Depuis l’assassinat de George Floyd le 25 mai dernier, les divisions se creusent entre population(s) et forces de l’ordre. Une frange croissante des habitants du pays réclame un remaniement, voire une suppression de la police, quitte à faire régner eux-mêmes la loi. Enquête.
Août 2020. Il est 23h lorsque l’artiste Gaea Dill-D’Ascoli, vêtue d’un gilet réfléchissant, rejoint son équipe de volontaires du quartier de George Floyd Square, coin désormais immortalisé à Minneapolis. Cette nuit-là, elle fait partie des arpenteurs du quartier. Peu après le décès de George Floyd, le conseil municipal de la ville a mis en place le Powderhorn Safety Collective, une équipe de bénévoles destinée à servir d’alternative aux services de police. Désormais, on évite de taper le 911. Depuis son vélo, la jeune femme est vissée à son téléphone qui ne cesse de sonner. Citizen, Discord, What’s App… Ce sont plus de 11 000 personnes qui alimentent ces réseaux pour prévenir les volontaires. Un coup de feu retentit. Gaea Dill-D’Ascoli et ses deux camarades passent au crible les signalements des témoins. Quelques instants plus tard, un cycliste de passage les informe que les coups de feu ont été tirés « au coin de la 35ème ».
Avant de traverser la route pour fouiller le quartier, les arpenteurs s’arrêtent près d’un mémorial aux chandelles en hommage à un jeune Latino de 17 ans, assassiné quelques jours plus tôt.
En l’espace de quelques jours, la mort de George Floyd a renforcé la conviction de la ville qui depuis des années mettait en place de nouvelles alternatives au système de police. Le meurtre effectué en pleine rue face à de nombreux témoins a forcé la société à ouvrir les yeux sur le racisme systémique de l’institution. Le mouvement visant à démanteler les services de police n’est désormais plus l’affaire de minorités communautaires : elle a pris une ampleur nationale.
Un racisme policier directement issu de l’esclavage
Comprendre cette volonté de réformer –ou de dissoudre- la police américaine, c’est d’abord comprendre les origines d’un système policier dont l’idéologie n’a que peu évolué depuis le XIXème siècle. Importées de Grande-Bretagne dans les années 1820, les premières patrouilles du pays ont comme priorité de protéger une marchandise bien particulière des Etats-Unis : les esclaves. Contrôler le statut des Noirs, retrouver et renvoyer les esclaves en cavale, punir les travailleurs dérogeant aux règles des plantations : telles sont les missions des premières forces de l’ordre. Déjà en 1829, un certain David Walker, abolitionniste noir de Boston, publie un « Appel aux citoyens de couleurs du monde » pour une rébellion. Il est retrouvé mort quelques semaines plus tard. La situation empire dans les décennies qui suivent. Les départements de police fleurissent dans les années 1850 comme à Chicago, Baltimore ou Philadelphie, lancés par la création de celui de New-York en 1844. Ce raz-de-marée s’inscrit dans un contexte marqué par le creusement des inégalités dû à la révolution industrielle et à la croissance démographique. Les Etats du Sud comme le Texas, la Californie et le Nouveau-Mexique deviennent le théâtre d’épisodes sanglants : la deuxième partie du XIXème siècle compte des milliers de Mexicains lynchés et tués par les officiers de justice. A l’issue de la guerre de Sécession, ce sont encore eux qui sont chargés de terroriser les communautés noires afin de les priver de leurs droits, se faisant souvent complices des lynchages collectifs jusque sous les fenêtres des palais de justice.
