation de 37% de ses chiffres de vente par rapport en 2019 : 96,1 milliards de dollars en 2020 contre 70,0 milliards de dollars au troisième trimestre 2019. Ses actions ont quant à elles bondi de 76%. Plus récemment, l’entreprise a affirmé que ses ventes avaient bondi de 67% pendant le mois de novembre 2020. Alors que les pétitions continuent de hausser le ton, le cybermarchand a déclaré que les internautes avaient réalisé leurs achats de Noël bien plus tôt que d’ordinaire. Le résultat est tout autant visible à l’étranger : une enquête sur les tendances des consommateurs américains de Jungle Scout a montré que 10% des répondants seulement n’avaient pas acheté sur Amazon cette année.

Mission séduction : les nouvelles stratégies commerciales au temps de la COVID-19

Alors d’où vient le succès d’Amazon malgré les polémiques ?

Hors crise sanitaire, les raisons principales sont loin d’être une révélation. L’an dernier, une étude de Feedvisor auprès de 2 000 consommateurs a estimé que 89% des consommateurs sont plus susceptibles d’acheter des produits sur Amazon que sur d’autres sites de e-commerce. Les clés d’un tel enthousiasme : une interface que l’entreprise a su rendre attrayante, un nombre vertigineux de produits de marques et/ou à bas prix, l’avantage du guichet unique (vous pouvez acheter à la fois un livre, une plaque de cuisson et de la nourriture pour chiens), une plateforme d’achat pratique (tout y est déjà stocké, de votre adresse de livraison à votre méthode de paiement), des envois express…

Source : Statista 2020

Mais Amazon a également su prendre le contrepied des critiques dont elle était la cible cette année. Depuis plusieurs mois, l’entreprise a multiplié la diffusion de publicités visant à prouver sa bienveillance et son souci des salariés. Diffusées sur nos écrans, ces annonces mettent par exemple en avant des personnes sourdes et malentendantes, des seniors (où Claude, 57 ans, nous explique que « malgré mon âge j’ai intégré l’effectif »), ou encore Camille qui élève seule sa fille et « ne souhaite pas un métier pour gagner des sous », puis Magalie, venue du Congo pour avoir plus de sécurité en France. Des salariés de tous bords qui s’affirment épanouis derrière leur masque mais que la volonté affichée de catégoriser dérange (« l’handicapée », « le senior », « la mère de famille », « l’émigrée »). Le message est clair : chez Amazon, nous faisons confiance à tous nos employés, en donnant des opportunités y compris à celles et ceux que la société d’ordinaire rejette. Face à des détracteurs qui lui reprochent des conditions de travail invivables, Amazon redore son image en jouant la carte de l’Humain.

« Nos conditions de travail sont excellentes. »

En parallèle de ces publicités officielles, de nombreux témoignages publics tentent de désamorcer les propos pointant du doigt les conditions de travail. Sur Twitter, de nombreux employés à l’identifiant quasi similaire (tous suivent le modèle @AmazonFC[prénom], FC signifiant Fulfillment Center, les centres de préparation de commande Amazon) prennent le temps de répondre à chaque commentaire détracteur d’Amazon. On y trouve Solène qui déclare travailler chez Amazon depuis deux ans et adorer son travail, Jordan qui affirme que son travail pour l’entreprise lui sert dans la vie de tous les jours puisqu’il sait à présent ranger ses valises dans le coffre de son camion, ou encore Magdalena, « heureuse d’être Amazonienne depuis octobre 2017 » et qui ne souhaite « changer [s]a place pour rien au monde. »

Interrogé par Reporterre, Amazon leur a affirmé que « les ambassadeurs FC sont des salariés expérimentés volontaires qui souhaitent être des ambassadeurs de nos centres de distribution. Ils connaissent la réalité du travail et ils sont présents depuis suffisamment longtemps pour pouvoir partager en toute honnêteté des faits concrets basés sur leur expérience personnelle quotidienne. »

Même constat sur Youtube où depuis plusieurs mois sont diffusées des vidéos #AmazonVraiPasVrai  où les employés répondent à des questions telles que « Avez-vous l’impression de vous faire exploiter ? » Trois mois plus tôt, l’entreprise avait été épinglée pour avoir voulu recruter « des analystes en renseignement » dans le but de « surveiller les menaces d’organisations syndicales » au sein du groupe.

