
Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur le procès de Bure.
Du 1er au 3 juin a eu lieu à Bar-le-Duc, dans la Meuse, le procès des opposants au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure. En plus de remettre sur la table la manière dont le nucléaire est débattu en France, le procès a aussi pointé du doigt la criminalisation croissante des militants dans le vocabulaire politique.
« Je n’ai aucune envie d’assister à cette pièce de théâtre et je préférerais être dehors. Cette instruction n’a ni queue ni tête. J’ai passé sept mois en détention provisoire, et je ne dirai rien de plus. » Si sur le parvis du tribunal, l’humeur est à la fête, l’ambiance est bien plus tendue à l’intérieur de la salle d’audience. Il faut dire que ce n’est pas la première fois que le nucléaire s’invite dans cette petite salle de Bar-le-Duc : depuis 2016 plus d’une soixantaine de procès liés à l’opposition au projet Cigeo ont déjà eu lieu. Cette fois-ci pourtant, l’enquête est porteuse d’enjeux : alors qu’il est reproché aux « malfaiteurs » de Bure leur opposition au projet, la défense pointe quant à elle du doigt… la justice elle—même, soupçonnée d’avoir fourni des renseignements pour le compte de l’industrie du nucléaire.
Stop ! Cigeo, qu’est-ce que c’est ?
Le Centre Industriel de Stockage Géologique (Cigeo) désigne le projet français d’enfouissement des déchets nucléaires. Son but est de stocker des déchets radioactifs produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises en couche géologique profonde. Il s’agit de déchets dits de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL). Cigeo devrait être implanté à la limite des départements de la Meuse et de la Haute-Marne, à proximité de communes comme Bure ou Ribeaucourt. Au total, ce sont 85 000 m3 de déchets radioactifs qui devraient y être stockés à partir de 2035. Si le principe de stockage a été retenu par la loi en 2006, il est encore sujet à de nombreuses controverses. L’ONG Greenpeace pointe notamment du doigt un nombre de variables inconnues encore trop important : risques d’incendie et d’inondation, (in)stabilité de la roche, signalisation du site, impossibilité de revenir en arrière si une solution technique était finalement trouvée dans les siècles à venir… Il est également reproché au projet de ne pas avoir exploré les autres options possibles pour surveiller les déchets nucléaires comme le stockage à sec et en surface.

Un dossier vide ?
Le 15 août 2017, une manifestation anti-Cigeo se rassemble sur le site du Bois Lejus pour alerter sur les risques du stockage des déchets nucléaires. L’endroit est ardemment défendu par les militants et villageois alentours, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) ayant prévu d’arracher les arbres du site afin d’y creuser des galeries de stockage pour les déchets nucléaires. Rapidement, le rassemblement tourne à l’esclandre. Ce jour-là, les forces de l’ordre effectuent 21 tirs de LBD, 320 lancers de grenades lacrymogènes et 37 lancers de grenades GLI-F4. Suite à cela, sept manifestants, trois femmes et quatre hommes, sont renvoyés devant la justice pour « association de malfaiteurs », « organisation d’une manifestation non déclarée », « violences volontaires » et détention de « substances ou produits incendiaires. » Si, officiellement, l’instruction judiciaire part de là, l’enquête va finalement englober un certain nombre d’événement dilués dans le temps. En charge de l’investigation, le magistrat instructeur Kevin Le Fur va aussi s’intéresser à des dégradations sur l’« écothèque » de l’Andra, une tentative d’incendie de l’hôtel-restaurant Le Bindeuil régulièrement fréquenté par le personnel de l’Andra, et même une manifestation qui se serait déroulée en février 2017. Au total, ce sont 22 000 pages qui constituent le dossier d’accusation. Un dossier qui apparaît rapidement comme « tout à fait vide » selon M Raphaël Kempf, l’un des avocats des prévenus. A la défense, on pointe du doigt un dossier aux dates et faits incohérents, citant davantage de préparation d’éventuelles actions plutôt que des actions à proprement parler. L’Andra s’est d’ailleurs désistée de la partie civile, arguant que la justice a davantage affaire à un « trouble à l’ordre public » qu’à un procès de Cigeo. Preuve d’un procès « brouillon » : le premier jour, l’audience est suspendue en début d’après-midi car les prévenus et une majorité d’avocats désertent le prétoire pour rejoindre la manifestation qui défilait dans les rues de Bar-le-Duc.
