Une affaire d’Altérités

« L’homme assassine toujours ce qu’il aime; ainsi nous, les pionniers, nous avons tué notre nature sauvage. Certains disent que c’était nécessaire. Peut-être, mais je suis heureux de ne pas devoir être jeune à une époque où il n’y a plus de nature où profiter de sa jeunesse. À quoi bon la Liberté, sans espace vide sur la carte? » – Aldo Léopold

« Un espace vide sur une carte » nous dit le grand écologue américain, père de la conscience environnementale. Qu’on ne s’y méprenne pas. Un espace vide, cela ne signifie pas le néant ou le chaos.  Tout au plus, il désigne ici un endroit encore non dévolu à la production humaine, sans artifice, libre de se reproduire comme il l’entend.

Par une certaine ironie du sort, « un espace vide » est également la définition que Michel Foucault donne de l’utopie. Plus précisément, il décrit celle-ci comme « un emplacement sans lieu réel » qui entretient avec la société un rapport connexe à la réalité mais tendant à son perfectionnement. Aujourd’hui, le terme d’utopie est régulièrement utilisé à toutes les sauces comme synonyme d’impossible, voire de ridicule. Sur les plateaux de télévision, on arbore un sourire narquois au coin des lèvres face à celles et ceux qui voudraient mettre en place « une société idéale », c’est-à-dire déconnectée des réalités actuelles et à venir. Surtout, « utopie » et « écologie » sont de plus en plus souvent servies côte à côte, ramenant volontairement les consciences environnementales au rang de rêves insensés ou de culture « amish ». Bref, vidée de son essence, la notion d’utopie est employée à une fin unique : discréditer.

Seulement voilà : c’est aller bien vite en besogne. Faisons un bref saut dans le passé. En 1516, lorsque l’humaniste britannique Thomas More publie son Utopia, il a pour ambition d’élargir le champ du possible et non pas celui de « l’impossible » comme on essaie de nous le faire croire aujourd’hui. Société imaginaire certes, mais la force de l’imaginaire n’est-elle pas d’être exploitable ? Revenons un peu plus près de nous, direction le XXème siècle. Un certain Théodore Monod, fondateur à l’âge de 16 ans d’une Société d’histoire naturelle dont André Gide sera adhérent, écrit « l’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. » Un siècle plus tard, Monod est considéré comme le plus grand spécialiste français des déserts, scientifique hors pair, explorateur de haute-volée, et surtout infatigable défenseur du Vivant sous toutes ses formes. Voici en réalité comment il faudrait prendre la chose : l’utopie ne renvoie pas à ce qui est irréalisable, mais ce que l’on n’a pas pris la peine d’essayer de réaliser, ou peut-être tout simplement de regarder.

« Il n’y a pas de passe-temps plus passionnant que d’étudier l’inconnu, une fois qu’on en a reconnu l’existence. »

Nous murmure plus loin Aldo Léopold. Car n’est-ce pas finalement le propre de la crise écologique ? Celle de notre incapacité à trouver passionnante l’étude de l’inconnu ? Il s’agit peut-être plus globalement d’une crise de regard et de l’attention. Baptiste Morizot a appelé cela « la crise de la sensibilité », soit « un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant ». Le philosophe donne lui-même comme exemple une étude montrant qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d’œil expert plus de mille logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région. Prenons un exemple plus concret. L’héroïne du roman Dans la forêt de Jean Hegland vit depuis toujours au cœur de la forêt, en marge de l’Amérique urbanisée. Quand la civilisation s’effondre, elle se retrouve seule avec sa sœur à se battre pour survivre. Mais il lui faudra des mois pour apprendre à comprendre toutes les richesses qui irriguent la forêt alors qu’elle était précisément le lieu le plus familier de son existence ! C’est aux trois quarts du livre qu’elle s’exclame « J’ai vécu dans une forêt de chênes toute ma vie, et il ne m’est jamais venu à l’esprit que je pouvais manger un gland. » Puis plus loin : « Avant j’étais Nell, et la forêt n’était qu’arbres et fleurs, et buissons. (…) Petit à petit, la forêt que je parcours devient mienne, non parce que je la possède mais parce que je finis par la connaître. »

