« Bisous de loin ! », « j’te fais pas la bise mais le cœur y est ! » ou encore « allez, check de coudes ! » : ces nouvelles formes de salutation « sans-contact » sont devenues caractéristique de la période de pandémie que nous traversons. Le fait que ces expressions s’installent à la place de la bise révèle une nécessité de transformer ce rituel plutôt que de le laisser tomber. L’usage de la bise est normativisé : les individus passent une sorte d’accord implicite entre eux et elles, qui leur permet ensuite de savoir, sans se poser la question, à qui faire ou ne pas faire la bise. La crise liée au nouveau Coronavirus nous pousse à renégocier et à reconfigurer cet accord de base. Je propose ici, non pas de nous questionner sur l’éventuelle disparition de la bise, mais d’explorer le sens que prend cette pratique ou son absence dans le contexte actuel. J’aimerais introduire l’hypothèse que le maintien de cette pratique puisse être envisagé, dans certaines circonstances, comme un geste qui vise à « prendre soin ».
La bise antihygiénique, un geste inconscient et anti-citoyen ?
Du point de vue médical, il est a priori évident que la bise est un moyen potentiel de se transmettre la Covid19. Néanmoins, la chasse aux bisous prend une dimension politique lorsque l’agence nationale de la santé publique sous la tutelle du ministère chargé de la santé et des solidarités préconise d’abord « d’éviter les embrassades » puis de « ne pas se faire la bise »[1]. Cette dernière a publié plusieurs vidéos à la télévision et sur internet, parmi lesquelles l’une des plus choquantes représente la proximité physique et sociale entre les individus, sans détour, comme un danger de contamination voire de mort[2].
Si ces clips visent une prise de conscience collective des français.e.s, une autre lecture pourrait en souligner la dimension culpabilisante et dépolitisée. En effet, seule la proximité, incarnée entre autres par la bise, est pointée du doigt sans que d’autres facteurs de contamination entrent en jeu. De cette manière, aucune référence n’est faite à d’autres paramètres tels que le hasard, l’exposition plus ou moins importante au virus selon le type d’emploi, ou encore la gestion politique de la crise sanitaire. Tout repose sur le bon vouloir des citoyen.ne.s à porter le masque et à respecter la distanciation sociale. Pas étonnant donc que cela soit « bien dans l’air du temps de voir le corps de l’autre comme menaçant » exprime David Le Breton sociologue et anthropologue spécialiste du corps[3].
Alors, si l’Autre est un potentiel danger et que je le suis aussi, se faire la bise signifie « prendre un risque », ou plutôt, si l’on veut faire écho à la campagne de sensibilisation de l’Etat, « prendre le risque » de s’exposer mutuellement au virus, voire à la mort. Or, pouvons-nous affirmer que prendre ce risque revient à vouloir se mettre soi ou autrui en danger ? Se faire la bise revient-il à refuser de prendre soin de l’Autre ?
Si pas de bise, alors quoi ?
La bise est un geste symbolique important qui remplit de multiples fonctions. Elle sert par exemple à délimiter une rencontre dans le temps (bonjour, au revoir), à exprimer de l’affection, du respect, mais elle est surtout une « reconnaissance identitaire […] dont on a besoin pour se sentir exister aux yeux des autres » (Picard : 2019)[4].
Ne plus se faire la bise laisse donc une sorte de vide là où le rituel de reconnaissance de l’Autre prend normalement place de manière routinisée. Cela explique par ailleurs l’émergence de nouvelles formes de salutation prenant parfois des tournures très humoristiques[5].
Ces dernières ne semblent néanmoins pas suffisantes pour faire totalement disparaître la bise, comme le montre l’étude « anthropologie du déconfinement »6 de Fanny Parise et de ses collègues (76% des interrogé.e.s ne fait plus la bise à la famille et 90% aux ami.e.s). Plusieurs pistes peuvent être envisagées pour expliquer cela : se faire la bise comme un geste de résistance politique aux mesures prises, un geste d’inconscience, de distanciation avec la crise, ou encore un geste de remise en cause de la dangerosité du virus etc.
