Le colonialisme vert, L’illusion d’une protection occidentale

Le passé colonial des pays européens suscite régulièrement débats et polémiques, impliquant des experts en tout genre prêts à arpenter le risque de querelles historiques. Guillaume Blanc, maître de conférences à l’Université Rennes 2 et historien de l’environnement, a publié L’invention du colonialisme vert, pour en finir avec le mythe de l’éden africain aux éditions Flammarion. Il revient dans cet ouvrage sur la façon dont les institutions internationales, au nom d’une aide à la protection de la biodiversité, dissimulent des méthodes coloniales. Son étude se penche sur les parcs nationaux d’Afrique, véritable aubaine pour favoriser le tourisme et nourrir les mythes. Un constat alarmant où la lutte contre le dérèglement climatique prend des allures de plat réchauffé. Comment le monde occidental fait-il perdurer des stratégies de domination, et vient-il creuser les inégalités pour le combat écologique ? Comment peut-il faire face à ses contradictions ? Entretien.

Comment pourriez-vous définir le colonialisme vert ?

C’est une action globale menée par des institutions comme l’UNESCO ou le WWF (World WildLife Fund) qui cherchent à naturaliser l’Afrique par la force. Plutôt que de soutenir les bergers et les agriculteurs qui occupent la nature, comme elles le font en Europe, ces institutions s’efforcent de déshumaniser la nature africaine par des expulsions, par de la criminalisation, voire par de la violence pouvant aller jusqu’à des meurtres ou des passages à tabac. C’est une réalité choquante mais qui est bien réelle. L’intention depuis l’époque coloniale a changé mais l’esprit reste le même : le monde moderne devrait sauver l’Afrique des Africains.

Vous faites l’analogie avec une période historique qui définit encore aujourd’hui les rapports de domination entre les pays. En tant qu’historien, considérez-vous qu’il s’agit-il d’une doctrine politique (comme on l’entend dans la définition de colonialisme) clairement revendiquée, ou plutôt d’un héritage que certains souhaiteraient inconscient ?

C’est davantage la deuxième option. Si j’ai voulu appeler le livre “L’invention du colonialisme vert”, c’est pour montrer que ça naît à l’époque coloniale, mais la véritable invention c’est au lendemain des indépendances dans les années 1960, quand s’établit l’alliance entre l’expert occidental et le dirigeant africain. Les administrateurs coloniaux qui préservaient les parcs nationaux à l’époque coloniale vont avoir un objectif : “faire face à l’africanisation des parcs nationaux”, c’est-à-dire aux indépendances. Et pour ça ils ont l’idée de mettre en place une banque, qui voit le jour en 1961 : c’est le Fonds Mondial pour la Nature (WWF). On assiste alors à la reconversion des administrateurs coloniaux en experts internationaux qui vont poursuivre le même combat : mettre plus de terres en parcs et empêcher les agriculteurs et les bergers de les occuper. C’est comme ça que ce colonialisme vert va être inventé. Et les dirigeants africains se l’approprient, pour la manne financière que ça représente et pour le côté politique. Certes ils n’ont pas choisi cette idée d’un éden africain idéalement vierge malheureusement dégradé mais ils vont l’instrumentaliser pour créer des parcs chez les nomades, dans les maquis, dans les territoires frontaliers. Les parcs leur permettent de planter le drapeau dans des territoires qu’ils peinent à contrôler. Le seul qui est perdant dans cette alliance, c’est l’habitant.

Reprochez-vous aux ONG ou autres institutions de ne pas voir cette réalité ?

Je n’ai pas de jugement puisque je me base sur leurs archives, sur 30 à 40 000 pages qui montrent non pas quelque chose de complotiste, mais une cécité de convenance. Ces institutions ne demandent plus l’expulsion de ces populations en les qualifiant comme dans les années 1970 d’ “êtres destructeurs malhabiles”. Depuis les années 1980, elles parlent de “conservation communautaire” et demandent le départ volontaire des populations. Mais demander à des États autoritaires d’organiser des départs volontaires, c’est d’une hypocrisie totale. Le discours est devenu tellement policé qu’il fait oublier la réalité : les parcs africains doivent être vidés de leurs habitants. Les experts continuent de valoriser en Europe l’occupation de la nature par les agriculteurs et les bergers mais elles continuent de la condamner en Afrique. 

