Une remise en cause du « mythe de la croissance » ?

Dans l’une de ses fables les plus célèbres, La Fontaine imagine l’histoire d’une grenouille qui aperçoit un bœuf et se met à vouloir lui ressembler. Elle entame alors un régime à base de beurre de cacahuète et de tacos 3 viandes (faute de détails, autant rêver) afin d’atteindre à tout prix la stature du bel animal. La suite, on la connaît : la grenouille éclate en plein vol comme un ballon de baudruche après sa rencontre avec Jack l’éventreur. Depuis cinquante ans, des économistes, militants ou intellectuels tentent de transposer cette histoire à la société actuelle, avec l’espoir de tout faire pour qu’elle termine mieux que la pauvre grenouille. Retour sur la démarche économique de l’objection de croissance.

NB : L’auteur de cet article n’est ni économiste ni journaliste professionnel. Il s’agira donc avant tout d’explorer ici quelques pistes de réflexion autour de la décroissance.

 Aujourd’hui, dans la grande famille des écologistes, il y a un sujet qu’il ne vaut mieux pas aborder si on ne veut pas se fâcher avec tout le monde : la croissance économique. D’un côté les partisans d’une « croissance verte » se font taxer d’éco-tartuffes en légitimant selon leurs détracteurs un système productiviste aux conséquences désastreuses pour l’environnement terrestre et les conditions de vie de ses habitants.  

De l’autre les « décroissants », dont l’appellation est employée comme insulte politique pour désigner une caste d’idéologues bourgeois et urbains rêvant par mode d’un retour en arrière dans la grande mécanique du progrès et de l’emploi. Au milieu de ces deux camps gravitent un certain nombre de responsables politiques ou associatifs qui préfèrent ne pas prendre position, par crainte de diviser ou parce que d’après eux le débat est ailleurs. Alors la (dé)croissance, clivage inutile ou vraie question de société ? 

« La décroissance n’est pas une réponse au défi climatique », a affirmé Emmanuel Macron dans son discours devant la Convention citoyenne le 29 juin. Intégrer à peine la moitié de ses 149 propositions dans le projet de loi « Climat et résilience » après avoir promis de les reprendre « sans filtre » en est une bien meilleure, visiblement. © Elysée

Il faut d’abord définir de quoi on parle. En termes macroéconomiques, la croissance désigne “l’augmentation du volume de la production de biens et de services d’une année sur l’autre“ (Jean-Olivier Hairault). Elle est calculée à partir des variations du PIB (Produit Intérieur Brut), qui mesure les richesses produites en un an dans un territoire donné. Voilà pour le cours de SES basique qu’on a déjà entendu mille fois avec parfois l’envie de se jeter nu dans une cuve d’eau bouillante.

Pour la décroissance, l’équation est un peu plus complexe. Le terme en lui-même, que l’on attribue à Nicholas Georgescu-Roegen (1906 – 1994), a une origine assez récente puisqu’il ne figurait dans aucun dictionnaire de sciences sociales avant 2006. L’économiste Serge Latouche, ancien professeur de l’université Paris-Sud, est l’un des principaux penseurs de la décroissance en France. Dans un ouvrage remarquablement didactique sur le sujet (La Décroissance, Que sais-je ?, 2019), il lui donne deux sens principaux. Au sens littéral, la décroissance désigne l’inversion de la courbe de croissance du PIB ; au sens symbolique, elle désigne un courant de pensée cherchant à sortir de l’ « idéologie de la croissance ». Il y a là une grosse ambigüité que l’on se permettra d’évacuer d’emblée : non, la décroissance ne désigne ni la récession ni une croissance négative. Puisque l’expression s’est développée en opposition à un modèle à bannir, sa signification première doit rester dans le cadre de la négation. Autrement dit, la décroissance se définit d’abord par ce qu’elle cherche à combattre.

 La croissance ou l’économie, l’œuf ou la poule

Au premier rang de ses ennemis se trouve sans surprise la croissance. Ou plus exactement la société de croissance, c’est-à-dire une société qui mettrait la croissance économique au centre de son système productif. Il s’agit donc de combattre la productivité du capital, la prédation des ressources naturelles ou encore l’exploitation des travailleurs, mais surtout sa logique régénératrice, l’idée que l’offre de biens et de services puisse augmenter indéfiniment avec des effets bénéfiques pour l’économie réelle.