En réalité, depuis plusieurs années, chaque révélation d’ex-salariés provoque un raz-de-marée de réponses de l’entreprise, chacune mettant en avant des employés qui chantent les louanges du géant de e-commerce. Les deux camps se renvoient sans cesse la balle à travers les médias et les réseaux sociaux, rendant tout débat cacophonique et incompréhensible. Plus récemment, des salariés de Lauwin-Planque (Nord) ont exprimé leur inquiétude face à des critiques qui leur coupent la parole et des controverses qui menacent leurs emplois. Un mois plus tôt, Jean-Baptiste Malet a publié une nouvelle enquête dans le Monde Diplomatique. L’article montre notamment qu’Amazon ne prend aucune précaution sanitaire sur le site « du vestiaire à la pointeuse, en passant par les postes de travail, tout le monde y est agglutiné. » Alors qu’il n’est pas rare que certains fassent des journées de treize heures, l’entreprise incite la main-d’œuvre à s’entasser dans des sites potentiellement contaminés avec « une mesure inouïe : augmenter les salaires. » Le tout, même si vous avez de la fièvre.

L’autre débat : Amazon aide-t-elle vraiment notre économie ?

Evidemment, Amazon se défend d’être un danger pour l’économie française. Sur France Inter, le 18 novembre, le directeur général d’Amazon France, Frédéric Duval, assure ainsi devant Léa Salamé que “Amazon c’est 1% du commerce de détail en France, on n’est pas le grand méchant qu’on décrit aujourd’hui » ou encore que “la plateforme regroupe 11.000 PME françaises”. En réponse, l’ONG Attac rappelle que “l’évaluation de la part de marché d’Amazon est fortement sous-évaluée” : hors alimentaire, en e-commerce, elle s’élèverait en France à près de 44%. A titre de comparaison, la plateforme se situe devant la Fnac et Cultura dans la catégorie “produits culturels” (près de 60%) et devant Cdiscount et la Fnac dans la catégorie “produits électroniques et électroménager” (plus de 66%).

Dans la même démarche, “le grand méchant” déploie des efforts considérables pour faire croire à la population et aux pouvoirs politiques qu’il est davantage un soutien qu’un danger pour les petites et moyennes entreprises et les très petites entreprises (PME et TPE). En 2018, une campagne télévisée affiche ainsi Amazon comme le relai commercial et le partenaire de confiance des entreprises françaises. Cette façade publicitaire ne doit pas faire oublier que l’Inspection des finances évalue à près de 98% le nombre de vendeurs Amazon et Cdiscount qui fraudent le fisc français, ou qu’Amazon est loin d’être véritablement le partenaire qu’il prétend être.

En effet, les vendeurs tiers qui utilisent le marketplace, en plus de payer un abonnement (40€ par mois), doivent verser une commission sur les ventes, c’est-à-dire qu’ils reversent au groupe une part importante de leur chiffre d’affaires (jusqu’à 20%), et ils sont généralement contraints de payer des services en sus, notamment en logistique. Surtout, Amazon récolte les données commerciales liées à leur activité sur la plateforme de vente (fichiers clients, statistiques), ce qui permet au groupe d’affiner sa stratégie publicitaire mais également de proposer sur le marché ses propres produits en concurrence des produits originaux proposés par les vendeurs partenaires. De plus, l’amende de quatre millions d’euros infligée à Amazon en 2019 par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) pour des clauses abusives et illégales témoigne de la relation asymétrique qui lie les petites entreprises à la multinationale. Récemment, au micro d’Europe 1, un commerçant a témoigné : “C’est eux qui imposent les règles, 100% des règles. On ne discute pas, les fournisseurs ne sont pas traités du tout. On est des objets, on est remplaçable… Disons que je fais avec. » Un autre affirme franchement auprès de Franceinfo : “J’ai besoin d’eux mais j’ai souvent envie de les tuer ».

Pour mettre en avant son engagement prétendu auprès des PME et des TPE, Amazon avance ses pions jusque dans l’enseignement supérieur. A destination notamment des universités et des écoles de commerce ou d’ingénierie, son Amazon Campus Challenge est un concours dont le principe est d’accompagner une PME ou une TPE dans le développement de sa stratégie d’e-commerce sur le marketplace d’Amazon. L’objectif est triple : améliorer son image auprès des entreprises et des étudiants, et les habituer à “l’utilisation des outils mis à disposition par Amazon”. Il s’agit bien d’un outil de communication : la firme a financé Le Figaro pour que le journal publie un “contenu publi-éditorial” faisant la promotion du concours, cette “expérience incroyable” à laquelle participent rien de moins que “trois des plus éminents membres de la direction d’Amazon en France” pour départager les derniers finalistes (sur plus de trois cents groupes en lice). En 2020-2021, le concours s’ouvre à l’Italie, à l’Espagne et à la Grande-Bretagne en plus de la France, de la Belgique et du Luxembourg.