Qu’est-ce qui change concrètement par rapport au colonialisme du XVIIe siècle ?

Aujourd’hui, c’est plus l’idée d’une “Afrique refuge”. Plus la nature disparaît en Occident, plus les Européens croient la retrouver en Afrique. Moins les Occidentaux vont être capables de protéger leur nature chez eux, plus ils vont être persuadés de la sauver, au moins là-bas.  La matrice, c’est celle-ci. 

Je vous donne l’exemple d’Al Gore, un écologiste convaincu qui décrit très finement les impacts sociaux du changement climatique. Le problème c’est que les chiffres sur lesquels ils s’appuient sont hérités de la période coloniale, des estimations qui ne reposaient sur aucune enquête scientifique, par exemple le mythe de la forêt perdue d’Ethiopie, expliquant que la forêt primaire aurait disparu. Les Européens se sont appuyés dessus car persuadés que les Africains dégradaient la nature. Le problème est qu’il n’y a pas de données. On observe le même phénomène pour beaucoup de pays d’Afrique. Des chiffres éternellement repris jusqu’au point de passer pour vrais.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dégradation de la nature en Afrique, ça veut juste dire que ça n’est pas celle que l’on croit. Les institutions internationales accusent les agriculteurs et les bergers qui vivent d’une agriculture de subsistance d’en être responsables.

Guillaume Blanc DR

Que deviennent ces populations ?

On leur promet des compensations. Elles vont arrêter l’agropastoralisme (NDLR technique de production mêlant agriculture et élevage), être déplacées en périphérie des villes, où l’on va normalement leur donner des emplois “urbains” : forgerons, boulangers, guides touristiques. Mais ces populations deviennent toujours plus pauvres une fois le projet enclenché. Elles se retrouvent déracinées, de la campagne à la ville. Elles perdent leurs réseaux sociaux, leurs réseaux d’entraide, leurs connaissances.

Ce qu’il faut bien admettre, c’est que venir visiter un parc naturel en Afrique, c’est l’équivalent de détruire dans le monde les ressources qui sont protégées sur place. Il ne s’agit pas de protéger la nature mais de la consommer. Il y a eu entre 1 et 14 millions d’expulsés dans les parcs nationaux au XXe siècle. Ce sont des agriculteurs et des bergers qui produisent leur propre nourriture, qui se déplacent à pied, qui consomment très peu de viande ou de poisson, qui n’achètent pratiquement jamais de nouveaux vêtements, qui  n’ont ni ordinateur ni smartphone. Ils ne participent pas à la crise écologique, et pourtant c’est à eux qu’on s’en prend pour la résoudre, et pour en plus offrir leur espace de vie à des touristes. 

La sortie de votre livre a suscité de nombreuses réactions parmi les ONG et les dirigeants des institutions internationales. Le 1er novembre dernier, le sous-directeur général de l’UNESCO Ernesto Ottone Ramirez signe une tribune dans le journal Le Monde pour vous répondre. Il rappelle que ce n’est pas le genre de la maison de s’exprimer publiquement sur ces critiques. Est-ce selon vous l’aveu d’un malaise au sein de ces institutions, censées protéger ce type d’exactions ?

Que l’UNESCO se soit dit “on doit répondre”, c’est bien la preuve qu’ils ont été touchés par la chose.  Ils se basent sur des mythes du changement environnemental en disant qu’il y a de la déforestation partout parce qu’ils ont dans l’idée qu’avant il y avait une forêt primaire et que plus il y a eu d’hommes, plus ils l’ont détruite. Ils refusent de voir les vraies études des écologues qui montrent que dans des écologies semi-arides, c’est au contraire les hommes qui créent la condition de la pousse des forêts, en faisant par exemple de l’agriculture sur brûlis. Là on en revient encore au mythe d’une Afrique verte, vierge,  sauvage. Chez ces experts, la croyance l’emporte sur les faits.