© Julie Marcelin

Or on voit bien aujourd’hui ce que l’augmentation immodérée de la production de richesses présente comme risques sur le plan social et environnemental. Les décroissants cherchent donc à déconstruire l’illusion de la croissance en dénonçant son corollaire, la société de consommation. « La société de consommation est l’aboutissement normal d’une société de croissance, explique Serge Latouche. Elle repose sur une triple illimitation : illimitation de la production et donc du prélèvement des ressources renouvelables et non renouvelables, illimitation dans la production des besoins – et donc des besoins superflus-, illimitation enfin dans la production des rejets – et donc dans l’émission des déchets et de la pollution (de l’air, de la terre et de l’eau) [« L’Absurdistan ou l’insoutenabilité de la croissance », Chapitre 1, p 35]. La décroissance s’attaque à la spéculation boursière de même que tous les processus visant à invisibiliser les réalités concrètes de la production (faillite agricole, disparition des petits commerces, crise des services publics, etc.). Comme un air du « mon adversaire c’est la finance » de François Hollande en 2012, en résumé.

Si la décroissance s’attaque aux fondements même de la croissance, elle critique également son principal instrument de mesure, le PIB. Celui-ci est censé mesurer la richesse d’un pays en faisant la somme des valeurs ajoutées générées par toutes les entreprises d’un territoire donné. Problème : le PIB prend en compte uniquement la production de biens et de services marchands, passant sous silence l’effet des services publics, structures non lucratives et tous les autres modes de production alternatifs pourtant générateurs de richesse. A l’inverse, le PIB intègre dans son calcul des modèles économiques qui détruisent le lien social ou polluent l’environnement, sans comptabiliser leurs effets indésirables sur la société, ce que les économistes nomment les « externalités négatives ». « L’obsession du PIB, défini comme la somme des biens et des services marchands et assimilés, fait que l’on compte comme positives toute production et toute dépense, y compris celle qui est nuisible et celle que cette dernière rend nécessaire pour en neutraliser les effets », avance Serge Latouche [« Les illusions comptables du PIB comme mesure de la croissance et du bien-être », Chapitre 1, p 27]. Il prend comme exemple le rapport du Millenium Ecosystem Assignement, programme commandé par le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan en 2005 afin d’évaluer les conséquences et l’ampleur de la destruction de l’environnement par les sociétés humaines. Le travail de 1360 experts issus de 95 pays a permis d’établir que « nombre de pays qui ont présenté une croissance positive apparaîtraient en fait avec une richesse en baisse si l’on faisait entrer la dégradation des ressources naturelles dans les comptes » (cité par Jean Paul Besset, Comment ne pas être progressiste… sans devenir réactionnaire, Fayard, 2005).

 PIB mon amour

Pour les décroissants, la croissance n’a donc rien d’un indicateur probant pour mesurer le bien-être d’une population, alors même qu’elle est devenue la donnée clé attestant de la bonne santé d’une économie et par extension d’un Etat. Pire, certaines études laissent à penser que l’évolution du PIB serait inversement proportionnelle à l’assouvissement du bonheur général. Dans un ouvrage collectif académique paru en 2012, Christopher Ruhm a étudié les effets de la récession sur la santé des populations. Avec des conclusions très surprenantes : « la recherche empirique menée au cours de la dernière décennie suggère que la santé physique s’améliore et que la mortalité décline lorsque l’économie s’affaiblit de manière momentanée », constate le chercheur américain. Il identifie comme principales explications la réduction de la circulation automobile et la réduction d’autres risques environnementaux, notamment la pollution. Ce qui ne veut pas dire une nouvelle fois que la récession soit souhaitable, Serge Latouche estimant au contraire qu’il n’y a rien de pire qu’une « société de croissance sans croissance ».

Force est de constater que le mythe du PIB enchanté est de plus en plus démenti par la sphère économique comme la société civile. Une ONG britannique, la New Economics Foundation, établit depuis quelques années un « indice de félicité » (happy planet index)  en croisant des informations telles que le sentiment de bien-être vécu, l’espérance de vie et l’empreinte écologique. Au dernier classement mondial publié en 2016, c’est le Costa Rica qui se hisse en tête suivi du Mexique, de la Colombie et du Vanuatu, tandis que les Etats-Unis se classent 108èmes et le Luxembourg, pourtant parmi les leaders en terme de PIB/habitant, se traîne à la 139ème place (sur 140). L’on perçoit bien ici l’aspect profondément normatif des classements tels que le PIB ou l’IDH (Indice de Développement Humain), qui se sont imposés au siècle dernier comme les baromètres objectifs et irrécusables de la qualité de vie, servant ainsi une nécessité de quantifier rationnellement les phénomènes sociaux portés par les thèses néolibérales.