La bise quand même !
J’aimerais cependant attirer l’attention sur une piste plus positive qui consiste à approcher le maintien de la bise non pas comme une réaction allant à l’encontre des recommandations (une forme de résistance ou de désobéissance en quelque sorte), mais comme une transgression positive et productive, parfois nécessaire. De cette manière, se faire la bise renforcerait un lien social entre des individus et viserait à prendre soin malgré le corps menaçant. Pour le dire simplement, il s’agirait de voir la bise, dans la mesure où elle n’est pas pratiquée « à l’encontre de », comme un mal pour un bien. En ce sens, le maintien de la bise prendrait une nouvelle valeur symbolique et sa fonction de reconnaissance de l’Autre serait renforcée. Elle remplirait, en outre, une fonction particulièrement importante à l’heure actuelle : celle de prendre soin de soi et des Autres. Ainsi, les individus prendraient un risque nécessaire pour la santé physique afin de prendre soin de la santé mentale.
Faire la bise pour prendre soin ?
Si les recommandations de suspendre la bise ont sans doute réjoui les personnes qui, déjà avant la Covid, avaient horreur de faire la bise, cette dernière semble tout de même persister dans certaines circonstances. Le contexte actuel nous pousse urgemment à revisiter certaines normes sociales, comme la pratique de la bise. Cependant, la renégociation et la reconfiguration de la bise ne résulte pas forcément à sa suppression, puisqu’elle est manifestement toujours pratiquée, bien que très peu. Pour comprendre l’éventuelle dimension positive du maintien de cette pratique, j’ai proposé une approche de la bise qui la considère comme un outil pour « faire avec » la crise sanitaire. Cette hypothèse pourrait être testée par des recherches empiriques approfondies, dans laquelle nous pourrions nous demander dans quelle mesure le maintien de la bise, malgré le contexte actuel, peut être interprété comme un geste rassurant et éventuellement comme une pratique du « care » [6], c’est-à-dire une manière de prendre soin de l’Autre. En renversant la perspective de l’Autre comme potentiellement menaçant à potentiellement rassurant, je ne cherche en aucun cas à encourager ou à dissuader la pratique de la bise. L’enjeu de ma réflexion est d’élargir le débat qui porte sur son éventuelle disparition. J’argumente qu’en observant le sens que prend une pratique concrète telle que la bise en relation avec la période de pandémie que nous traversons, nous pouvons contribuer à comprendre en quoi la crise liée au Coronavirus transforme notre société.

Luana Reveriot est étudiante en Master d’anthropologie sociale et culturelle à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris.
[1] Santé publique France : « éviter les embrassades » ; « Santé publique France : ne pas se faire la bise »
[2] Santé publique France : « continuons d’appliquer les gestes barrières »
[3] Usbek & Rica : « Covid19, La bise peut-elle disparaître ? »
[4] Dominique Picard, 2019 : « Politesse, savoir-vivre et relations sociales »
[5] L’OBS : « Ni bise, ni poignée de main : comment se saluer au temps du coronavirus ? »
[6] Fanny Parise : « Anthropologie du confinement » : https://wp.unil.ch/viral/anthropologie-du-confinement-et-du-processus-de-deconfinement-un-rite-de-passage-singulier-a-lepreuve-de-covid-19/
Pour en savoir plus sur la notion du « care » :
– Interview de Sandra Laugier, Reporterre : « Le coronavirus nous fait comprendre que la vulnérabilité d’autrui dépend de la nôtre »
– Cynthia Fleury : L’éthique du “care”, remède des maux sociaux – 28 minutes
– ARTE – Rendez-vous des Futurs : Fabienne Brugère – « L’éthique du Care, un fondamental ?
– Laugier, Sandra 2015 : La vulnérabilité des formes de vie
