Le mois dernier, un mouvement social inédit et massif a secoué le Pérou. Les manifestants réclamaient la démission de Manuel Merino, leader des membres du Congrès ayant destitué le Président de la République Martín Vizcarra pour « incapacité morale ». Une procédure lancée pour des soupçons de corruption. Particulièrement investie, la jeunesse péruvienne a été à l’avant-garde de la mobilisation.
« Le Congrès ne représente pas les citoyens, mais seulement des intérêts particuliers », résume ainsi Franco Rueda, 25 ans, étudiant en science politique à l’Université Antonio Ruiz de Montoya (UARM) de Lima. Des mots prononcés à l’issue d’une crise politique majeure que vient de traverser le Pérou. Et pour cause : c’est l’unique chambre du pouvoir législatif qui en est à l’origine.
En effet, le 9 novembre 2020, le Congrès destituait le Président de la République Martín Vizcarra (centre-droit) pour « incapacité morale » à la suite d’une ouverture d’une enquête préliminaire par la Justice pour des soupçons de corruption. Le 10 novembre, Manuel Merino, alors Président du Congrès et membre du parti Action populaire (Acción popular, droite) succédait à M. Vizcarra à la tête du pays comme le prévoit la Constitution péruvienne.
Ces deux jours furent suffisants pour provoquer l’ire d’une majorité considérable de la population qui considérait cette procédure comme illégitime. Une colère traduite dans des manifestations de dizaines de milliers de personnes à travers le pays après le 9 novembre pour demander le départ de M. Merino. Et dans lesquelles, la jeunesse du Pérou avait une place toute particulière.
54% des 18-24 ans mobilisés
« L’objectif n’était pas tant que Vizcarra revienne mais montrer que notre génération n’était pas bête, estime Sofia Muñíz, 22 ans, étudiante en communication à l’Université péruvienne de sciences appliquées (UPC), qui vit dans le district aisé de San Borja à Lima. Elle continue avec détermination : « Dans les manifestations, nous voulions montrer que notre génération pouvait se rendre compte des choses, que nous étions en mesure de demander la justice. » Une capacité de mobilisation dans les marches, sur les réseaux sociaux et dans les cacerolazos [NDLR : des « casserolades »] effectivement plus élevée chez les jeunes que dans le reste de la population. D’après un sondage de l’Institut d’études péruviennes (IEP) paru le 18 novembre, la participation déclarée des 18-24 ans a atteint 54%, soit respectivement 20 et 19 points de plus que parmi les 25-39 ans et les plus de 40 ans. Ce phénomène s’explique sans doute par la disponibilité accrue des plus jeunes, généralement en études supérieures ou pour lesquels le taux de chômage est plus élevé.

« Au Pérou, peu de gens s’intéressent à la politique, raconte Franco. J’ai des amis dont je sais qu’ils vont se mobiliser quand il est question de politique. Mais d’autres qui n’étaient pas habituellement intéressés s’y sont mis avec cette crise. » Une mobilisation au sein de la jeunesse – et sans doute dans les autres catégories de la population – qui a donc dépassé le cadre des initiés. Franco évoque également, au sein de son université, des « mouvements auto-organisés » d’étudiants en-dehors des partis politiques et des syndicats traditionnels. Le 11 novembre, l’Association nationale des universités publiques du Pérou (ANUPP) et dix-neuf universités péruviennes ont ouvertement critiqué le processus de destitution qu’elles ont qualifié de « discutable et précipité ». Une prise de position qui a peut-être poussé les étudiants à se mobiliser.
Des manifestations massives et diverses, mais dont les mots d’ordre n’ont cependant pas convaincu tout le monde. « Je soutenais les manifestations. Mais je ne suis pas allée marcher parce que je devais m’occuper de ma famille mais aussi et surtout parce que je trouvais qu’il n’y avait pas de mot d’ordre positif clair, explique Alejandra Carrasco, 19 ans, présidente de Wawa Laptop, une entreprise péurvienne visant à diffuser des technologies numériques à bas prix dans les zones rurales. Je me suis senti frustrée de ne pas comprendre quel était le message exact ! » Celle qui explique par ailleurs être favorable à une nouvelle Constitution [NDLR : la précédente date de 1993, établie au cours du mandat autoritaire d’Alberto Fujimori], au développement d’une éducation de qualité et à l’investissement des citoyens non seulement dans la vie politique mais aussi dans l’action sociale, regrette en fait l’absence d’un objectif positif. Néanmoins, cette crise politique a tout de même suscité ou renforcé certaines idées parmi les jeunes interrogés.
