Sanglot perdu (1)

Chaque vendredi, une nouvelle ou un bout d’histoire…

Il était trop tard à présent pour parler d’elle.

Pourtant, le prêtre ne s’arrêtait pas. Les yeux levés au-dessus de la fosse comme pour éviter de la voir, il continuait de psalmodier avec une de ces expressions monotones qui semble étirer la vie jusqu’au désespoir. Son nom dans sa bouche, c’était un blasphème. Sa mâchoire profane semblait se déformer toutes les fois qu’il tentait de prononcer le mot sacré. Il n’y avait aucune lumière dans ses yeux – seulement une fumée vaseuse dont la teneur infinie donnait le vertige.

Et il parlait encore. La pluie qui s’abattait en torrent sur le cimetière dégoulinait le long de sa figure et collait ses cheveux poussiéreux contre ses tempes violacées, creusait des sillons le long de ses joues cireuses et craquelait son front moite comme le temps lézarde les vieilles masures. Il le trouvait laid. Comment un homme aussi laid pouvait-il se donner le droit de prononcer le nom de sa femme ? On ne lui avait rien demandé, à lui, pas même une autorisation. On aurait au moins pu le prévenir. C’était dans son droit. C’était à lui qu’elle appartenait, à lui plus qu’à un autre. Il lui semblait parfois que son alliance lui assiégeait le sang, enflammait ses doigts, remontait le long de sa main et envenimait jusqu’au cœur. C’était donc ça, le mariage ? Une bague qui vous empêchait de vivre, une éternelle promesse d’un bonheur à venir ? Il n’avait encore jamais réalisé que son alliance était son propre carcan plutôt que la chaîne de l’autre.  Le mariage n’est que la délicieuse promesse de l’ennui qui étouffe l’amour dans l’éphémère et que les arrivistes confondent avec la quiétude.

Il n’en pouvait plus d’entendre son nom, tous les jours, à chaque instant. C’était comme s’il avait fallu qu’elle disparaisse pour que les autres s’aperçoivent qu’elle avait existé. Avant, ils oubliaient jusqu’à son nom. « Ta femme. » Ta femme, comme ils auraient dit « ta chemise », « tes draps », « ta maison ». Elle n’était rien d’autre que son caprice de tous les jours – en fait, peut-être qu’elles ne les concernaient pas. Est-ce que c’était si grave, au fond ? Elle n’avait pas besoin qu’on s’attarde sur elle. D’ailleurs, elle n’aimait pas les voir. Les autres, elle trouvait ça fatiguant. Il fallait leur sourire, leur parler, trouver quelque chose à dire, laisser de côté ses livres et sa solitude. Il se souvenait des repas de famille qu’elle passait à observer la fenêtre sans la voir. Même cet espace ouvert sur le monde paraissait être un mur qui l’empêchait d’être libre. Elle oubliait leur présence et, d’un œil évadé, elle regardait se dessiner sa silhouette blanche sur la vitre. Il n’aimait pas quand elle faisait ça ; ça le mettait mal à l’aise. Il avait l’impression qu’elle gravait toute la pesanteur de son existence sur cette surface polie, et, aujourd’hui encore, lorsqu’il passait trop près d’elle, il lui semblait entendre les soupirs muets de ses souvenirs lancinants.

Il aurait mieux fallu qu’elle les brise, les vitres. Elle aurait emporté avec elle ses rêves et ses passions suintantes dont il ne parvenait plus à se détacher.

Il commençait à se demander si la fosse n’avait pas de fin. Le cercueil continuait de s’y enfoncer, inlassablement, sans jamais tressaillir. Elle était trop maigre pour détourner le poids du cercueil. Il aurait tout aussi bien pu être vide.

Une bouffée de culpabilité s’emparait de lui au fur et à mesure que le cercueil disparaissait. Un sentiment coupable enflé d’orgueil. C’était une de ces sensations fébriles qui donne le vertige et froisse le cœur – de celle qui est à la fois la maîtresse du tyran et le bourreau du geôlier. Elle était morte pour être libre ; il l’enfermait dans cette boîte, cette boîte étouffante, où ses désirs de liberté, n’avaient déjà plus assez d’air pour suffoquer. Elle croyait pouvoir s’en aller, et il lui coupait les ailes. Elle resterait pour l’éternité au fond de cette terre stérile que les années viendraient piétiner. Et lui, il viendrait la veiller, tous les jours. A l’aube, brandissant des lilas comme on le fait d’un fusil, armé de sa solitude comme toute vigueur, il irait s’agenouiller au-dessus de la fosse de l’Idéale. Elle était sa prisonnière pour toujours. L’amour comme une tutelle.

Il n’avait pas vu qu’on avait recouvert la fosse. Il commençait peut-être à vieillir, lui aussi. Alors, c’était comme ça. C’était comme ça qu’elle était partie. Sans un adieu, sans un sourire, sans un aveu. Il avait prié toute la nuit pour que le cercueil se brise, qu’il revoie une dernière fois sa silhouette émerger de l’ombre. On se serait exclamé. Le prêtre aurait frémi devant son épaule encore blanche. Elle aurait eu l’enterrement dramatique dont elle avait tant rêvé. 

Mais elle était partie comme une autre. A elle, on avait pris le ciel ; à lui, ses yeux. Tout simplement. Avec une vieille pelle qui rouillait et quelques sermons fades. Ça ne devrait pas être si simple de mourir. Il devait y avoir de grands éclats, quelque chose de sublime, un fracas immense digne des colères célestes qui s’extirperait de l’ennui terrestre.

