Délivrances, c’est le nom du dernier roman de Tony Morrison publié en 2015. Elle nous y remet en mémoire, à travers les colliers en argent de sa brillante héroïne, les chaines accrochées aux chevilles des Afro-Américains et évoque, à travers la quête éperdue de la jeune femme, les espoirs que porte la délivrance du passé. Morrison, envers et contre tous, élève une dernière fois la voix.
Une « petite négresse »
« Ce n’est pas ma faute. ». Ce sont les premiers mots du roman. Ils sont prononcés par la mère de la petite Lula Ann, à sa naissance. Oui, sa mère a honte d’elle. Sa propre mère, mulâtre au teint blond, a honte de la peau de son enfant, presque peur, tellement elle était « Noire comme la nuit. Noire comme le Soudan. » Tout commence donc par la douleur insondable des chairs qui se déchirent. Sweetness, « mon ange », « ma douceur », ce n’est pas le petit surnom que la mère aimante attribue à la fille. Au contraire, c’est ainsi que la jeune enfant doit appeler sa mère, parce qu’elle n’a pas le droit de dire Mommy, de dire Maman. Sweetness, c’est une violence atroce. Sweetness, c’est le refus d’une mère, la négation d’une enfant.
Si Sweetness remplace Mommy, alors Bride efface Lula Ann. La jeune femme se forge en effet, arrivée à l’âge adulte, un nouveau nom, une nouvelle identité. Forte, combative, belle, Bride gomme de son passé un entremêlement de souffrances, d’injures, de rejets. Elle veut oublier ce jeune amant qui, la présentant à ses parents, ne souhaite que les terroriser par sa couleur de peau. Elle veut oublier les tasses de thé que l’on jette après l’avoir accueillie. Elle veut oublier cet homme qui la traite de « petite salope de négresse » et ce qu’elle a dû taire, à six ans. « Petite salope de négresse », c’est une de ces insultes qui marquent au fer rouge. Toni Morrison n’en montre pas plus. Inutile de sombrer dans l’avalanche d’injures qui ont pu marquer les histoires des Afro-Américains, inutile de se noyer dans leur variété ; ce serait accorder trop d’importance à leur grossièreté. « Petite négresse » : deux mots devenus le refrain terrible qui chante ici la conscience noire. Pendant longtemps, les Afro Américains y ont été enchaînés. Quel que soit la forme de la violence verbale, l’insulte-cœur est celle ci : petite négresse.
Tout faire, pour plaire
Pour enfermer tout cela dans la boîte noire des souvenirs – mais la boîte s’entre-ouvre, ou se ferme mal ; lecteurs, on entrevoit le flot de douleurs -, Bride a tout fait pour plaire, à sa mère d’abord, puis aux hommes, puis aux femmes. Tout fait, c’est accuser une innocente de pédophilie pour que sa mère la regarde avec amour, pour que sa mère lui prenne la main dans la rue. Voilà ce que c’est que de tout faire pour plaire. Il ne s’agit pas de mettre du rouge à lèvre.
« Je suis devenue une beauté profondément ténébreuse qui n’a pas besoin de Botox pour avoir des lèvres faites pour être embrassées, ni de cures de bronzages pour dissimuler une pâleur de mort. Et je n’ai pas besoin de silicone dans le derrière. J’ai vendu mon élégante noirceur à tous ces fantômes de mon enfance et maintenant ils me la payent. Je dois admettre que forcer ces bourreaux – les vrais et d’autres comme eux – à baver d’envie quand ils me voient, c’est plus qu’une revanche. C’est la gloire. »
Il ne s’agit pas de mettre du rouge à lèvre, mais pourtant, c’est bien sa beauté qui a triomphé des regards noirs. Beauté noir bleuté vêtue de blanc, les insultes s’assèchent. Mais en ce début de roman, Toni Morrison ne laisse pas de glisser au cœur de cette description de la femme sensass une note grinçante. Sa beauté, elle la vend à ses fantômes, à ses bourreaux. Elle croit avoir touché la gloire, pourtant vendre et payer sont les mots les plus fort des quelques lignes que je viens de recopier. Ils marquent tout de leur puissance, tachent tout, gâtent la fierté et le sentiment de revanche qui rythment les phrases de celle qui a résisté. Car oui, elle a triomphé. On la respecte parce qu’elle est belle, parce qu’elle est exotique.
Double rejet.
Jamais prôner la beauté n’a signifié acceptation. La beauté est acceptable parce qu’éloignée des louangeurs. Dans une autre époque, dans un autre lieu – au Moyen-Age, en Europe – la femme était adulée dans les romans de chevalerie. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on voit que la beauté n’a pas de substance dans ces textes. La beauté est acceptable parce que désincarnée. Flatter la beauté, c’est récuser la personne.
Plus tard dans le roman, une femme d’âge mur nous le rappelle : « J’étais jolie dans le temps, se dit-elle, vraiment jolie, et je croyais que ça suffisait. Eh bien, en fait, ça suffisait, jusqu’à ça ne suffise plus, jusqu’à ce qu’il faille être une personne réelle, ce qui signifie pensante. ». La remarque est rendue puissante par son rythme oral ; philosophique par sa poésie. La remarque résonne dans la narration : être flattée pour sa beauté, contrairement à ce que Bride croit au début du roman, ce n’est pas être acceptée en tant que personne. Tout au contraire. Sans ces compliments, Bride est toujours tenue pour peu de chose dans la société américaine. Elle dépend du jugement de l’autre. Elle n’a pas, Toni Morrison le met en avant, acquis de victoire, pas de victoire réelle du moins, pas de victoire profonde.
Mais ce rejet par la louange pourrait valoir pour toutes les femmes, de toutes les couleurs de peau. Or, la beauté particulière de Bride, c’est sa peau noire à reflets bleutés. Elle est féline, érotisée ; elle est une panthère noire. Terrible louange qui la ramène au rang d’animal exotique. Animal d’abord, et la comparaison flatteuse prend sa source au cœur même du racisme colonial considérant les noirs comme des animaux. Exotique ensuite, et l’adjectif pose à jamais Bride dans un ailleurs. Tant qu’on louera son exotisme, on la tiendra à distance, en réalité, de la société américaine blanche. La beauté décrite par Morrison boite, donc, et souffre.
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