Il y a un mois, l’entretien du Président de la République par le média en ligne devait attirer un public plus jeune. Mais derrière une rhétorique minutieusement préparée, certains arguments du chef de l’Etat s’arrangent avec la réalité
Durant deux heures trente, le 4 décembre 2020, Emmanuel Macron était questionné en direct sur le média internet Brut. Adaptation à la pandémie de Covid-19, violences policières, violences faites aux femmes, proposition de loi relative à la sécurité globale, Convention Citoyenne sur le Climat ont été autant de sujets évoqués par les journalistes et chroniqueurs Rémy Buisine, Yagmour Cengiz et Thomas Snégaroff. Avis, opinions et annonces ont ponctué l’interview. Des interventions centrées sur l’homme interrogé qui, pourtant, ont pour objet la Réalité. Celle qui court les rues, transcende la matraque qui s’abat avec violence et tapisse l’érosion de la biodiversité. Cette réalité, dans un espace public démocratique, doit être respectée par la diffusion la plus claire possible de la Vérité. Sans elle, le choix politique est biaisé, le vote est manipulé. Il n’est pas réalisé en pleine conscience. Il est pertinent de s’attarder sur la place que le politique accorde à la Vérité. Préfère-t-il lui accorder toute son attention et témoigner le pragmatisme de son opinion ? Ou, au contraire, a-t-il la coutume de la nier et de lui substituer son opinion ?
Démystification d’une rhétorique
Depuis son image d’homme de sciences et de lettres minutieusement construite lors de la campagne présidentielle de 2017, le Président de la République a régulièrement exprimé son attachement à la Vérité dans son discours. Le 15 octobre 2017, lors d’une interview à TF1 et LCI, il déclarait :
« J’ai toujours essayé de dire les choses […] et de m’approcher d’une forme de vérité. »
Ce vœu de vérité, bien que pieux, n’est qu’incantatoire. Souvent, pour arranger la réalité et la ligne qu’il tient, le Président s’offre le luxe de confondre doxa (« opinion », en grec) et aletheia (« vérité », en grec) en camouflant son opinion derrière une parure de vérité : ce qu’il décrète a valeur de vérité et doit signifier autant pour les autres que pour lui-même.
Plusieurs fois, lors de l’entretien, Mr Macron s’est adonné à une rhétorique falsificatrice. Néanmoins, les techniques qu’il emploie sont redondantes et seules trois phases de l’entretien suffisent à comprendre la manière dont il répand une image faussée de la réalité. Il sera nécessaire de s’attarder sur les passages au cours desquels il traite du racisme et de la violence dans la police, de son action écologiste et de la définition d’un lobby. Dans cette entreprise de falsification, il utilise le mille feuille argumentatif et l’omission par cloisonnement.

Violences policières, la primauté des idées sur les faits
Dès l’amorce de l’entretien, pris à parti par Rémy Buisine sur les violences policières, Emmanuel Macron défend l’idée qu’il n’existe ni racisme, ni violence consubstantiels à la police. Pour cela, il utilise la technique du mille-feuille argumentatif. Cette arme logique consiste en une juxtaposition de nombreux arguments à faible valeur. Ces arguments ont peu de lien les uns avec les autres et peuvent n’avoir qu’une connexion mineure avec la thèse défendue. Il est possible de parler d’inflation argumentative : des arguments abondant qui ne valent pas grand-chose. La quantité ne fait pas la qualité de l’argumentaire et ne permet en aucun cas de valider une conclusion.
Il commence par préciser ce qu’est idéellement la police, ce pour quoi elle existe, les valeurs qu’elle défend. Il mobilise de grandes idées : quand un individu s’engage dans la police ou la gendarmerie, « il s’engage pour protéger l’ordre républicain », il est impartial, et respecte autant qu’il fait respecter l’État de droit : les policiers agissent selon et au nom de la loi et des principes de la Ve République. Mais quel rapport cela a-t-il avec la thèse initiale ? La racisme n’a pas besoin d’être dogmatique et explicite pour être consubstantiel à une institution. Les mots, les idées, ont-ils davantage de valeurs que le réel ? Il ne suffit pas d’insérer de jolis mots aux côtés d’une institution pour qu’elle leur soit fidèle et que le concret soit oublié. Le président se réfugie dans une forme de nihilisme passif impliquant la primauté des idées et des valeurs sur les faits.
Une réalité en demie-teinte
Ensuite, il utilise des scènes de la vie courante dont le contenu ne peut être réfuté.
« Quand vous vous faites cambrioler, c’est à eux [les policier-es] que vous faites appel »
Certes, c’est le recours que nous propose la loi. Cette déclaration est vraie. Mais est-elle pertinente ? Apporte-t-elle un élément de réponse à la question ? Non. Aucun. Il n’existe aucun lien entre racisme ou violence consubstantiels à la police et l’appel de Mme ou Mr X à la suite d’une intrusion et d’un vol en leur domicile.
