Il est de ces livres qui, par un merveilleux concours de circonstances, restent gravés dans votre mémoire. Ne m’oublie pas, c’est l’aventure d’une jeune femme, Clémence, qui décide d’extraire sa grand-mère touchée par la maladie d’Alzheimer de sa maison de retraite. Les deux héroïnes s’embarquent alors dans un voyage hors du temps et se battent contre vents et marées pour rejoindre la maison d’enfance de Mamy, au bord de la mer. Ce road-trip, c’est un peu une épopée digne de Bonnie and Clyde ou de Sailor et Lula, une fuite en avant qui remue sans cesse le passé, un périple qui dépasse les frontières et les époques : ce road-trip, c’est le condensé d’une vie.
A 23 ans, la belge Alix Garin signe une première bande dessinée aussi passionnante que bouleversante. Elle a eu la gentillesse de répondre aux questions qui me trottaient dans la tête.

En 2017, vous êtes lauréate du prix Jeunes Talents du Festival Quai des Bulles à Saint-Malo. Dans quelle mesure cela vous a encouragé à persévérer dans bande dessinée ? Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?
Ce prix Jeunes Talents a vraiment été un élément clé dans ma vie. J’étais en dernière année d’études de bande-dessinée, à Saint Luc à Liège. C’était une période particulière, où d’une part je commençais à me trouver artistiquement, et d’autre part j’étais dévorée par les doutes et l’angoisse. J’étais obsédée par la peur de l’échec, par l’impression que je n’allais peut-être jamais y arriver. Et en même temps, la BD a toujours été ma seule et unique ambition. C’était douloureux de douter aussi intensément de sa propre raison de vivre. Le concours est arrivé à ce moment-là. Le remporter m’a soudain donné un immense élan de confiance en moi. Sur place, lors du festival, j’ai eu l’occasion de faire la rencontre de nombreux auteurs et éditeurs, qui m’ont encouragée et avec qui j’ai noué des contacts. Ce furent mes premiers pas dans le monde professionnel, je savais que c’était l’occasion ou jamais de se faire remarquer. Sur le long terme, ça a bien fonctionné, puisque c’est grâce à ce concours que mon éditeur actuel m’a découverte.
D’où vient cette passion pour la BD ?
D’un besoin inné de raconter des histoires. Aussi loin que je me souvienne, j’ai une vie intérieure assez intense, et enfant j’avais vraiment besoin de l’exprimer. Je dessinais avant de savoir écrire. Quand j’ai compris que narration et dessin étaient complémentaires, ça a été la révélation. Je n’ai plus jamais arrêté. Mes parents ont eu la bonne idée de m’abonner au magazine Spirou, et m’ont toujours soutenue dans mon envie d’en faire mon métier.
Quels sont les livres qui ont marqué votre enfance, vous ont construite ?
Je n’ai pas de réponse exhaustive à cette question, mais instinctivement, j’ai envie de répondre « La nuit du chat », de Frank et Bom. Je l’ai lu à 10 ans et ça a été la gifle. La dimension poétique et métaphorique de cet album a priori anodin m’a bouleversée. Je me suis dit: « Ah ouais, on peut AUSSI faire ça en BD…. ». Je le relis au moins une fois par an.

Ce qui m’a attirée vers Ne m’oublie pas, votre premier roman graphique, ce sont d’abord les couleurs. D’où vient cette palette pastel, douce ?
C’est marrant que tout le monde me parle des couleurs parce que c’est la partie avec laquelle j’ai le plus de difficulté, même si Ne m’oublie pas m’a beaucoup appris en la matière. Je m’étais orientée vers une palette assez douce parce que mon trait est fin et léger, sans masses de noir, et des couleurs trop saturées ont tendance à l’écraser. J’aime beaucoup jouer avec les lumières dans mes couleurs, des lumières franches, tranchantes. Je trouve ça très esthétique.
Selon vous, la couleur donne-t-elle de la force à un récit ?
Oui et non. Un récit, c’est un ensemble de choix, de partis pris, auxquels il est important de bien réfléchir. Chaque décision doit avoir du sens. La couleur ou l’absence de couleurs ont des conséquences différentes en termes de perception, donc tout dépend de ce que l’auteur.ice veut faire passer. Mais il n’y a pas de hiérarchie, la couleur ne garantit pas une qualité supérieure.
Comment dessinez-vous et grâce à quels supports ?
Désormais je travaille presque exclusivement en numérique. L’encrage et la couleur sont entièrement faits sur Photoshop, à l’aide d’une tablette graphique. Pour le découpage, je travaille encore sur papier, parce que c’est une étape très organique, plus facile à « manipuler » et organiser sur papier, pour prendre des notes, raturer, comparer les planches entre elles. D’autant plus que le découpage est à mes yeux l’étape fondamentale dans la création d’un récit.
Les planches de BD sont à retrouver sur le compte instagram de Alix Garin.
Que ressentez-vous quand vous dessinez ? Pourquoi la BD et pas le roman ?
Je ressens de très fortes émotions. Le dessin catalyse tout ce qu’il m’est impossible d’exprimer ailleurs. Dessiner pour raconter une histoire me transporte dans un autre univers. On devient quelqu’un d’autre, ailleurs. On se met à la place de nos personnages, on invente quelqu’un d’autre à partir de nous-même. On ne peut jamais tout inventer, il faut toujours puiser dans ses propres ressources. En tant qu’auteur.ice de BD, on est à la fois dramaturge, metteur.euse en scène et comédien.ne. J’adore cette polyvalence et la liberté absolue qu’elle implique.
Votre livre, qu’il soit tiré de faits réels ou non, est très intime. La relation entre Clémence et sa mère est très pudique. Est-ce que présenter Ne m’oublie pas à votre famille été difficile ?
Oui. C’est une étape que j’appréhendais. On se met à nu.

