En temps de guerre, pour susciter la cohésion nationale, l’évocation d’un ennemi commun à la patrie permet l’unification (temporaire) de celle-ci. L’ennemi soude entre eux les individus qui lui résistent. Tous différents certes, mais tous tournés vers un même but.
Aujourd’hui, la guerre est virale. L’ennemi commun est tout désigné, le sars covid 19. Ainsi des mesures de protection/prévention ont été mises en place à l’échelle nationale. Conformément à cette idée d’unicité du peuple s’inscrivant dans la conception universaliste de la citoyenneté française, les mesures sanitaires ont été déclinées de façon uniforme sur tout le territoire. Si la rhétorique d’unicité est intéressante pour mobiliser les esprits face au danger imminent, son application stricte est criminelle. Il n’existe pas d’unicité en France et l’épidémie accentue plus que jamais les inégalités qui lui préexistaient. Là où l’Etat se devrait de soutenir effectivement les plus faibles, les plus exposés… la supposée unicité de tous lui permet de faire l’impasse sur la prise en charge différenciée des populations les plus affectées. Prise en charge différenciée qui serait un gage d’équité. Pour reprendre les mots de Didier Fassin « l’invoquer (l’unicité) peut sembler une bonne tactique, mais c’est une mauvaise stratégie. »
Les classes laborieuses ont été les plus impactées
Agissant comme une loupe, l’épidémie a donc rendu criante les inégalités. Ainsi, les aléas du monde affectent toujours en priorité les plus pauvres. Affirmation certes un peu cliché… mais tout de même, n’est-ce pas vrai ? Rappelons que cette maladie, importée par des membres de la classe économique dominante, a impactée de manière disproportionnée celle que nous appellerons la classe laborieuse. Paradoxal lorsque l’on sait que ce sont les membres de cette dernière qui, grâce à leur travail, ont permis au pays en crise de ne pas sombrer tout à fait.
Les professions du care par exemple, majoritairement féminines, se sont retrouvées en première ligne face à la maladie et au manque de planification de l’Etat. Ces professions, « si mal rémunérées » comme l’a benoîtement reconnu le président, ont été les rouages essentiels de la lutte contre l’épidémie : hyper exposées, peu rémunérées et peu considérées … les applaudissements aux fenêtres ne comptent ici évidemment pas.
Arrêtons-nous justement un instant sur la condition de ces femmes et celle des femmes en général durant l’épidémie. Il a été largement répété qu’une grande partie d’entre elles étaient « au front » contre la maladie. Cependant leurs expositions multiples à différents facteurs de vulnérabilité n’ont pas été assez mises en évidence. Lors de cette pandémie, les femmes ont été, à la fois : surexposées à l’infection à cause de leurs professions, surchargées de travail informel à la maison, surexposées à la précarité économique et enfin, aux violences conjugales. Cette multiple exposition des femmes, ainsi que le manque de reconnaissance et de valorisation que la société leur témoigne apparait ici profondément injuste.
Cette constatation invite à s’interroger à propos de ce que notre société valorise mais aussi de ce qu’elle méprise, et si ces jugements de valeurs sont légitimes. Pendant la covid, la notion de « travailleurs clé » a été beaucoup employée. Elle a servi à désigner les individus qui ont continué de travailler, en présentiel, malgré les risques que cela comportait. Tout simplement parce que leurs activités étaient indispensables. Sans le concours des caissier.e.s, les éboueur.e.s, les agriculteur.e.s, des chauffeur.e.s, des livreur.e.s… pour ne citer qu’eux, nous serions passés de chaos sanitaire à chaos sociétal. Il est pourtant évident que malgré leur caractère essentiel, ces professions et ceux qui les exercent restent passablement méprisés, surtout par les élites gouvernementales. Dissonance cognitive donc puisque la revalorisation structurelle de ces professions n’est pas à l’ordre du jour alors même que la crise sanitaire a mis en évidence leur caractère indispensable au bon fonctionnement de la société.