Vers une criminalisation de l’opposition et des « malfaiteurs » ?
« Bure nous concerne toutes et tous parce que c’est un des laboratoires de la généralisation de l’autoritarisme en France – depuis les quartiers populaires jusqu’aux luttes écologistes en passant par les gilets jaunes. Le 1er juin sera le procès de l’autoritarisme et de « l’association de malfaiteurs », dispositif pénal hérité des lois scélérates et de l’antiterrorisme qui dote les autorités de moyens de surveillance colossaux pour paralyser toute forme d’organisation collective. » Dans une tribune du 12 mai 2021, publiée simultanément par Médiapart, Reporterre, Bastamag, Terrestres, Politis, Libération, Lundi Matin et Contretemps, les signataires affirment leur solidarité avec les inculpés. Ils pointent notamment du doigt la criminalisation des militants engagés pour la défense de l’environnement et de la santé publique.
Principalement en cause : en avril 2020, Reporterre et Mediapart publient une enquête prouvant que la justice a massivement surveillé les militants antinucléaires de Bure. Le tout avec des moyens disproportionnés : plus de 85 000 conversations et messages interceptés, géolocalisation, plus de seize ans de temps cumulé de surveillance téléphonique, la création d’une cellule de gendarmerie spéciale Bure, des perquisitions en nombre… « J’ai un budget illimité pour toutes instructions » répond Kévin Le Fur lorsqu’il est annoncé que le tout aurait coûté un million d’euros. Dans le cadre de cette instruction, deux procédés en particulier ont fait bondir les avocats des prévenus. Le premier est l’utilisation d’IMSI-catchers, des « valises espionnes », en février 2018. Agissant comme des antenne-relais, elles peuvent capturer les données des téléphones présents aux alentours. Longtemps utilisé par les services de renseignement sous le manteau, une loi du 3 juin 2016 a rendu ce procédé légal… dans le cadre de la lutte antiterroriste. Le deuxième est l’emploi du logiciel Anacrim, connu pour avoir relancé l’affaire du petit Grégory ou encore celle de Nordhal Lelandais. Point sensible également abordé : des prélèvements ADN forcés ont été effectués sur trois des prévenus, sur une chaussette et une petite culotte avec serviette hygiénique.
Pour Alexandre Faro, avocat de Greenpeace France, cette enquête n’est rien d’autre qu’un « véritable acte de barbouzerie », indigne « d’une justice bien ordonnée. » L’historienne et politologue Vanessa Codaccioni, quant à elle, n’a pas hésité à qualifier ce procès de « délirant ». Spécialisée dans la sociologie du crime et de la criminalité politiques, mais aussi de la répression et de l’appareil d’Etat, Vanessa Codaccioni était appelée comme témoin neutre, ne connaissant pas les opposants. A la barre, elle condamne une criminalisation préventive de plus en plus courante, « dangereuse pour notre Etat de droit » : « Cette inculpation permet de neutraliser les individus avant qu’ils ne passent à l’acte, criminalise les idées et les appartenances politiques et permet de pallier le manque de preuve. C’est le règne de la présomption de culpabilité. » L’historienne compare cette affaire avec le procès de Tarnac lorsqu’en 2008, dix personnes avaient été mise en garde à vue pour terrorisme après le sabotage des lignes de TGV. « Dans la plupart des procès de ce type, affirme-t-elle, j’en arrive à la même conclusion : il n’y a jamais de criminels, il n’y a que des militantes et des militants. »
Un opposant au projet Cigéo d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse) en juillet 2016. FRANCOIS NASCIMBENI / AFP
La lutte contre le climat peut-elle se passer de débat sur le nucléaire?