Il y a deux façons de mesurer la déforestation : la dendrochronologie, par les cercles dans les arbres quand on coupe leur tronc, permettant de dater l’âge du couvert forestier ; ou la palynologie, par l’observation du taux du pollen dans le sol. Ils n’ont jamais mené ces études-là dans les parcs où ils disent qu’il y avait de la déforestation.

L’UNESCO a changé, en mettant en place par exemple le patrimoine immatériel, avec une meilleure prise en compte des populations. Mais ce que l’UNESCO refuse de dire, c’est que ces parcs nationaux protégés restent enfermés dans cette logique née de l’époque coloniale. Là ce n’est plus mon avis d’historien mais mon avis de citoyen, pour moi ça serait à elles de montrer l’exemple en disant “Oui nous nous sommes trompées, oui nous reconnaissons nos erreurs”, parce que l’Histoire permet de reconnaître sereinement nos erreurs.

Quelles solutions pouvons-nous envisager pour ne plus naturaliser l’Afrique dans une logique paternaliste, mais l’aider à répondre aux enjeux environnementaux de la même manière que les Occidentaux ?

Pour moi il y a d’abord la question du système international qu’il faudrait questionner, le rapport de force Nord-Sud qui reste un problème. La deuxième chose sur le court terme c’est la façon dont il faudrait agir. Ces institutions internationales devraient faire en Afrique exactement ce qu’elles font en Europe, c’est-à-dire soutenir les agriculteurs et les bergers qui occupent encore la nature, en leur fournissant des semences, des formations sur l’agriculture plutôt que de leur dire “on va vous transformer en guides touristiques”.

Vous évoquez dans votre ouvrage le mythe de la forêt primaire, et faites allusion au livre Les  Racines du Ciel de Romain Gary, qui suppose que l’Afrique est vouée à s’autodétruire à cause de la pauvreté. Est-ce selon vous ce genre de mythe, transmis décennie après décennie dans la culture occidentale, qui participe à cette vision erronée du continent africain ?

Le livre de Gary est rempli d’humanisme. Il explique bien que la nature, c’est l’opium des Occidentaux. Par exemple, il évoque le fait que la protection des éléphants, c’est l’affaire des “hommes rassasiés”, donc de Blancs. Il excuse les Africains qui auraient chassé et nie ainsi leur propension à avoir de l’empathie envers les animaux. Comme si, parce qu’ils étaient pauvres, ils étaient condamnés à être des braconniers. L’invention du bon chasseur et du mauvais chasseur remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque les Européens ont tellement détruit la faune africaine à force de la chasser, qu’ils ont inventé des réserves de chasse devenues des parcs nationaux, où ils se sont appropriés les droits sur la faune. Ils ont inventé la figure du mauvais chasseur africain qui détruit avec cruauté la nature.

Dans une époque où le monde est confronté au défi climatique, quel est le rôle de l’historien selon vous ?

C’est justement de montrer comment le passé pèse sur le présent, en identifiant les problèmes sur le long terme. Rappeler par exemple que la désertification et la déforestation existent mais pas telles qu’on le croit, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une vaste déforestation homogène dans toute l’Afrique mais que les situations varient en fonction de chaque contexte. On ne peut pas nier la réalité sociale de x ou y pays. Je pense que l’historien peut permettre de relocaliser les problèmes écologiques dans leur contexte. Tant qu’on ne prend pas en compte la diversité des sociétés, aucune solution ne pourra marcher.

Propos recueillis par Candice Mazaud-Tomasic

Cet article fait partie de la sélection gratuite issue de notre revue numéro 3.

« L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain », de Guillaume Blanc, préface de François-Xavier Fauvelle, Flammarion, 326 p., 21,90 €

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