Enfin, Emmanuel Macron explique qu’il y a du racisme et de la violence dans la société. Or, de ses mots, « Comme on a une police qui est à l’image de la société », il y a logiquement du racisme et de la violence dans l’institution policière. Pour montrer que ces phénomènes sont minoritaires, il s’appuie sur un chiffre qui doit montrer à quel point ces agissements sont minoritaires.
« … je ne vais pas rentrer dans les proportions, mais pensez aux 95 % de policiers qui se sont engagés, qui ont pris beaucoup de coups, qui ont eux-mêmes été blessés, qui sont soumis à des agressions, dont on doit aussi parler. »
Il indique ne pas vouloir rentrer dans les « proportions ». Pourtant, il indique un pourcentage. Quel en est l’intérêt ? Il est simple : l’ancrage. Si notre représentation de la situation n’est pas solidement étayée, en indiquant un chiffre, même abject, le rhéteur nous force à rapprocher notre vision de la sienne. Ici, il nous force à percevoir une image tronquée de l’identité des agents de police. Vous noterez, par la même occasion, l’utilisation d’un référentiel pathétique : le policier, s’il n’est pas raciste, est une victime. Sa déclaration laisse entendre que la quasi-totalité des agents de police a été la cible d’agression(s). Il en conclut, après cet argumentaire des plus lacunaires, que la police n’est ni raciste, ni violente.
Pourtant, quelques instants plus tard, après avoir reconnu l’utilité de l’utilisation de l’expression « violences policières », il mentionne précisément la concrétisation de la consubstantialité du racisme dans l’institution policière. Elle se caractérise par une politique de contrôles d’identité discriminatoire.
« Quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé »
Cette déclaration est confirmée par de nombreuses études sociologiques (1 ; 2). Si la police ne porte pas explicitement de valeurs racistes, qu’elle ne se réclame pas d’un racisme dogmatique, elle mène pourtant des actions discriminatoires envers les individus non-blancs. De plus, ses membres ne partagent pas la même vision politique que le reste de la population française. Si, au premier tour de l’élection présidentielle 2017, les français votaient à 21 % pour Marine Le Pen, ils étaient 54 % chez les policiers et 51 % chez les gendarmes (3). Cela ne témoigne pas nécessairement de leur racisme mais au moins d’une xénophobie conduite par une aversion pour l’immigration et un intérêt pour un ordre social rigide. De quoi réfuter l’idée d’une « police à l’image de la société ».
Le double langage que tient le Président de la République mêlant vérité et opinion, ne fait que flouter davantage les contours du Vrai.

“En écologie, personne n’a autant fait que nous depuis trois ans.”
Une heure et demie plus tard, après avoir évoqué les violences faites aux femmes, le séparatisme, le vivre ensemble et le Covid-19, les journalistes de Brut amènent Emmanuel Macron à répondre de son œuvre écologiste. Il se pourfend d’être le premier Président à agir pour la cause :
« Personne n’a autant fait que nous depuis trois ans. »
Cette fois, le président ne s’essaye pas au mille feuille argumentatif. Il ne s’en donne pas la peine. Il déclare. Il affirme. Mais ne justifie pas. Ses propos sont pris dans un cloisonnement (volontaire ?). Il omet des éléments de contexte, des définitions ou des logiques de sociologie politique sur plusieurs sujets. Les visions qu’il expose sont cadrées, elles esquivent une prise en compte de la société dans sa globalité nécessaire dans le débat politique démocratique. Il détaille les actions qu’il a mené mais n’évoque ni le contexte, ni les autres acteurs entrant en jeu dans le processus de prise de décision.
D’abord, le contexte. L’écologie a investi le champ du politique depuis presque 50 ans mais elle est devenue un sujet primordial dont le politique doit se parer pour remporter une élection depuis seulement 2019 grâce à un grand mouvement de conscientisation (marches pour le climat, percée des écologistes aux élections européennes et municipales). Cette effraction de l’écologie dans l’espace public a, en effet, obligé l’exécutif à mener une politique écologiste. Les précédents gouvernements n’avaient aucun impératif démocratique écologiste. De belles promesses suffisaient à raviver les espoirs d’avenir meilleur.