La nécessité d’une revalorisation des métiers en fonction de leur utilité sociale
C’est en fait une scission de la société en classes que met ici en évidence la covid. Prenons quelques exemples édifiants : 70% des cadres franciliens ont pu télétravailler, en sécurité, lors du premier confinement alors que 96% des ouvriers ont, eux, eu à se déplacer hors de leur domicile pour continuer à exercer. Sortie du domicile qui s’accompagne généralement de la prise des transports en communs ce qui renforce évidemment les risques d’exposition au virus. De la même manière, l’exode sanitaire, c’est-à-dire le fait d’aller se confiner dans une résidence secondaire n’a concerné que 4% de la population générale française, mais 10% des CSP+ et jusqu’à 17% des CSP+ parisiennes. Ce taux, quatre fois plus élevé que la moyenne nationale, illustre bien cette scission entre les membres les plus aisés de la population, et les autres. Les individus les mieux pourvus économiquement ont eu le loisir de vivre ce confinement sur le registre des « vacances à la campagne », alors que les franges plus laborieuses de la population ont dû affronter l’isolement, la promiscuité, l’exposition à la maladie… Cette vision du confinement comme étant un moment idéal pour se recentrer sur soi, se cultiver, méditer… vision largement relayée par les médias, illustre bien là aussi le fossé existant entre les réalités de vie des membres de la classe dominante, dont les éditorialistes font partis, et le reste de la population pour qui le confinement a pu être vecteur de difficultés financières, de décrochage scolaire, de dégradation des conditions d’existence.
Cette sécession des élites, couplée au manque de reconnaissance et de soutien des travailleurs clés par les pouvoirs publiques, met en exergue une limite évidente de notre système qui, non content de polariser les individus, méprise ses acteurs les plus essentiels. N’y aurait-il pas là un changement de paradigme à adopter ? Ne serait-ce pas ça la voie du monde d’après ? Ne serait-ce pas ça la leçon fondamentale que la covid nous a enseignée ? La nécessité d’une revalorisation des métiers en fonction de leur utilité SOCIALE. David Graeber, militant anarchiste et anthropologue américain décédé il y a peu dénonçait bien le principe selon lequel, dans nos sociétés occidentales modernes, plus un travail est utile, plus il est dangereux (au sens d’engageant, éprouvant), moins il est considéré et donc payé. Ainsi l’idée de réviser les grilles de salaire afin de mieux faire coïncider l’utilité sociale et la rémunération parait être un préalable nécessaire pour envisager une société plus juste et équitable. Dans ce sens, l’ONG OXFAM suggère aux entreprises de limiter à un écart de 1 à 20 la différence de rémunération entre le salaire le plus haut de l’ETP et la rémunération médiane : à titre de comparaison, cet écart était, chez Carrefour, de 306 entre 2009 et 2016. Revaloriser les salaires selon leur utilité sociale apparait indispensable pour limiter les dégâts engendrés par la crise sanitaire. Selon les estimations des associations caritatives ce sont déjà plus d’un million de personnes qui sont passées sous le seuil de pauvreté à cause de la covid. De même les recours aux distributions d’aide alimentaires ont littéralement bondi de 30%. Ils étaient environ 5 millions à en bénéficier en 2018 ils sont aujourd’hui plus de 8 millions.
Jusqu’où accepterons-nous cette paupérisation des classes moyennes et populaires, sachant que leurs membres représentent la majorité des « travailleurs clés » que nous avons évoqués? Va-t-on indéfiniment laisser les plus fragiles économiquement parlant mais aussi les plus utiles socialement, pâtir du mépris et de la déconsidération que le système leur témoigne ? Ne serait-il pas temps, au contraire, dans ces temps sombres virant à l’obscur, de changer de paradigme afin de replacer la valeur humaine et l’utilité sociale, au centre de nos économies et de nos choix politiques ?
La juste rétribution et la juste reconnaissance du travail de tous les citoyens agirait de plus, nous semble-t-il, comme un vecteur d’unification sociétal beaucoup plus puissant et pertinent que ce pseudo idéal d’universalité qu’agite aujourd’hui le gouvernement lui permettant d’occulter le problème et la prise en charge des inégalités sociales.

Anouk Smolski est étudiante à l’Institut des études sur le travail lyonnais, en master Inégalités et Discriminations.
Image à la Une : FRANCE-WASTE-FEATURE / AFP