La plupart d’entre nous, la plupart d’entre vous, qui tenez cette revue entre vos mains, ne vivent pas au milieu de la forêt. Mais nous avons toutes et tous, en toile de fond, des arbres et des plantes, des buissons, des oiseaux, des étoiles, ramenées sous le terme vague et englobant de « Nature » que Baptiste Morizot, pour lui rendre sa grandeur, remplace par celui de « Vivant. » Un autre exemple encore : au plein milieu du premier confinement, j’explique en interview que mon retour dans ma région natale m’a fait oublier les rumeurs de l’aube parisienne. Désormais, ce sont les pépiements des oiseaux qui me réveillent à ma fenêtre. Dans un cri du cœur, mon interlocutrice s’exclame alors : « Mais quelle horreur ça doit être, ce calme ! ». Cette phrase m’est longtemps restée en tête car je la trouvais poignante de signification. Elle représente ce que nous allons régulièrement chercher lors de nos escapades en forêt ou en montagne : le calme. Mais réduire ces espaces au calme, n’est-ce pas encore une grossière erreur ? N’est-ce pas là la preuve que non seulement nous avons désappris à voir, mais aussi à entendre ? La vie se distingue par son bruit. Qu’il s’agisse du bruissement d’une feuille, d’un envol de plumes, ou du hurlement du loup. Dire que le chant de l’oiseau est du calme, c’est refuser de le considérer comme un Vivant. C’est le réduire à l’inaudible. Si l’on apprenait à écouter, une promenade en forêt pourrait être tout aussi porteuse de bruits qu’un aller-retour sur un boulevard parisien.

En fait, il y a sans doute dans la crise environnementale des racines communes à celle de la crise migratoire et démocratique, au sexisme et au racisme, à la précarité et aux politiques dites « des minorités ».  Tout cela englobe une crise du vivant bien plus profonde. Il s’agit de la crise de l’Altérité. Savoir regarder l’autre, le comprendre, s’y intéresser. Il s’agit de réapprendre à sortir de son nombril pour s’étonner de celui de l’autre. Et puisque nous évoquions ici le sexisme, un courant de pensée issu du féminisme pourrait bien être une piste de réflexion majeure. La politique du care –ou de la sollicitude pour les antagonistes de l’anglicisme, était à l’origine utilisée par les féministes Francesca Cancian et Carol Gilligan. La définition de Lévinas donnée en 1972 dans son Humanisme de l’autre homme est peut-être plus parlante ici. Il décrit cette politique comme « la non-indifférence qui est la proximité même du prochain. »

Dès lors, il s’agit de réapprendre à voir, sentir et entendre, de réapprendre sa place dans le monde afin de mettre en place une société qui intègre pleinement l’Autre. Cela implique évidemment un renversement de la hiérarchie des valeurs. La production n’est plus au sommet de la pyramide. Qu’on s’entende bien : il ne faut non pas créer un retournement de situation absurde (régime matriarcal, priorité à un Autre mal défini…) mais un système où la place de chacun et de chacune est prise en compte. On ne parle pas là de dépendance, mais de réciprocité, pas de devoir, mais de responsabilité, pas de fardeau, mais de devoir partagé. Pour construire, enfin, une écologie de la bienveillance.

« Un jour, peut-être au beau milieu de nos actions de bienfaisance, ou bien à la fin des temps géologiques, la dernière grue claironnera ses adieux et montera pour la dernière fois en spirale vers le ciel du grand marais. On entendra alors, sortant des nuages, le son des cors de chasse, les aboiements de la meute fantôme, le tintement de clochettes, puis un silence qui ne sera plus jamais brisé, sauf dans quelques pâturages lointains de la Voie Lactée, avec un peu de chance. »

Charlotte Meyer

Cet article fait partie de la sélection gratuite issue de notre revue numéro 3.

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