« Ce fut admirable de découvrir l’Amérique, mais il l’eût été plus encore de passer à côté. » – Mark Twain.
La phrase est insolente, mais bien trop délicieuse pour ne pas céder à la tentation de la rappeler. Il aurait fallu passer à côté de l’Amérique, nous suggère Mark Twain. Lui, écrivain le plus Américain de tout le continent, dont le visage ébouriffé trahissait à lui seul le cœur sauvage. Lui, ce chantre de la démesure, cette bête flamboyante à la plume sans cesse révoltée, amoureux de la liberté à l’excès. Lui dont Hemingway disait « avant lui, il n’y avait rien et, depuis, on n’a rien fait d’aussi bien.» Est-ce bien lui qui écrit à la fin de sa vie « aucune autre civilisation n’est aussi peu courtoise, aussi brutale, sordide, mal élevée que la nôtre » ? Passer à côté de l’Amérique, va encore. Mais se passer d’un Mark Twain ? Où aurait-il pu donc naître, sinon au fin fond du Missouri ?
A l’image des Américains, nous avons aussi tendance à vouloir « passer à côté » des Etats-Unis. A travers le monde et à travers l’Histoire, il est sans doute le pays que nous préférons détester. Il faut dire que celui-ci nous facilite parfois bien les choses. Il suffit d’y voir ses excès décuplés, le foyer du capitalisme, sa politique spectacle, sa diplomatie ô combien agaçante, son instabilité, ses GAFA, son way of life, et puis son amour de l’argent et de la démesure, son égocentrisme, sa voix qui couvre toutes les autres. Déjà à l’époque, Simone Veil écrivait :
« Comme il est difficile pour les Américains, même les Américains de bonne volonté, de ne pas se considérer comme le centre de l’univers. »
Et pourtant. Nous voilà, tous les quatre ans, à le redécouvrir, les yeux écarquillés. La manière dont se sont déroulés les événements la première semaine de novembre ne peut que l’attester. Pendant plusieurs jours, les présidentielles américaines ont fait pâlir de jalousie les plus grandes plateformes audiovisuelles. Une série bien montée, pleine de rebondissements, du suspens bien dosé. A Cannes le printemps prochain, la course aux portes de la Maison Blanche mériterait au moins une nomination.
Mais alors quoi ? Sommes-nous encore « tous Américains » comme l’écrivait Jean-Marie Colombani en 2001 ? Pourtant, nous aurions pu croire que le pays avait cessé d’attirer les foules. Ces dernières années, il avait accumulé les qualificatifs péjoratifs. « Corrompu », « barbare », « violent », « égoïste » – il attirait la haine bien plus que les convoitises ! Et puis aujourd’hui, où il est si facile « d’être » tout le monde, à la fois Charlie, gendarme, enseignant, hospitalier, avec ou sans hashtag, que signifie cette phrase ? Finalement, que signifie encore « être l’autre » ? Sommes-nous encore capables de nous comprendre, de nous « mettre à la place de », capables d’empathie et de compréhension ? A Combat, vous le savez, l’Autre est au cœur de notre projet. Comment nous aborder en tant que semblables à une époque où la recherche de nos singularités conclut finalement à une forte uniformisation ?
Peut-être n’avons-nous plus rien à voir avec les Etats-Unis. Mais personne en réalité ne croit à cela. L’Histoire nous a souvent été commune. Qu’on le veuille ou non, les Etats-Unis et la France ont tissé des années de fraternité et de combats semblables. Il y aura toujours quelque chose à voir avec l’Amérique, parce que c’est une affaire d’hommes et de femmes, c’est une Histoire longue, entremêlée et nécessaire. Il est si loin, et pourtant si proche. Ce pays que l’on ramène sans cesse au berceau de la liberté, cette terre bercée par des flots lourds d’Histoire. Ce peuple qui ne connaît pas la tranquillité et qui n’a cessé de se soulever pour exister depuis qu’il s’est proclamé Amérique. Ce pays qui a commencé dans le sang, a continué dans le sang, et continue aujourd’hui d’exister dans le sang. Ce pays à la fois passionnant et passionné, narcissique, orgueilleux même et pourtant étonnant.
Surtout, il y aura toujours quelque chose à voir avec l’Amérique, parce qu’il y a la paix à préserver. Mais « avoir quelque chose à voir », cela ne doit plus signifier « devenir dépendants. », c’est au moins ce que nous auront prouvé ces années Trump : à côté des Etats-Unis, notre indépendance dans tous les domaines devient plus que nécessaire. Elle n’exclut pas l’alliance, ni l’amitié. Quant à la fascination, cela est encore autre chose. Alors ce que nous avons fait cette fois-ci, c’est disséquer cette Amérique, non pas pour l’admirer, mais pour regarder de plus près ses failles, creusées ses quatre dernières années, et que le nouveau président élu devra récupérer, combattre. Regarder les failles d’un pays comme les Etats-Unis, cela ne revient pas à faire de l’archéologie. C’est interroger au même instant notre propre société, la nôtre, la française, l’européenne. Lorsque nous nous interrogeons sur son passé racial et raciste, lorsque nous disséquons son avenir écologique et féministe, lorsque nous regardons de plus près sa justice et ses injustices, les défis de sa jeunesse, la situation de sa culture, cela doit nous amener à penser « et nous ? ». Et nous, où en sommes-nous ? Quel écho de ces fractures, qui sont les fractures de l’époque bien plus que celles d’un seul continent, peut-on percevoir outre-Atlantique ? Voilà le réel objectif du grand angle de ce numéro. Regardons ensemble à la loupe cette société essoufflée. Plongeons dans cet « univers hostile (…), dans la fureur, la violence, le désespoir d’un chaos infernal qui n’appartient qu’à l’Amérique. ». Inimitable Philip Roth qui sut mieux que personne percer à jour les blessures de son pays.
A l’heure où la violence sanitaire, économique, écologique, culturelle, humaine, n’en finit pas de frapper, cette élection est l’occasion de repenser notre relation avec le monde. Les pays en faim de justice et qui ont connu la douleur ont toujours un rôle à jouer dans la construction d’un demain plus juste, plus pacifique et, espérons-le, plus vert. Evidemment, cela ne doit pas s’en tenir aux Etats-Unis. Et au fond, ce regain d’intérêt porté à Washington ces dernières semaines devrait sans doute nous amener à nous poser la question suivante : quel autre pays sommes-nous prêts à regarder avec autant d’impatience, d’enthousiasme et d’intérêt ? Car il y a bien des peuples sur cette Terre qui ont eu cette fougue, ce besoin de liberté. Cela pose la question de l’avenir de notre diplomatie. C’est là d’ailleurs leur dernière mission : réussir, enfin, à cesser de combattre et entrer en harmonie avec le reste du monde. Cela va même plus loin. Dans les années à venir, dans ce monde chaotique et déconnecté où nous sommes tant en manque d’humanité et où les peaux n’ont pas encore retrouvé l’autorisation de se toucher : à quoi ressemblera notre nouvelle fraternité ?
Albert Camus écrit à la mort de Roosevelt dont il aimait le sourire,
« la paix du monde, ce bien sans mesure, il vaut mieux qu’elle soit préparée par des hommes au visage heureux que par des politiques aux yeux tristes. »
Espérons que dans les années à venir, le sourire soit contagieux.
Cet éditorial fait partie de notre numéro de décembre 2020, à retrouver ici et à commander ici !