« Le 1er juin sera le procès de l’énergie nucléaire, qui se prétend meilleure alliée du climat mais s’impose depuis des décennies dans un déni total de démocratie et verrouille toute transformation profonde de nos systèmes énergétiques. » peut-on encore lire dans la tribune du 12 mai dernier. Car le procès de Bure emmène à une autre question : où en est le débat sur le nucléaire en France ? Le problème rejoint celui maintes fois exprimé au sujet de la 5G : comment se retrouver dans une discussion où l’argumentaire peine à être vulgarisé et où l’opinion publique peine à s’y retrouver ? Dans son rapport, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) indiquait que le nucléaire pouvait être d’une certaine aide dans la lutte contre le dérèglement climatique. Alors que les centrales à charbon émettent 820g de Co2 par kw/h, celles à gaz 90, le photovoltaïque 41 et l’hydraulique 24, le nucléaire n’en émettrait que 12g par kw/h, juste devant l’éolien (11g de Co2 par kw/h). L’argument est d’ailleurs largement relayé par la SFEN (Société Française d’Energie Nucléaire) et par EDF. A noter aussi que le nucléaire représente 80% du mix électrique français. Mais cela ne doit pas faire oublier deux éléments de taille. Tout d’abord, le manque de transparence du débat sur le nucléaire entretient le mythe d’une énergie inépuisable. Ensuite, elle met de côté tous ses aspects les plus dangereux, toujours gardés dans l’ombre après Fukushima et Tchernobyl.
En 2013, l’historienne et sociologue des sciences Sezin Topçu publiait aux éditions du Seuil La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée. Elle s’y demandait pourquoi il était toujours tabou d’évoquer l’option d’une sortie du nucléaire en France, « alors que nous ne sommes pas à l’abri – pas plus que les Japonais – d’un accident majeur ? Quel est donc l’art de faire vivre l’énergie nucléaire, cette fierté nationale, cette exception française ? » Elle y montre comment, dans les années 1970, s’est mis en place un « gouvernement par l’urgence » visant à construire le plus rapidement possible des centrales nucléaires avant qu’une opposition n’ait le temps de se manifester. Les opposants sont d’ailleurs facilement caricaturés au nom d’une « peur irrationnelle et du « retour à la bougie. » Alors que les critiques vont crescendo après Tchernobyl, le nucléaire est de plus en plus présenté comme une « technologie verte », pas plus dangereuse que l’obésité ou le tabac. «Pour les professionnels de l’opinion publique, il ne faut pas parler du risque nucléaire en tant que tel mais toujours le mettre en perspective avec d’autres risques » explique l’historienne. Démontant les rapports de pouvoir qui se jouent derrière le choix technologique du nucléaire, Sezin Topçu conclut en affirmant que, même si l’opacité du débat nucléaire s’est quelque peu éclaircie, nous sommes encore loin d’une « démocratisation du choix nucléaire. » Une idée que rejoint Pierre Ginet, géographe et professeur à l’université de Lorraine, lorsqu’il écrit dans le collectif L’Opposition citoyenne au projet Cigéo que « dans le discours qui voit se confronter promoteurs et citoyens dubitatifs ou opposés, seule la voix de l’État nucléaire porte vraiment. »
« Bure nous concerne toutes et tous, parce que c’est un territoire emblématique de toute la résilience et la résistance qu’il nous faut conjuguer pour fabriquer dès maintenant des mondes désirables sans attendre un hypothétique « monde d’après ». A Bure, il n’y a pas eu besoin d’attendre la pandémie de Covid-19 : la catastrophe agro-industrielle et écologique menace de transformer la région en désert social. Le 1er juin sera le procès d’un système capitaliste et productiviste de plus en plus irrespirable qui sacrifie les vies et les territoires au nom du profit. »
Alors qu’il a été demandé de un an ferme à dix mois de prison avec sursis contre les sept personnes prévenues, l’une d’elles s’exclame : « Inspirée par les arbres je me tiendrais debout. Je continuerai à participer à des manifestations, qu’elles se déroulent un 15 août ou pas. Je continuerais à combattre Cigéo et son monde. Nous sommes des arbres debout face à la répression politique. » Le jugement sera rendu le 21 septembre.
NB : Cette semaine, deux propositions de sujet sont arrivées à égalité : le procès de Bure et les algues vertes en Bretagne. Afin de respecter votre choix, le décryptage de la semaine prochaine sera sur les algues vertes en Bretagne. Il n’y aura donc pas de nouveau sondage d’ici là.
A lire pour aller plus loin :

Maxime Combes, Sortons de l’âge des fossiles !, Editions du Seuil, 2015, 288 p., 18€

Sezin Topçu, La France nucléaire. Editions du Seuil, 2013, 352 p., 21€

Vanessa Codaccioni, Répression, Editions Textuel, 2019, 96 p., 12,90 €
Image à la Une : La ville de Bure, où 85 000 mètres cubes de déchets radioactifs doivent être enfouis à 500 mètres sous terre. Crédits : JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP – AFP