« Fierté d’être péruvien »
« Si les agissements du Congrès m’ont donné honte d’être péruvien, les manifestations ont renforcé ma fierté d’être péruvien », lâche d’un trait Cristofer Morales, 26 ans, en thèse de psychologie à l’Université pontificale catholique du Pérou (PUCP) et habitant d’un district socialement hétérogène de la capitale, Santiago de Surco. Un sentiment en partie partagé par Sofia qui explique « être fière de ses racines, et [qu’elle n’aurait] pas aimé naître ailleurs ». Celle qui pendant les manifestations vivait à Arequipa, la deuxième ville du pays, se souvient, pensive, d’une pancarte vue au cours des manifestations : « La merde (sic), ce n’est pas mon pays mais le gouvernement [NDLR : celui de l’ex-président Manuel Merino]. » Le ton est donné.
« J’ai été très indigné, lâche Franco. Surtout quand certains politiques disaient que les manifestations étaient guidées par les terroristes [NDLR : une référence aux propos de certains membres du gouvernement de Manuel Merino]. En effet, entre 1980 et 2000, une terrible guerre entre l’Etat péruvien et le Sentier Lumineux, une organisation terroriste et marxiste, avait fait entre 48 000 et 70 000 morts. L’argument du terrorisme revient ainsi souvent dans les bouches d’une partie de la droite péruvienne à propos des mouvements sociaux et de la gauche péruvienne. L’étudiant qui vit dans la partie résidentielle de Cercado de Lima, un district socialement divers de la taille de Versailles, poursuit : « J’ai ressenti de l’impuissance face aux agissements du Congrès. Mais j’avais aussi envie de changer les choses, avec une certaine fierté et une certaine satisfaction. »
Des manifestations, et ensuite ?
« Cette crise m’a fait comprendre que le Pérou était en train de se réveiller petit à petit », analyse Alejandra. Mais elle décrit toutefois avec amertume : « Beaucoup de jeunes, de mes amis et de mes connaissances sont sortis manifester et sont ensuite rentrés chez eux. Aujourd’hui, la mobilisation se dissout progressivement » Mais cela n’est-il pas cohérent ? Les Péruviens qui ont manifesté pour que Manuel Merino démissionne semblent avoir atteint leur objectif, puisque le désormais ex-président a renoncé à son mandat le 15 novembre. Une démission liée à la mobilisation populaire, mais aussi à un fait grave ayant provoqué l’indignation générale. Pour que cela arrive, il aura en effet fallu attendre que Brian Pintado et Inti Sotelo, deux jeunes hommes âgés respectivement de 22 ans et 24 ans, trouvent la mort le 14 novembre au cours d’une manifestation particulièrement réprimée par la Police nationale du Pérou (PNP).

Le 16 novembre, Francisco Sagasti, leader du groupe politique du Parti violet (Partido Morado, centre) – le seul dont aucun des membres n’a voté la destitution de M. Vizcarra – était élu Président du Congrès. Le jour suivant, il parvenait, comme le prévoit la Constitution, au sommet de l’Etat, devenant ainsi le troisième Président de la République en un peu plus d’une semaine. Ses principales missions : stabiliser le Pérou face à la crise sanitaire – le pays est le deuxième plus affecté d’Amérique du sud – et face à la crise économique et sociale qu’il traverse. Une transition qui ne l’a toutefois pas empêché de remplacer le Commandant général et 18 généraux de la PNP ainsi que d’instaurer une commission dirigée par le Ministre de l’Intérieur et chargée de faire des propositions sous 60 jours pour réformer les forces de police. Un président de transition, toutefois.
Des élections attendues en 2021
Ce mouvement social inédit et massif se traduira-t-il dans les urnes ? Cette crise politique est en effet survenue quelques mois avant deux élections majeures. En avril 2021, les Péruviens seront amenés aux urnes pour élire un Président de la République et 130 membres du Congrès pour une durée de 5 ans. Un scrutin source d’incertitudes et d’espoirs, qui pourrait soit clore soit raviver une période d’instabilité politique qui dure depuis 2016. Aujourd’hui, la plupart des candidats sont dans un mouchoir de poche entre 2% et 7% d’intentions de vote. Seul Georges Forsyth, ancien gardien de but du populaire Alianza Lima, club de football péruvien, et ex-maire d’un district pauvre de la capitale, La Victoria, se détache avec un score compris entre 9% et 20% des suffrages selon les sondages.
« A l’occasion de ces élections, j’ai de l’espoir et quelques rêves comme c’est le Bicentenaire [NDLR : la République du Pérou a été fondée en 1821] », raconte José Álvarez, 22 ans, étudiant en science politique à l’UARM et habitant du district riche de Miraflores. Les jeunes interrogés semblent quoi qu’il en soit particulièrement attentifs aux prochaines élections. Alejandra ne dit pas autre chose quand elle lance avec ferveur : « Être apolitique ne nous aide pas à nous construire comme être humain. Être apolitique, c’est comme vivre dans une bulle : sans se préoccuper des personnes vulnérables et des travailleurs. »
Marius Matty
