Chaque vendredi, une nouvelle ou un bout d’histoire…
Pour (re)lire l’épisode 1 : par ici !
- Dedah ?! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Hamid reconnaît immédiatement la voix d’Alexandre. Il a crié depuis l’autre bout du trottoir et s’avance désormais vers lui, un petit sac balancé sur l’épaule, un grand sourire agité sur son visage, ses larges épaules de jeune homme se frayant un chemin sur le passage piéton.
L’étude des différences entre Hamid et Alexandre suffiraient à elles seules à faire mentir tous les défenseurs des théories de l’hérédité. Côte à côte, la filiation est presqu’imperceptible.
Hamid, sa peau et ses yeux bistrés d’Algérien, sa veste en cuir élimée, ses doigts brunis par la cigarettes, ses rides doucement creusées, contrastent étonnamment avec l’allure résolument tape-à-l’œil de son petit-fils, dont les vêtements criards et les baskets aux semelles démesurées semblent vouloir à tout prix affirmer son appartenance au vingt-et-unième siècle.
Alexandre embrasse son grand-père, tout à la fois heureux et étonné de le croiser, alors même que leurs échanges annuels se limitent aux réunions familiales plus ou moins régulières.
- Eh, mais toi, qu’est-ce que tu fais ici !
Hamid introduit Alexandre à sa troupe de pétanqueurs, qui passent leurs boules dans la main gauche afin de pouvoir serrer de la droite la main du petit-fils de leur champion.
- Tu sais que ton grand-père c’est le Marcel Cerdan de la pétanque ?
- Ah ouais mon petit, c’est un grand homme ton grand-père, y’a personne ici qu’est capable de le battre, on s’est même demandé s’il avait pas farci ses boules avec un peu de plomb histoire de bien accrocher au sable.
Alexandre prend un air entendu face aux éloges des amis de son grand-père, sourit et repart. Il a rendez-vous au niveau des colonnes du Trône pour un covoiturage en direction de Strasbourg. Dans le balancement régulier de la voiture, il repense à cet homme à la fois chaleureux et distant, dont les gestes sont toujours emprunts d’une affection embarrassée, une retenue encombrée, ce grand-père maternel impressionnant sans qu’il ne sache véritablement pourquoi. Sa relation avec lui avait pris avec le temps une forme convenue et respectueuse, et leur conversation se heurtait aux limites creusées entre les générations. Il ne voyait d’ailleurs pas vraiment ce qu’il pouvait partager avec Hamid, qui ne semblait pas non plus s’intéresser aux habitudes et aux goûts des moins de quarante ans. Il avait toujours considéré son grandpère comme une sorte de vieux sage, planant au-dessus des problèmes du monde, le genre de personnage mesuré qui semble savoir instinctivement quelle attitude adopter dans quelle situation. Il parlait sans être bavard, aidait sa grand-mère dans les tâches ménagères, s’enquérait des émotions de sa fille et hochait la tête de contentement lorsque ça allait bien, hochait la tête dans un signe de compassion lorsque ça n’allait pas.
Quand il était plus petit, Hamid travaillait encore. Il passait donc ses journée de vacances avec sa grand-mère, et, lorsqu’Hamid s’était arrêté, Alexandre avait eu seize ans, et avait déjà décidé qu’il passerait son temps libre de son côté. Il avait été étonné, cet après-midi, de découvrir son grand-père hors du milieu familial, c’était presque dissonant de le voir conquérant aux milieux de tous ces autres hommes admiratifs, il avait pratiquement l’impression d’avoir vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, et se sentait confus, perturbé et curieux tout à la fois. Peut-être un peu honteux, aussi, de réaliser son ignorance. Son grand-père passait tous ses après-midis à jouer à la pétanque, portait visiblement une étiquette de champion local, jouissait d’une célébrité relative dans son petit milieu et le tout sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte.
- Tu savais toi que Dedah c’était un super bon joueur de pétanque ?
De retour de son week-end à Strasbourg, Alexandre s’était mis en tête de creuser un peu cette histoire. Le contraste entre l’image qu’il avait toujours eu de son grand-père et l’épisode de la Place de la Nation lui avait fait prendre conscience du fossé relationnel qui le maintenant à distance de sa propre famille. Il approcha le sujet avec sa mère.
- Super bon je sais pas, mais je sais qu’il y joue beaucoup depuis qu’il a pris sa retraite. Ça ravit pas vraiment ta grand-mère d’ailleurs qui espérait qu’il allait enfin lui tenir compagnie l’après-midi.
- Je l’ai croisé en train de jouer à Nation avant de prendre mon covoit’ vendredi. Tous les types qu’étaient là m’ont dit qu’il gagnait systématiquement. Je trouve ça dingue qu’on en ait jamais parlé alors qu’apparemment c’est un tueur.
- Tu lui demanderas la prochaine fois.
(à suivre…)
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