
Chaque week-end, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi en début de semaine. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur le conflit au Tigré.
Depuis novembre 2020, des conflits sanglants opposent les armées éthiopiennes et érythréennes aux rebelles indépendantistes du Tigré, au Nord du pays. Alors que le gouvernement d’Abiy Ahmed fait tout pour cacher les violences commises dans la région, plusieurs organisations de défense des droits de l’homme dénoncent des crimes contre l’humanité et une utilisation du viol comme arme de guerre.
Un conflit aux origines anciennes
Pour comprendre les racines de la guerre au Tigré, il faut revenir sur l’histoire complexe entre l’Ethiopie et l’Erythrée, autrefois incorporés en un seul et même Etat. L’Ethiopie est un pays de 20 millions d’habitants situé dans la région de la Corne de l’Afrique. Anciennement considérée comme « la plus vieille monarchie du monde », elle est dirigée à partir de 1930 par le negusse negest (roi des rois) Haïlé Sélassié, qui résiste à la colonisation italienne puis mène une politique autoritaire interdisant toute forme de libertés publiques. Après la chute de l’empire impérial en 1974, le pays connaît une guerre civile de quinze ans qui mobilise deux groupes indépendantistes : le Front démocratique de libération du peuple éthiopien (FDRPE) et le Front de libération du peuple du tigré (FLPT). Si le premier obtient en 1993 l’indépendance de l’Erythrée, dirigée depuis lors par le dictateur Isaias Afwerki, les rebelles tigréens n’ont toujours pas obtenu l’autonomie qu’ils revendiquent ces trois dernières décennies. La constitution de 1994 fait officiellement de l’Ethiopie un Etat fédéral divisé en régions établies sur des bases ethniques. Mais l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en 2018, qui permet la réconciliation avec l’Erythrée, ravive aussi les velléités indépendantistes du FLPT. Celui-ci accuse le nouveau Premier Ministre, issu de l’ethnie majoritaire oromo, de vouloir marginaliser la minorité tigréenne (6% de la population) au sein de la coalition au pouvoir.
Le 4 novembre dernier, après avoir refusé de reporter les élections législatives de l’été, les rebelles tigréens lancent une offensive contre des bases de l’armée éthiopienne à Mekele, la capitale du Tigré. Le Premier Ministre réagit aussitôt par une déclaration de guerre, qui sonne comme une triste ironie à peine un an après son obtention du Prix Nobel de la paix.

Les civils ciblés
L’armée éthiopienne est secondée par des soldats érythréens et, dès les premières semaines de l’offensive, plusieurs témoignages font état de violences commises sur les populations civiles du Tigré. Il y a quelques jours, Amnesty International publiait les résultats d’un rapport sur l’offensive menée contre la ville d’Aksoum les 28 et 29 novembre 2020, quelques jours après l’attaque d’une milice proche du FDRPE. Réalisée à partir de 41 témoignages et plusieurs images satellites. Les habitants racontent des scènes de violence extrême : exécutions extrajudiciaires, bombardements aveugles, pillages généralisés… « Ils tuaient les gens dans la rue, même ceux qui s’enfuyaient, rapporter Joanne Mariner, responsable des situations de crise à Amnesty et coordinatrice de l’enquête. Ils sont aussi entrés dans la maison à la recherche des hommes et des garçons. Et quand ils les ont trouvés, ils les ont exécutés ». La plupart de ces crimes sont commis par des militaires érythréens contre des personnes non armées. Amnesty a dénombré 241 victimes de cette offensive, mais le bilan humain est sûrement bien plus lourd. Face à la puissance militaire des deux armées, les rebelles tigréens désertent les grandes villes et 60 000 civils ont rejoint les camps de réfugiés de l’autre côté de la frontière, au Soudan. L’organisation Human Rights Watch relève également les « attaques indiscriminées » à base de tirs d’artillerie qui ont touché les villes de Mekelle, Humera et Shire, tuant au moins 83 civils, dont des enfants, et blessant plus de 300 personnes.
Plus récemment, de nombreuses femmes témoignent des violences sexuelles répétées commises par les forces armées érythréennes. C’est le cas de Mehrawit, 27 ans, mère de deux enfants, qui raconte avoir été violée pendant deux semaines, parfois pendant plusieurs heures par jusqu’à quinze soldats. D’autres individus seraient forcés à violer des membres de leur famille ou à avoir des relations sexuelles en échange de produits de première nécessité. Les soldats érythréens présentent ces violences comme une vengeance vis-à-vis du FLPT qui a dominé la vie politique éthiopienne pendant une trentaine d’années. Même lorsqu’elles parviennent à s’échapper, les victimes sont menacées de représailles si elles en venaient à révéler les atrocités qu’elles ont subies. Les organisations humanitaires signalent que des groupes armés ont détruit des installations médicales au Tigré, empêchant les habitants de recevoir des soins d’urgence.

