Clint Eastwood, Légende contrastée et héros solitaire

« Testamentaire », « crépusculaire »… Voilà les mots utilisés ces dernières années pour désigner son cinéma. Pour un homme dont les 90 printemps ont sonné, cela n’a rien d’étonnant et tout d’une facilité. Mais il y a tant de choses à retenir de cet homme au visage parcheminé et à la voix sourde.

Par Quentin Meyer & Nicolas Houguet

Une certaine idée de l’Amérique

L’artiste est multiple et nuancé, insaisissable. Républicain convaincu, il s’est toujours tenu aux côtés du candidat de ce parti, en sera même un élu, défendant le port d’armes, professant un individualisme absolu. Il n’est pas raciste ou homophobe, comme on l’a parfois prétendu. Il pratique volontiers l’autodérision et prône avant tout une forme d’humanisme et de nuance dans la peinture de ses personnages. Il représente sans doute la voix et les valeurs typiquement américaines qu’on exprime moins de ce côté de l’Atlantique.

Il incarne une certaine idée de l’Amérique. Célébrant les self made men, les têtes qui dépassent et qui font face à l’adversité, font mentir le destin tout tracé, s’extirper de sa condition. L’héroïne de Million Dollar Baby en 2005 est un symbole. La jeune Maggie se hisse seule pour devenir la boxeuse prodigieuse dont elle se sait le potentiel. Et elle demeurera invaincue, décide toujours de son destin même s’il est tragique. Faire mentir la fatalité et ne pas se laisser aller à devenir ce qu’on n’est pas. Tout risquer pour garder son honneur, sa fierté et son inébranlable trajectoire. Et ce que l’on sait être bien. Faire mentir les idées préconçues et les parcours automatiques, les condamnations trop faciles. C’était déjà tout l’objet d’Impitoyable en 1992 : le bandit William Munny peut-il échapper à son destin, peut-il vraiment se repentir et faire mentir les sombres légendes qu’on écrivait déjà sur lui ? Gran Torino en 2008 n’est pas si différent : le vieux Walt peut-il revenir de ses préjugés pour aider son jeune voisin ?

Un long chemin vers la légende

La carrière de Clint Eastwood symbolise une certaine représentation des Etats-Unis.
Photo : SIPA
 

Les personnages interprétés par le grand Clint se sont aventurés, avec cette démarche à la fois volatile et nonchalante qu’on leur connaît si bien, sur un long parcours.

Nous sommes en 1964. Sur les écrans des salles de cinémas aux États-Unis, un homme de plus d’un mètre quatre-vingt-dix de haut traverse un village de la frontière mexicaine, juché sur son mulet, avec pour seule compagnie l’étrange et hypnotisant enchevêtrement de sifflements et de sons de guimbarde qui conclut le chef-d’œuvre musical de Morricone. Dès ce premier opus, Pour une poignée de dollars, Clint Eastwood, alors relativement peu connu, parvient à interpréter à la perfection cet homme dont on ne connaît pas plus l’origine qu’on ne devine l’avenir. « I never found home that great, but let’s go » (« Chez moi, j’étais si mal que j’en suis parti » ) : cette citation résume tout ce que l’on saura du passé de l’homme sans nom.

Tout au long de la trilogie, la personnalité de l’homme sans nom garde une certaine stabilité. Dans le second volet, Et pour quelques dollars de plus, il entretient toutefois un lien plus ambigu vis-à-vis de la morale. Si le pistolero de Pour une poignée de dollars est pourvu d’un certain sens de la justice qui lui a permis de briser l’oppression subie par tout un village, le même personnage agit ensuite de manière bien moins désintéressée. Enfin, en 1966, Le bon, la brute et le truand l’inclut dans des combines douteuses autant que malicieuses, et l’appât du gain devient un thème prédominant. En bref, « Joe », « El Manco », ou encore « Blondie » évolue dans un décor de western impitoyable. « Mes personnages ont toujours peur de recevoir une balle entre les deux yeux », disait Leone.