Le prêtre avait posé la main sur son épaule. Il sentait une odeur de tabac mêlé aux fragrances propres de la soutane. Sa pression avait quelque chose d’étrange, quelque chose de froid et de lointain. Il n’y avait pas d’humanité dans cette poigne. Ce n’était que l’une de ces tristesses obligatoires que la société vous impose. L’homme d’aujourd’hui ne sait plus pleurer, alors il se contente d’obéir. On lui dicte ses émotions, on dresse des jours de deuil pour qu’il ose porter des habits noirs. On lui raconte des histoires aussi. Il est plus simple pour lui de sangloter devant des génériques de séries télévisées que de ressentir de la pitié devant un mendiant qui agonise. Surtout des séries sentimentales, parce qu’elles lui font croire qu’il est amoureux. La fiction est une bonne chose. Elle est la seule à pouvoir réveiller les vestiges d’humanité qui soupirent au fond de chaque homme. Il faut du théâtre, des mises en scène, des débordements et de l’enivrement. La souffrance est plus simple à comprendre quand elle est personnifiée.

Elle, elle n’était pas comme ça. Elle voyait la douleur jusque dans les rires des autres.

Parfois même, elle pleurait à leur place.

On avait essayé de lui serrer la main. Il avait gardé les siennes serrées l’une contre l’autre, étroitement enlacées comme celles d’un jeune couple. Il essayait d’imaginer les siennes. Sa main à elle aurait tremblé sous tant de poigne. Elle aurait caressé sa paume du bout de son pouce glacé, juste pour attendrir un peu cette main abrupte qui enfermait la sienne. Elle n’avait même pas  besoin de parler. Sa  caresse était une plainte muette qui demandait de l’air en échange d’un peu d’amour. Elle avait toujours les doigts froids. Froids et fragiles. Plus d’une fois, il avait réalisé qu’il lui aurait suffi de presser encore un peu plus pour lui briser les poignets.

Mais ce n’étaient pas celles d’un couple. C’était juste les siennes. Juste les siennes, et il était seul. Et elles étaient seules aussi. Elles n’avaient plus qu’elle-même à serrer de toutes leurs forces, serrer encore. Et même s’il serrait encore plus, celles-là ne se briseraient pas. C’étaient des mains d’hommes. Des mains faites pour enfermer. Il les avait serrées tellement fort qu’il n’arrivait plus à les détacher. Tant mieux.

Au loin, il entendait les pas s’éloigner dans la boue. Et ces pas, en s’enfonçant dans la terre, avaient quelque chose de pesant, comme un râle infini. Le sol gémissait, pleurait, grinçait, toutes les fois qu’on venait l’écraser. A moins que ce ne soient les plaintes des morts qui s’échappent des herbes hautes. On a pris l’habitude de décrire les cimetières comme des endroits effrayants où les morts hurlent toutes les nuits et maudissent les hommes dans leur sommeil. Mais c’est faux. Les morts dorment. Les morts sont fatigués. Il n’y a que les vivants qui essayent en vain de les réveiller. On ne peut pas leur en vouloir. Ils s’ennuient. 

Quelqu’un avait jeté une fleur à même la terre. Une fleur toute simple, comme celle qu’on arrache dans les jardins publics lorsqu’on arrive en retard. La pluie l’avait déjà rognée jusqu’à la moelle, n’en laissant qu’un cadavre. Elle avait dû être belle, pourtant. Et pure. Au-delà du squelette moribond, il imaginait encore les corolles blancs, dénués d’accrocs voltiger à l’ombre des bosquets. Elle n’était plus qu’un enchevêtrement de pétales grisâtres que la pluie avait strié de balafres sombres ; et les plaies s’élargissaient pour montrer cette carcasse en putréfaction. Le cœur avait disparu. La tige se recroquevillait sur-elle-même, frissonnait parfois sous les soulèvements du vent. Elle semblait figer au sol, les pétales ne se soulevaient plus. Autour d’elle, les cicatrices béantes traçaient une ombre sanglante que les vers venaient souiller.

Au lieu de la ramasser, il se perdit dans la contemplation de l’être en agonie. Il la trouvait belle. Ses reflets sanguinolents qui ployaient à l’endroit du cœur lui ravivaient  l’âme.

Et si elle avait été là, elle l’aurait empêché d’y toucher. Elle aurait versé une larme. Et puis, elle l’aurait observée pendant bien plus longtemps encore. Cette fleur, c’était un peu elle. Une vie qui s’en va.

Il se demanda qui l’avait jetée ici.

Mais peut-être qu’elle était apparue seule. Peut-être était-elle sa réincarnation.

Alors il s’approcha encore. Emu, l’âme bouleversée, il essayait de retrouver ses traits à travers les pétales déployés. Il croyait reconnaître le sourire triste, les yeux rêveurs, la sagesse incarnée. Les yeux figés d’innocence. Elles avaient en commun le front d’airain que tous les anges arborent et que toutes les femmes envient.

Est-ce que c’était elle ? Est-ce qu’il fallait la laisser ici ?

Mais on allait la piétiner. Un oiseau allait l’enlever. Un enfant voudrait l’enterrer. Le chien la rognerait. Puis, il ne savait pas mieux s’occuper d’une fleur qu’il n’avait su s’occuper d’une femme. Il la négligerait. Elle mourrait plus vite encore.

Alors que faire ?

Rester. Rester toujours. Rester jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse. Ensuite, on verrait bien. Peut-être aurait-il pris racine.

« Vous allez attraper froid mon vieux. »

L’homme avait un long manteau noir qui lui tombait jusqu’aux genoux. Son chapeau aux larges rebords habillait son visage d’une ombre épaisse. Il ne distinguait de lui qu’un menton carré, un peu carnassier, et l’esquisse d’une lèvre pâle que le froid faisait un peu trembler.

Il ne l’avait pas vu venir.

(à suivre)

*titre en hommage à Jules Laforgue

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