Le gouvernement éthiopien tente de cacher l’horreur
Abiy Ahmed nie en bloc toute implication de l’armée érythréenne dans les exactions commises aux alentours de Mekele, malgré les preuves accablantes attestant le contraire. Sur un compte Twitter de propagande créé après le début du conflit se présentant comme un compte de « fact-checking », le gouvernement assure que les forces fédérales ont « évité les combats dans les villes et villages de la région de Tigré ». Fin novembre, il annonce même que les combats sont terminés et met en place un gouvernement de transition. « Il y a une grande différence entre des combats armés et un massacre, rappelle Joelle Mariner. Un massacre c’est quand on s’attaque aux populations civiles, ce qui est le contraire de la guerre ».
Il reste très difficile d’obtenir des informations sur ce qui se passe actuellement au Tigré. Pendant une période, toutes les communications ont été rompues dans la région. Au lendemain de l’offensive du 4 novembre, les autorités éthiopiennes ont obligé la presse internationale à obtenir une autorisation spéciale pour se rendre sur place, très difficile à obtenir dans les faits. Pire : de nombreux reporters sont aujourd’hui empêchés de travailler par le régime d’Addis Adeba. C’est le cas de la journaliste Lucy Kassa, harcelée et menacée après ses enquêtes sur la situation au Tigré, ainsi que six autres journalistes éthiopiens arrêtés arbitrairement dans la nuit du 10 au 11 novembre 2020 selon la Commission éthiopienne des droits de l’homme. Le 19 janvier, le reporter de la chaîne de télévision Tigray TV Dawit Kebede Araya a été tué dans sa voiture à Mekele, dans ce que plusieurs sources décrivent comme un assassinat. Quatre journalistes et traducteurs internationaux ont aussi été interpellés puis libérés mercredi, rapporte Le Monde.
Une réaction internationale qui se fait attendre
L’urgence est également humanitaire. Dans un pays qui connaît une croissance économique parmi les plus élevées d’Afrique, plusieurs milliers de Tigréens souffrent aujourd’hui de la faim au Tigré. Lors d’une conférence de presse en ligne tenue le 10 février, le directeur de la Croix-Rouge éthiopienne Abera Tola a affirmé que 80% de la région était inaccessible à l’aide humanitaire. Celle-ci reste essentiellement restreinte aux principales routes au Nord et au Sud de Mekele, tandis que les réfugiés des camps venus des zones rurales présentent des signes de malnutrition sévère. « Vous ne voyez aucune nourriture dans leur corps, décrit Abera Tola. Parfois, il est très difficile de les aider sans des aliments à haute valeur nutritive. » Toujours selon la Croix-Rouge, 3,8 millions habitants parmi les 6 millions que compte le Tigré nécessitent une aide humanitaire d’urgence.
La communauté internationale a réagi par l’intermédiaire de la haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Michelle Bachelet, qui a appelé ce jeudi 4 mars à une enquête sur de possibles « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité ». Mais pour Joanne Mariner comme pour beaucoup d’acteurs de la défense des droits de l’homme, cette initiative est loin d’être suffisante : « Le Conseil de sécurité de l’ONU a seulement tenu des réunions informelles sur le Tigré, ils n’ont pas mis le Tigré et l’Ethiopie à l’agenda institutionnel. Nous aimerions qu’ils prennent sérieusement en main la situation, et pas seulement lors de réunions ponctuelles ». De son côté, le gouvernement éthiopien ne semble pas résolu à accepter une investigation indépendante, maintenant ainsi les habitants du Tigré dans un climat de violence et d’insécurité inouïes qui dure depuis plus de quatre mois.

Sources :
Pour mieux comprendre l’historique des relations entre Ethiopie et Erythrée :
- Léonard Vincent, Les Erythréens, Rivages (2016)
– https://www.dailymotion.com/video/x7xqo07
Le rapport d’Amnesty International sur le massacre d’Aksoum : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2021/02/ethiopia-eritrean-troops-massacre-of-hundreds-of-axum-civilians-may-amount-to-crime-against-humanity/
Le rapport d’Human Rights Watch sur les attaques de Mekelle, Humera et Shire : https://www.hrw.org/fr/news/2021/02/11/ethiopie-attaques-illegales-contre-des-zones-urbaines-du-tigre#