Le personnage principal, Clémence, est issu de la communauté LGBTQIA+. Pourquoi vous était-il important de dessiner cette représentation ? Et plus largement, dans quelle mesure l’art a-t-il un caractère politique ?
L’art est toujours politique. Ne jamais aborder aucun sujet « politique » EST un choix politique en soi. Tout ce qu’on raconte, tout ce qu’on donne à voir, rejoint l’immense masse culturelle qui nourrit notre société. Cette masse dit beaucoup de choses de nous, à un moment T, dans un contexte particulier. Faire de Clémence une non-hétérosexuelle était une évidence, d’abord parce qu’au moment de l’écriture, je m’interrogeais sur ma propre orientation sexuelle, et ensuite parce que je tenais à ce que ça soit présent dans le récit sans être un sujet. Clem est brune, mesure 1m75 et est non-hétéro, point à la ligne. Il est temps que ce genre de représentation percole dans nos œuvres de fiction simplement en tant que caractéristique, pas en tant que sujet, et que ça devienne normal et communément admis.
Selon vous, la bande dessinée (et plus globalement l’art) fait-elle office de catharsis ?
Oui, absolument. Les gens ont besoin de fictions pour catalyser des émotions qu’ils ont du mal à identifier ou exprimer. C’est la magie de la fiction et de l’art: le processus d’identification. Au travers de l’histoire d’un.e autre, on prend conscience de nous-même. Ca vaut autant pour le lecteur.ice que pour l’artiste.
Et, par extension des deux questions précédentes, écrivez-vous d’abord pour vous ou pour les autres ?
Pour les autres. Si c’était juste pour moi, je ne me donnerais pas autant de mal, haha.
Dans Ne m’oublie pas, Mamy et Clémence vivent des moments de bonheur très intenses comme des phases de désespoir (je pense notamment aux moments où Mamy à l’impression de perdre la tête et quand elle ne reconnaît plus Clémence). Alors, selon vous : vaut-il mieux oublier ou être oublié.e ?
Il vaut mieux être oublié.e. C’est douloureux mais au fond on a le beau rôle. Oublier, c’est perdre par fragment sa propre identité. Notre mémoire est l’élément fondamental autour duquel s’articule notre personnalité, via nos expériences de vie. En assistant au déclin de ma propre grand-mère, j’ai beaucoup réfléchi à ce concept de mémoire, à ce que ça impliquait vraiment. La mémoire me fascine au plus haut point, je continuerai à l’explorer au cours de ma carrière d’autrice, c’est certain.
Je me suis demandée tout au long du livre où était la limite entre fiction et réalité. Que l’histoire soit inspirée de faits réels ou non, c’est une véritable leçon de pragmatisme. Clémence fait face à un problème, elle trouve une solution : kidnapper sa grand-mère. Dans quelle mesure la fiction permet-elle de décupler les possibilités, de représenter le possible pour permettre l’action ?
C’est marrant que vous utilisiez le mot pragmatisme parce que c’est un terme que j’aime employer pour me définir. Ne m’oublie pas est une fiction pure, où mon expérience personnelle est simplement venue nourrir les émotions que ressentent les personnages.
La fiction n’a aucune limite. Absolument aucune. C’est à la fois merveilleux et terrifiant : dès lors, quel choix poser ? Parmi cette infinité d’histoires possibles, laquelle raconter ? C’est épuisant d’écrire.

Et enfin, travaillez-vous sur un nouveau projet ?
Oui et non. Une histoire est en train de germer dans ma tête, mais pas une ligne n’est encore écrite. Je laisse longtemps macérer les idées dans mon esprit avant de les formaliser. Et en attendant, c’est top secret bien sûr.
Encore une fois, mille mercis à Alix Garin pour sa participation. Ne m’oublie pas est disponible dans toutes les librairies !