Ensuite, selon ses mots, personne n’a fait autant que La République En Marche. Très bien. Mais à propos de quel sujet ? S’agit-il de la lutte contre l’effondrement de la biodiversité ? Contre le réchauffement climatique ? Contre l’épuisement des ressources naturelles ? Les actions entreprises depuis trois ans peuvent entraîner, dans une certaine mesure, un mouvement de décélération du dérèglement climatique. Mais cela se déroule-t-il sans aggravation de la pression de l’humanité sur les ressources naturelles et les écosystèmes ? Il ne répond pas à ces questions essentielles à la bonne compréhension de l’utilité d’une action publique écologiste. Puis, il insiste :
« Nous, on est la première génération qui se tape l’application. »
Cette phrase témoigne d’un cloisonnement de la décision politique à la simple volonté (de l’homme politique ou d’une divinité) occultant les mécanismes d’influence du collectif dans la prise de décision et la mise à l’agenda. Il évoque cette application comme une obligation divine et non un choix collectif. Peu importe les actions collectives et les évènements, l’application s’imposait. Y aurait-il eu une Convention Citoyenne pour le Climat sans le mouvement des Gilets Jaunes et le mouvement des jeunesses pour le climat ? Une chose est certaine, après consultation du programme d’Emmanuel Macron en 2017, les politiques écologistes n’existaient pas et sont apparues au cours de son mandat. Elles lui ont été imposées non par le cours des choses mais par les préoccupations de la population.
Dans le même élan, Mr Macron se permet de s’attribuer les lauriers de l’abandon des projets de Notre Dame-des-Landes, d’EuropaCity et de la Montagne d’or en Guyane. Mais ces retraits auraient-ils vu le jour sans des mobilisations de groupes militants sur plusieurs années ? La décision politique a été influencée par des campagnes de publicisation, de sensibilisation et des actions collectives répétitives. Le décideur politique n’est que le dernier échelon de cette longue démarche vers le retrait.
Quid du lobbying ?
Par la suite, sur question de Rémy Buisine, le Président de la République mentionne et définit le lobbyisme. Il se mêle, se perd et floute les contours du terme le rendant encore moins saisissable. Il commence par mentionner l’existence présumée d’un lobby des classes moyennes ; puis, définit le terme comme un « groupe de pression caché » ; avant de marteler que les syndicats sont des lobbys ; et de réfuter l’idée que la fédération des chasseurs en est un. Qui serait en mesure de définir « lobby » après de telles dispersions ?
Le mot lobby est un synonyme de groupe d’intérêt (4) mais la différence entre les deux termes réside en la place qu’occupe le groupe d’intérêt dans l’oreille du politique. Les lobbys (« couloir », en anglais) sont des groupes d’intérêts qui bénéficient d’un accès facilité et privilégié aux sphères de décision politique. Pas d’histoire d’ombre ni de classes moyennes donc.
Il clôt son intervention sur les lobbys par la mention du nombre de chasseurs en France. « 5 millions de chasseurs […] même plus » selon lui. Il s’agit d’un chiffre approximatif et généreux dont l’exactitude est déjà réfutée en 2018 par Checknews, le billet anti-fakenews de Libération (5).
Le fait marquant de l’entretien diffusé par Brut est moins l’énormité des aberrations du discours du Président de la République que le nombre des déformations de la Vérité. Le niveau de trumpisme d’Emmanuel Macron reste faible, ses incursions fausses sont insidieuses mais récurrentes. Ces multiples modifications de la Vérité réussissent à ne pas décrédibiliser un discours brutalisant parfois la Vérité. Alors, c’est au journaliste vigilant de s’adonner à un travail d’attention permanente et de recherche. Pour préserver un débat public sain, il est nécessaire pour lui de déceler toutes ces micro-incursions de désinformation et de les pointer.
Ce travail de défense de la vérité est d’autant plus important que l’entretien, selon Brut, a été visionné par 50 % de 15-35 ans et plus de 7 millions de téléspectateurs sur les chaînes d’information en continu.
Adrien Desingue

Sources :
(1) Beauchemin, Cris, et al. Document de Travail 168, Trajectoires et origines : Enquête sur la diversité des populations en France, Octobre 2010, https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19558/dt168_teo.fr.pdf.
(2) Jobard, Fabien, et al. « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, vol. vol. 67, no. 3, 2012, pp. 423-451.
(3) Pezet, Jacques, « Checknews : Quelle est la proportion de policiers votants à Gauche en France ? Et de militaires ? », Libération, 24 avril 2018, https://www.liberation.fr/checknews/2018/04/24/quelle-est-la-proportion-de-policiers-votant-a-gauche-en-france-et-de-militaires_1653591.
(4) « Un groupe d’intérêtest un groupe de personnes ou une organisation qui cherche à influencer les décisions des autorités de manière à défendre collectivement un intérêt spécifique » (Wikipedia)
(5) Pezet, Jacques, « Checknews : Y a-t-il réellement 5 milions de chasseurs en France ? », Libération, 13 mars 2018, https://www.liberation.fr/checknews/2018/03/13/y-a-t-il-reellement-5-millions-de-chasseurs-en-france_1653343