Importée de Grande-Bretagne certes, mais plusieurs différences considérables viennent limiter cette comparaison : d’abord, la supervision des policiers est limitée (l’incident de 1857, qui voit la police municipale de New York, dirigée par le maire, combattre la police métropolitaine de New York, suffit à attester d’un contrôle hasardeux de l’institution policière). Le port d’arme généralisé est aussi un point majeur dans le fonctionnement de la police américaine. Contrairement à son homologue britannique, celle-ci est étroitement liée à son armée : dès la fin du XIXème siècle, des vétérans de guerre font leur entrée dans les rangs des forces de l’ordre, faisant de la police des guerriers plutôt que des gardiens. D’après Pap N’Diaye, spécialiste des Etats-Unis,
« la police s’est professionnalisée autour du contrôle et de la répression des Afro-américains. Elle n’est pas en marge (…) C’est son essence même de contrôler les Noirs. »
Du XXème au XXIème siècle : une police devenue incontrôlable ?
C’est dans cet esprit que se « modernise » la police américaine tout au long du XXème siècle. A partir de 1909, August Vollmer, vétéran du huitième corps d’armée aux Philippines en 1898, devient le chef du département de police à Berkeley. C’est lui qui fera de la police une véritable armée. Au nom d’une « guerre contre les ennemis de la société » il impose les mêmes armes et tactiques militaires que celles employées contre les peuples colonisés à Cuba ou à Porto Rico. Voilà la nouvelle police chargée de faire appliquer les lois Jim Crow.
C’est l’époque de la « criminalisation de la noirceur » d’après l’expression forgée en 2010 par l’historien Khalil Gibran Muhammad : partant du principe que les Noirs sont biologiquement plus enclins à la criminalité, ils seront arrêtés, inculpés, punis de manière disproportionnée. Par la suite, l’essor de l’automobile permettant les patrouilles routières et l’apparition des groupes paramilitaires privés intensifient ces vagues de contrôle, plus particulièrement à la frontière avec le Mexique où les migrants sont reçus dans d’extrêmes violences. Le mandat de Lyndon Johnson a vu se multiplier les mesures militaires en faveur de la police : en 1965, déclarant « une guerre contre le crime » le président demande au Congrès de voter une loi permettant au gouvernement fédéral de fournir à la police les armes utilisées lors de la guerre du Vietnam. L’été de cette même année, lors des émeutes de Watts qui verront les forces de l’ordre abattre 31 personnes, le chef de la Los Angeles Police Department (LAPD), William H. Parker déclare que son travail « ressemblait beaucoup à combattre les Viet Cong. » Le mandat de Johnson va encore plus loin : la Law Enforcement Assistance Administration fera passer les fonds à l’origine destinés à des projets sociaux, comme l’emploi des jeunes, aux opérations de police. Il n’est donc pas étonnant que les années 1960 correspondent aussi aux soulèvements de masse des résidents noirs qui demandent une refonte complète des services de police.
En 1966, la Black Panther Party se forme pour mener à bien cet objectif. Entre temps, leur mission a certes évolué : les membres de la BPP jouent un rôle fondamental dans les communautés avec des programmes d’aide comme la distribution de petits déjeunes gratuits pour les enfants,, la santé publique…
Le cœur de leur existence demeure somme toute la lutte contre la violence policière, amenant le FBI à les désigner comme l’ennemi national. A l’époque, les mouvements de droits civiques se retrouvent noyés par les dépenses sociales du gouvernement en faveur du développement urbain pour les Afro-Américains en 1968. Sous Nixon, la construction des prisons se multiplie. Dans les années 1980, le mandat Reagan voit quant à lui fermer de nombreux services sociaux. En 2016, dix-huit États dépensaient plus pour les prisons que pour les collèges et universités.

LE RESTE DE CET ARTICLE EST RÉSERVÉ À NOS ABONNÉS
Combat est un média indépendant rémunéré uniquement par ses lecteurs et lectrices. Pour poursuivre la lecture de cet article, vous pouvez souscrire à un abonnement web (bouton ci-dessous). Vous pouvez également vous procurer notre magazine dont est issu cet article ou souscrire à un abonnement papier depuis notre page « Boutique & Abonnement » dans notre menu. Merci ! 🙂