Costa Rica, Mexique et Colombie, Etats les plus « heureux » du monde ? C’est en tout cas ce que révèle le classement de l’ « indice de félicité » établi par la New Economics Foundation. © Happy Planet Index (2016)

Serge Latouche récuse également certains concepts auxquels on a tendance à attacher un peu trop facilement l’étiquette « écolo ». C’est le cas du « développement durable », apparu pour la première fois en 1987 dans le rapport de la Commission mondiale de l’ONU pour l’environnement et le développement présidée par la Première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland. Il explique que cette notion, qui promettait le compromis séduisant entre développement économique, équité sociale et soutenabilité environnementale, fut popularisée lors du « Sommet de la Terre » de Rio (1992) sous l’impulsion de Maurice Strong, milliardaire canadien du pétrole et secrétaire du PNUE, avant d’être reprise par nombre de gouvernements et groupes industriels souhaitant se doter d’une image écolo à moindre coût, sans que les effets d’annonce ne soient jamais suivis de faits. L’auteur de La Décroissance conclut son argumentaire ainsi : « La lutte des classes et les combats politiques se déroulent aussi dans l’arène des mots, même quand il ne s’agit que d’imposer des nuances sémantiques qui peuvent paraître minimes » [« Le piège du développement durable », Chapitre 1, p 30].

Cela fait écho à la thèse développée par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage Capital et idéologie, où l’économiste français explique que la fabrique des inégalités, loin d’être inhérente au fonctionnement du monde économique, dépend de choix idéologiques et politiques. Le choix d’appuyer les politiques publiques sur des indicateurs comme la croissance en est un. 

Un courant de pensée marginalisé

On peut alors légitimement se demander qui sont les producteurs de la théorie économique aujourd’hui.  Le courant néoclassique, apparu à la fin du XIXème siècle avec la révolution industrielle, a rapidement connu un succès fulgurant, sous l’impulsion de figures telles qu’Adam Smith ou David Ricardo. Il repose sur l’hypothèse de la perfection des marchés et de la rationalité des individus, selon le modèle bien connu de la « concurrence pure et parfaite ». Cette hégémonie a été remise en cause après l’arrivée de la Grande Dépression dans les années 1930, avec l’essor de la théorie développée par John Maynard Keynes, qui conteste la capacité intrinsèque de l’économie de marché à produire le plein-emploi et pointe le rôle de l’Etat dans les politiques de relance. Puis la thèse néoclassique revient en force dans les années 1960 avec les monétaristes et le courant des anticipations rationnelles, jusqu’à aujourd’hui imposer un quasi monopole dans les universités françaises. Les rares professeurs d’économie « hétérodoxes » (marxistes, postkeynésiens, relationnistes, conventionnalistes), ceux qui contestent les thèses de la concurrence non faussée ou tendent à historiciser la pensée économique, ne pèsent quasiment plus face aux économistes « orthodoxes » qui, eux, cumulent les positions de pouvoir (direction de thèses, revues scientifiques prestigieuses, prix académiques). Et ce phénomène s’aggrave : tandis que les professeurs hétérodoxes représentaient 18% des nouveaux recrutements entre 2000 et 2004, ils ne sont plus que 5% entre 2005 et 2011, soit 6 sur 120 postes  (« Evolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000. La fin du pluralisme », Association française d’économie politique, septembre 2013).

Dans un article du Monde Diplomatique publié en juillet 2015, la journaliste Laura Raim montre que les hétérodoxes sont aujourd’hui en voie d’extinction, la faute à des méthodes de recrutement ayant longtemps reposé sur le concours d’agrégation du supérieur (connu pour son « conservatisme, son entre-soi et son absence d’autonomie vis-à-vis du pouvoir politique), à un manque de « reproduction » institutionnelle chez les hétérodoxes vieillissants et à des logiques de pouvoir que cherchent à conserver les orthodoxes. En décembre 2014, la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem s’était engagée à créer une seconde section d’économie au sein du Conseil national des universités destinée en substance à accueillir les économistes hétérodoxes. Mais sous la pression des orthodoxes (notamment celle de Jean Tirole, prix Nobel d’économie cette année-là et fervent défenseur des thèses libérales), qui ont brandi la menace d’une démission collective, le projet a finalement été abandonné. Du manifeste publié par l’Association Française d’Economie Politique (AFEP) en réaction à cette décision, le titre se suffit à lui-même : A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ?

Même dans le camp des hétérodoxes, les décroissants sont rares. Trouver des partisans de la décroissance parmi les professeurs d’économie en France revient dès lors à  chercher l’acarien posé sur l’aiguille dans une botte de foin. Ainsi témoigne Timothée Parrique, l’un des rares doctorants en économie à avoir consacré une thèse à la décroissance : « En général, les universités françaises ne touchent pas à la décroissance. Depuis l’apparition du concept en 2002, il n’y a eu qu’une demi douzaine de thèses, toutes dans des universités différentes, et jamais dans les départements d’économie » (« Mais que font les universitaires ? », La Décroissance, novembre 2020).

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