Chaque vendredi, une nouvelle ou un bout d’histoire…
Hamid se penche et ramasse la boule striée, presque polie par les grains de sable. Il a déjà les pieds placés sur la ligne, en position, le corps raidi par la concentration. Sa mise en place est une mécanique sûre, automatique, exercée par des années d’entrainement et de répétition. Il a le poignet ferme, implacable face à la gravité de la sphère d’acier logée au creux de sa paume. Il prend son élan et bloque son souffle : la boule est lancée. Elle s’écrase dans un soufflet de poussière grise, continue de rouler lorsque les particules retombent avec lenteur sur le sol. Hamid et les autres scrutent le nuage et tentent de discerner la trajectoire prise par la boule, les uns espérant la voir parcourir ce qui lui manque de terrain pour atteindre le cochonnet, d’autres priant pour qu’un caillou, un relief encore inaperçu ou bien une bourrasque soudaine fasse bifurquer sa course hors de l’aire délimitée de la zone de jeu. Touché ! Son lancer est à la hauteur de sa réputation dans le quartier. En un geste unique et définitif, il fait évacuer les deux boules adversaires, propulsées par un son creux et métallique hors du périmètre de la victoire. Comme pour conjurer le sort, dans le monde de la pétanque, treize est le nombre à atteindre, celui qu’on murmure comme une incantation ou que l’on hurle lors de la victoire, celui qui fait d’Hamid, jour après jour, le héros de la place de la Nation. Tout au bout de Paris, chaque jour ou presque, la troupe se retrouve sur les terrains étirés le long des trottoirs circulaires qui forment la Place. Ils étalent ce qui leur reste de temps à coup de lancés, ils tirent et ils pointent, pendant que les voitures et les passants tournent inlassablement autour du Triomphe de la République, cette statue de bronze que tous semblent avoir oublié, formant un cercle fermé percé d’artères de béton qui mènent, c’est selon, au centre de la ville le long d’un axe de monuments à la République, ou vers des banlieues oubliées, premières étapes avant le Grand Est.
Ce cercle, c’est le théâtre d’une petite épopée de quartier, dont Hamid joue les héros avec fausse pudeur. Il sait qu’il est le meilleur, et tient à sa réputation comme si son épitaphe en dépendait. Les adversaires se suivent et se ressemblent, ce sont d’autres équipes formées à la faveur du temps qui passe et qui jette les retraités dans un ennui peuplé d’habitudes. Ils se connaissent tous pratiquement, ils ont eu le temps de se raconter, entre deux lancés, les hasards et les éclaircies qui balisent désormais le récit de leur vies. A part Louis, qui vient d’un petit village près de Metz, et qui a fini par préférer les bières insipides de la capitale aux pavillons déprimés de son coin, ils ont tous un passé composé de villes et de villages aux sonorités chaudes de l’autre côté de la Méditerranée, ces villes qu’il a fallu quitter ou fuir, il y a maintenant plusieurs décennies, pour venir grossir les rangs du prolétariat à la peau foncé. Entre les mots et les cigarettes fumées, la solidarité se fraie un chemin, et s’ils s’affrontent sur le terrain de pétanque, ils savent bien au fond ce qui les rassemble. Cela n’empêche que les rares fois où Hamid manque son coup et que d’autre prennent alors la main, ces derniers se transforment dans son imaginaire en des créatures désobligeantes, sortes de satyres malveillants, dont les rires et les remarques excitent en lui le désir de revanche. Il trépigne intérieurement en attendant son tour, sourit en coin, prépare mentalement son coup et finit toujours par gagner.
– Dedah ?! Qu’est-ce que tu fais ici ?
(à suivre…)

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