Une entreprise qui avance masquée

Consciente de ne pas être toujours bienvenue sur le territoire, Amazon pratique ainsi une stratégie de l’anonymat pour limiter la mobilisation et l’influence des oppositions locales. Dans les papiers officiels (enquêtes publiques, contrats, permis), l’entreprise se cache derrière les sociétés foncières dont elle est cliente. Dans les discussions avec les élus, elle se protège au moyen de clauses de confidentialité. A Petit-Couronne près de Nantes, le commissaire-enquêteur chargé de l’enquête publique a remarqué une “accélération de réactions [négatives, NDLR] après la publication dans la presse locale d’articles évoquant le nom d’Amazon”, rapportent Les Echos. Dans le Gard, le député LREM Anthony Cellier, qui ne se prononce pas lui-même contre le très controversé projet d’installation d’Amazon, reproche au groupe son “absence de communication” et son “absence d’explications”. En effet, les responsables politiques se retrouvent alors, à tort ou à raison, en première ligne face aux habitants dont le “doute”, le “rejet” et la “colère” sont alimentés par le silence d’Amazon qui refuse de “mener le débat”. Partout le groupe s’obstine à “avancer masqué” : en Alsace, la firme a été contrainte d’abandonner deux projets d’implantation dont elle refuse encore d’admettre qu’elle en était la commanditaire. Libération rapporte ainsi que “les discussions se déroulaient entre préfectures, communautés de communes et Amazon, à coups de clauses de confidentialité”. A Fournès encore, les tractations avec les pouvoirs publics ont duré plus de deux ans sans que les habitants n’en soient informés. “Projet Delta” près de Metz, “Projet Citadelle” près de Belfort : chaque fois les élus sont tenus au silence et il faut que les associations mènent des enquêtes ou que le nom d’Amazon soit mal effacé sur un permis de construire pour que le masque tombe.

Des Gardois dénoncent les pratiques du géant du e-commerce en ce "black friday".
Des Gardois dénoncent les pratiques du géant du e-commerce en ce « black friday ». Photo : Midi Libre

Amazon multiplie les précautions. Alain Dufour, de l’association Les Amis de la Terre, note ainsi pour La Relève et la Peste qu’Amazon choisit maintenant de s’implanter à proximité des métropoles et des centres urbains, mais pas sur leur territoire, justement pour mettre hors-jeu les oppositions potentiellement plus puissantes des pouvoirs publics, des associations citoyennes et des fédérations commerçantes. On en vient, vite, comme certains élus d’opposition belfortains, à se demander si Amazon n’aurait pas “peur du débat et de la démocratie”, ainsi que l’État et certaines collectivités locales qui acceptent de jouer le jeu de la dissimulation et de l’anonymat y compris lors des enquêtes publiques. Quoiqu’il en soit, comme le souligne Libération, il s’agit bien pour Amazon de faire preuve d’un  “maximum de discrétion afin de retarder la mobilisation des opposants à son modèle”. Par ailleurs, cette stratégie ne sert pas que les intérêts d’Amazon mais également ceux de certains politiques locaux, qu’il s’agisse de reporter l’annonce d’un projet après une échéance électorale (ce que soulignent des habitants de Montbert, au sud de Nantes) ou de s’épargner le soupçon de possibles conflits *d’intérêts (qui pèse sur des élus de Fournès). Amazon dispose déjà en France de six méga entrepôts et d’une vingtaine plus petits, sans compter les centres secondaires de distribution. La firme prévoit la construction, d’ici à l’année prochaine, d’une douzaine d’autres dont certains sortent déjà de terre, comme celui de 186000 m2 à Metz Frescaty. Outre les débats locaux qui ne manquent pas d’accompagner chacun de ces projets, le renforcement de l’installation d’Amazon en France et en Europe est aussi le renforcement des enjeux évoqués plus haut dans notre article.

Amazon is watching you

Un autre et non des moindres est la propension avérée d’Amazon à la surveillance que documente la longue enquête de Motherboard. Contrôle voire empêchement des activités syndicales, espionnage de l’activité des salariés sur les réseaux sociaux, surveillance de l’activité des associations et organisations de défense de l’environnement ou des droits sociaux (de Greenpeace à la CGT), suivi des mouvements sociaux et politiques (comme les Gilets jaunes) : toute information est bonne à prendre pour sévir au sein de l’entreprise et pour adapter le lobbying comme la communication publique. Pour arriver à ses fins, Amazon a recours aux services d’une agence d’espionnage, Pinkerton, connue pour mener depuis sa création en 1850 des activités antisyndicales et pour aider encore aujourd’hui les entreprises à licencier, à faire stagner les salaires ou à surveiller les salariés, ainsi que le rappelle The New Republic. L’agence aurait ainsi “survécu jusqu’au 21e siècle surtout grâce à sa capacité à intimider et surveiller les salariés et à recueillir des renseignements sur eux”. Cette même agence promeut la mise en place de services de renseignement de sécurité entrepreneuriale à l’échelle mondiale en lien, notamment, avec les agences de renseignement étatiques.