De l’autre côté de la caméra

La Trilogie du dollar bouclée, l’évolution des personnages solitaires de Clint Eastwood aurait pu en rester là. C’était sans compter sur son passage derrière la caméra. Deuxième film d’une longue série, premier western : en 1973 L’homme des hautes plaines. est sur nos écrans. Nous ne sommes plus dans l’univers de Sergio Leone. Le décor et le personnage ont évolué dans des directions opposées. Le poncho est troqué contre un manteau sombre. Le décor s’est en apparence adouci : les personnages secondaires sont des citoyens embourgeoisés qui se complaisent dans un mode de vie des plus banals. Mais il est de plus en plus difficile de prendre le parti du personnage principal, qui semble avoir enterré toute forme de pureté. Le viol qu’il commet dès les premières minutes du film diffère tout à fait du personnage de Leone, de même que la connotation diabolique qu’il s’attribue lui-même se heurte à l’image de l’ange blond désintéressé de Pour une poignée de dollars

Dans sa réalisation de 1976, Josey Wales hors-la-loi le personnage principal, enrôlé lors de la guerre de Sécession dans l’armée confédérée, est très différent de ce qu’on a pu observer auparavant. Bien que tout autant déterminé, il paraît légèrement plus vulnérable, en proie à des sentiments qui l’animent, et se défait de sa solitude. Mais surtout, il s’agit d’un personnage imaginable dans l’avant et l’après film :  on connait ses origines (un fermier du sud dont les Nordistes ont assassiné la famille) aussi bien que ce à quoi il se destine (son objectif étant de refaire sa vie une fois sa vengeance assouvie). En soi, un film plutôt réaliste…

En 1976, Josey Wales hors-la-loi met en scène un personnage plus vulnérable. Photo : DR
 

Arrive 1978, année de sortie de Doux, dur et dingue, réalisé par James Fargo. Retour à une Amérique des années 70, ses voyous, ses équipées sauvages, ses bars, ses flics. L’humour est au rendez-vous ; pas la solitude : Eastwood, accompagné de son orang-outang Clyde et de son ami Orville, arpente les Etats-Unis.

L’année suivante, sous la direction de son cher Don Siegel, L’évadé d’Alcatraz renoue avec le héros solitaire, plus rebelle et plus déterminé que jamais, mettant tout en œuvre pour planifier soigneusement Alcatraz, la prison où l’on se retrouve « lorsque l’on ne respecte pas les lois de la prison ». C’est aussi un de ses premiers rôles fondé sur des faits historiques.

Pale Rider marque un changement marquant dans ses personnages. Eastwood accorde sa protection à une petite communauté. Sa solitude est plus marquante, sa froideur également ; mais le grand cavalier qui assassine froidement a (littéralement) abandonné pour un temps son Colt pour endosser l’habit de pasteur. Désintérêt et tendresse, valeurs qui lui étaient jusqu’alors peu évidentes, se mêlent à ce personnage resté invulnérable et dont il est plus difficile encore à se figurer l’origine, à tel point qu’une connotation fantomatique se dégage de lui.

La ligne que l’on pourrait tracer entre les différentes évolutions du héros solitaire s’achève en 1992 avec Impitoyable. Son dernier western clôt la boucle avec ce personnage qui devient victime de l’univers dangereux qu’il maîtrisait dans sa jeunesse. Il y joue un veuf, père de deux enfants, extrêmement pieux, qui tente de revenir à son passé de pistolero. Clint Eastwood y est méconnaissable, devenu vulnérable vis-à-vis des difficultés physiques et psychologiques du métier, soucieux de la famille qu’il a construite. Le héros solitaire s’efface.

 L’’humain contre le système, motif des œuvres tardives 

Toujours Eastwood questionne l’individu et ses automatismes. Et les idées toutes faites du public. Mais dans son cinéma, les outsiders ne deviennent pas forcément des gagnants. Certains ne sont pas sauvés. Certains, pour gagner leur rédemption, n’ont d’autres choix que de se sacrifier. Et s’ils parviennent à s’en tirer, c’est au prix d’un combat épuisant contre un système inhumain et froid, machine à broyer des destins.

Dans l’Echange, Angelina Jolie incarne une mère qui, après la disparition de son fils, se bat pour le retrouver. C’est encore une affaire de David contre Goliath. La réalité toute simple contre la bureaucratie aveugle et inhumaine. Celle qui broie les gens pour en faire des résignés impuissants. Le héros eastwoodien ne s’avoue pas vaincu, même s’il doit s’opposer à la société toute entière et à des rouages qui le brisent. Certains en deviennent même des symboles expiatoires.

Le personnage de Sully en est l’incarnation la plus frappante.

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