Est-ce vraiment du vol ?

Le vendredi, Combat vous ouvre sa rubrique Fictions et Poésies…

Une jeune femme regarde discrètement à droite, puis à gauche et enfin derrière elle avant de glisser dans son sac en toile bien opaque un paquet de pâtes. Elle répète la manœuvre à plusieurs reprises : un bocal de sauce tomate, quelques pommes, six yaourts à la framboise, une baguette de pain et une plaque de chocolat au lait bon marché. Pas de vigile en vue, tout va bien. Ensuite, elle attrape un paquet de chips et se dirige vers les caisses automatiques à l’entrée du magasin. Surtout, ne pas avoir l’air coupable. Par la force de l’habitude, Élise ne sourcille même pas. Elle scanne simplement les chips, les dépose dans le bac destiné à la pesée des articles déjà payés, et pose sa carte bancaire sur le lecteur. 89 centimes. Les chips rejoignent le sac, venant dissimuler encore un peu plus la nourriture volée. Enfin … “récoltée”, comme elle préfère le dire. Après tout, est-ce vraiment du vol ? L’hypermarché ne verra pas la différence financière suscitée par un paquet de pâtes, un bocal de sauce tomate, quelques pommes, six yaourts à la framboise, une baguette de pain et une plaque de chocolat au lait. Cette somme sera tout au plus comptabilisée avec les autres vols, et donc couverte par les assurances de la multinationale. Mais pour elle, cela change beaucoup de choses : pendant les trois prochains jours, elle pourra manger correctement et en quantité suffisante. 

Cela fait plusieurs mois que le procédé se répète, dans quatre hypermarchés différents. Il faut dire qu’entre la précarité étudiante dont elle souffrait déjà, et le coronavirus qui a anéanti la possibilité de poursuivre les cours particuliers auprès des lycéen·ne·s, elle n’a pas vraiment le choix si elle souhaite se nourrir. Il y a bien les Restos du cœur et d’autres associations, mais … est-elle vraiment légitime ? Il y a forcément des personnes qui ont encore plus besoin de cette nourriture. Il y a des familles, des personnes âgées, d’autres peut-être. Elle n’ose pas, elle a peur qu’on lui refuse les précieuses denrées, peur qu’on la juge de ne pas trouver de travail en plus de ses trente heures de cours par semaine. Pourtant, elle aussi a les mains tremblantes à partir du 20 du mois, lorsque le solde de son compte en banque flirte déjà dangereusement avec le rouge. Elle aussi saute des repas, compte la moindre dépense et finit souvent ses soirées dans l’angoisse avec le ventre vide. Alors c’est sans culpabilité qu’elle salue le vigile amicalement, et s’éloigne du magasin avec le butin du jour serré contre elle. 

La première fois qu’elle a fait ça, elle a cru s’évanouir de peur. A n’importe quel instant, quelqu’un allait remarquer le paquet de riz impayé au fond de son sac et lui hurler de ne pas bouger en attendant la police. Mais non. Personne n’a rien remarqué. Il y avait du monde, dans le centre commercial, qui se soucierait d’une femme toute frêle au milieu d’une telle foule en train de cacher un paquet de riz blanc ? En plus, sa peau est suffisamment blanche pour que ce ne soit pas sur elle que se concentrent les soupçons racistes des vigiles. Elle a quand même presque couru sur le chemin qui la séparait de son studio. Le cœur encore battant à tout rompre, la gorge serrée, elle a fait bouillir de l’eau pour y plonger un tiers du paquet de riz obtenu dans l’illégalité. Autant faire disparaître les preuves, s’était-elle dit en craignant qu’une dizaine de policiers ne fasse irruption chez elle pour la mettre en prison. Il y aurait des caméras pour prouver sa culpabilité, un procès, ses parents seraient prévenus aussitôt. Son père aurait honte d’elle, sa mère éprouverait de la pitié et elle n’aurait plus aucune chance de terminer ses études. 

Évidemment, rien de cela ne s’était produit. Ce n’était qu’un paquet de riz, pas de quoi en faire toute une histoire. Petit à petit, elle avait tenté sa chance et personne ne s’était rendu compte de quoi que ce soit. Deux carottes par ci, une brique de soupe par là, autant d’aliments présents dans son sac et absents du ticket de caisse. Ce n’était vraiment pas grand-chose, mais elle était contente de pouvoir se permettre de manger des légumes sans craindre de ne pas avoir assez d’argent pour payer son loyer en début de mois. Maintenant, elle s’accordait même parfois le luxe d’un paquet de bonbons ou d’une brioche tranchée. Elle aurait pu s’en passer, mais cela faisait déjà un an qu’elle comptait le moindre euro, et la perspective d’un mince plaisir à sa portée était bien trop tentante. La société la désignait comme voleuse, mais si les gens savaient … Une étudiante n’aurait pas dû savourer chaque bouchée d’une tranche de brioche comme s’il s’agissait d’un mets délicat et raffiné. Une étudiante n’aurait pas non plus dû choisir entre un repas et un paquet de protections périodiques, parce que l’un des deux ne rentrera pas dans le budget cette semaine. Alors une étudiante ne devrait pas voler … mais est-ce que la société doit la réprimander quand le vol devient une telle nécessité ? 

Quand elle commence à ressentir des remords, elle pense à Bernard Arnault et aux autres hommes richissimes qui se la coulent douce en profitant de leurs innombrables milliards, suffisants pour éliminer durablement la pauvreté à l’échelle mondiale. On lui a appris qu’il y a des riches, et des pauvres. Il y a ceux qui réussissent, et ceux qui s’en sortent comme ils peuvent. Si elle faisait des efforts, peut-être … Non. La société n’est pas tendre avec les personnes qui ne sont pas dans les classes supérieures. Comment espérer actionner les bons leviers quand on ne connaît pas leur monde ? Certaines personnes ont de la chance, et parviennent à se hisser au bon bout de la chaîne alimentaire. Ils jettent à leur tour la pierre aux autres, encore plus violemment parce qu’ils se fanfaronnent de “s’être construits tout seuls”. Mais l’immense majorité silencieuse continue à se démener pour payer les factures, ne pouvant que rêver à ses sommes faramineuses et hors d’atteinte.

Cette leçon vaut bien un paquet de pâtes, sans doute. 

Marion Muller

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s