Amazon rougit à peine d’avoir recours à l’espionnage : en septembre 2020, la firme a fait l’objet d’un scandale pour avoir publié publiquement, aux Etats-Unis, deux offres d’emploi pour recruter des analystes en renseignement explicitement chargés de la surveillance et de la prévention de toute activité syndicale. Son comportement est tel qu’en octobre 2020, 37 membres du Parlement européen, dont huit français, ont signé une lettre ouverte à Jeff Bezos pour déclarer leur inquiétude non seulement à propos de dangers pesant sur l’activité syndicale, mais également à propos de possibles actes d’espionnage politique, ces fameuses offres d’emploi évoquant notamment la surveillance de “chefs politiques hostiles”. Après tout, l’Amazon’s Global Security Operation Center, qui veille aux intérêts et à la sécurité du groupe, recrute bien d’anciens analystes de renseignement militaire. Par ailleurs, Le Monde rappelle que l’un des membres du conseil d’administration d’Amazon, Keith Alexander, est un ancien directeur de la NSA et “l’un des artisans de la surveillance électronique de masse dénoncée par Edward Snowden” en 2013. Cette nomination, critiquée par Privacy International, évoque le programme de surveillance électronique Prism qui ouvre à la NSA les données cumulées d’entreprises telles que Google, Microsoft, Facebook, Apple, Yahoo ou YouTube. Un excellent papier de Evgeny Morozov à propos du capitalisme de surveillance et de l’extraction de données par les GAFAM est traduit en français et publié ici par Le Vent se lève.

A propos d’activités peu licites, la pétition « Noël sans Amazon » menée par les députés Matthieu Orphelin (ex-LREM) et François Ruffin (LFI), que nous avons mentionnée en tête d’article, a été victime d’une cyberattaque dont il est supposé qu’elle est l’oeuvre d’un informaticien qui travaille pour Amazon, justement spécialiste en e-réputation et en lobbying. Si rien ne permet encore d’accuser sérieusement l’entreprise de vouloir entraver directement une pétition portée par des parlementaires, et que l’attaque informatique a somme toute été d’une faible ampleur, comme l’explique Cyberguerre d’après l’hébergeur de la plateforme où a été lancée la pétition, retenons tout de même le cocasse de cette anecdote : les deux tiers des 90000 fausses et malveillantes signatures ont été faites avec le nom de Jeff Bezos, les autres avec celui de Bill Gates. Nul doute que les patrons d’Amazon et de Microsoft ne seraient pas ravis d’apprendre que, pour une fois, leur nom apparaît clairement au beau milieu d’une action répréhensible et potentiellement ruineuse pour la belle image d’une entreprise.

La nécessité de politiser le débat

Les efforts réguliers et conséquents de l’entreprise pour redorer son image publique ne suffisent cependant pas à réduire la fronde anti-Amazon ni à faire accepter aux citoyens et aux citoyennes l’implantation de ses immenses entrepôts. Du côté de l’Etat, certaines mesures commencent à être abordées. Le député Loïc Prud’homme a récemment affirmé qu’il souhaitait « mettre un coup d’arrêt au e-commerce » avec la création d’une taxe annuelle de 20% sur le CA, l’interdiction de construire, aménager ou étendre des entrepôts logistiques de plus de 1000m2 à destination du e-commerce, ou encore l’extension de la Tascom aux entrepôts de vente en ligne… L’été dernier, la ministre de l’environnement Barbara Pompili évoquait un moratoire sur les entrepôts d’e-commerce. Mais la politisation du débat doit d’abord commencer par sa transparence. Aujourd’hui, la compréhension des enjeux d’Amazon sur l’économie, l’environnement, ou les conditions de travail semble réduite à des tours de passe-passe médiatiques sur la place publique sans qu’aucune enquête transparente et lisible ne soit proposée à la population dans son ensemble.

Charlotte Meyer et Konogan Lejean

Pour aller plus loin :

En Amazonie
Jean Baptiste Malet, En Amazonie, Infiltré dans « le meilleur des mondes », Fayard, 2019, 208 p

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