L’Inattendu, étude 1

Février 2020 où je noyais ma passagère morosité hivernale dans les amphis et les pubs bondés de la Montagne Sainte-Geneviève. Les fins de semaine m’accordaient du temps, et l’agitation des soirées imprévues balayait mes rares tracas dans un souffle opiacé. Je m’engouffrais volontiers tête la première dans la moiteur d’une rame de métro et fonçais au Nord pour arpenter Belleville de long en large et épuiser mes jambes sur le sol d’un bar.

Ondulant entre les corps, un bras tendu vers le verre que je venais de payer, l’autre, vers l’un de mes amis, englouti par la multitude heureuse et haletante. Jeu superbe d’équilibriste au cours duquel les sourires rapprochés des inconnus joyeux venaient cogner mon cœur et mon âme comme pour leur dire « tu es vivante, vois-tu ? ». Sur la douce familiarité des soirées que je passais, s’étalait une couche d’imprévu grisante. Répétition de l’action, nouveauté des dénouements.

Les départs nocturnes vers les espaces de mon épuisement joyeux étaient chaque fois l’occasion d’imaginer la tournure qu’allaient cette fois-ci prendre les événements. L’Incertitude me poussait en avant, comme une curiosité maladive qu’il faut sur le champ satisfaire. Habitude et Accident s’enlaçaient en m’entraînant à leur suite dans la valse de l’hypothétique. Le Connu se parait chaque fois de couleurs inventées. L’Attendu frappait à la porte, bras dessus-bras dessous avec la belle Improbabilité. Parfois je dévalais seule les escaliers, uniquement soutenue par cette délirante farandole fantasmée. J’alpaguais en chemin l’une ou l’autre de mes connaissances, ou bien je les retrouvais au terminus, déjà lovés dans les apogées extralucides. Parfois nous formions la nuée bourdonnante dans l’intimité réconfortante d’un appartement privé. Nous partions alors en cortège vers des repères flamboyants et inondés par les épanchements, les troubles, les passions et les humeurs des âmes qui s’y trouvaient. Le trajet prenait une apparence de départ en vacances, où chacun y va de son commentaire, de sa chanson, de son rire ; où, parfois, l’un des enfants prend conscience de ce qui l’entoure et rougit un instant du vacarme qu’il contribue à imposer, avant de sombrer à nouveau dans l’insouciance moelleuse, loin de la froideur grisâtre du réel/loin du réel froid et gris.

Une farandole née des rêveries de Matisse répandait son délire sur les quais mornes du métro, ondulant, hélant les curieux, les endormis, les réfractaires, les débonnaires et les heureux du monde ; suscitant des moues dubitatives, des clins d’œil amusés, des mouvements d’épaules inquisiteurs et quelques paroles exaltées. Des réactions jetées sur les rails, placardées entre les affiches de cinéma et les publicités vantant les saveurs de la dernière création d’une enseigne bien connue de restauration rapide. Des réactions déposées doucement sur les bancs ou semées avec désinvolture sur les marches et les rampes. Des réactions qui, secrètement, imperceptiblement, s’incrustaient dans le carrelage blanchâtre pour continuer d’y résonner des heures ou peut-être des jours ; témoins minuscules des pulsions magistrales. Elles rejoignaient une quantité d’autres idées, d’autres pensées, paroles, gestes, regrets et désirs, entassées en palimpseste vibrant. Quant à notre danse heureuse, nous la poursuivions au-dehors, après une folle ascension depuis les souterrains blafards vers la froideur de la nuit électrique. La bouche du dragon de tôle nous dégueulait sur les trottoirs glacés, nous poussant à disperser notre fièvre sur les pavés bleutés et les passants pressés dont on croisait la route. Créature mythologique de papier crépon, hydre aux reflets pourpres, notre agglomération bouffonne avançait à grandes enjambées, éclairant sporadiquement la noirceur indigo. Avec nous une rumeur se propageait et allait fracasser les pierres, les vitres, les bancs, qui à leur tour nous renvoyaient nos vociférations dans un écho solidaire et brûlant. Les réverbères observaient la scène sans se départir de leur attitude arrogante, eux qui surplombent la ville, en connaissent les ragots, se rient du commun des mortel aux passions affligeantes, mais offrent une oreille bienveillante au solitaire. Nous venions troubler leur sérénité en sautant à pieds joints dans leur sobre halo. Les ombres chinoises gargantuesques rampaient sur plusieurs mètres et escaladaient les murs avec une rapidité saccadée et lourde, s’insinuant dans les replis du ciment et du béton.

Juliette Le Bris

A la Une : La Danse de Matisse

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