Jeanne (4/4)

Chaque vendredi, une nouvelle ou un bout d’histoire…

Pour lire l’épisode précédent, par ici !

Tan An. Jeanne a pris son téléphone et a cherché sa ville sur Google Maps. Sur l’écran, j’ai vu des routes qui perforent des enfilades de bâtiments en béton. Des échoppes flanquées d’enseignes Honda, Omo ou Fanta, devant lesquelles passent de minuscules scooters, et des arbres d’un vert monochrome, foncé, dans les branches desquels s’emmêlent les câbles électriques reliant les paraboles aux poteaux qui peuplent les rues. Il y a des petites chaises en plastique rouge, très basses, sur lesquelles sont assis des hommes et des femmes aux jambes repliées, les pieds glissés dans des tongs posées sur les pavés dévorés par la mousse. Des drapeaux rouges qui paraissent faire concurrence aux feux tricolores près desquels s’agglutinent un nombre déconcertant de deux-roues dont s’échappent une petite fumée grise comme un souffle qui colore les murs. La lumière est toujours blanche, basse, presque de la même couleur que le sol, et les habitants, invariablement, en manches courtes. Est-ce la même Tan An que celle de son enfance ? 

Au fil des séances, j’ai appris qu’à 21 ans, en 1985, elle avait dû quitter Tan An pour rejoindre des membres éloignés de sa famille en France, afin de pouvoir gagner de l’argent et en envoyer à son père malade. Jeanne me raconte qu’après la réunification, en 1976, le parti communiste au pouvoir s’est lancé dans la lignée soviétique, décidant de mener une politique de collectivisation forcée des terres agricoles du Sud. Ils prirent les mobylettes de son père, et quelques meubles des générations précédentes. Dans la région de Tan An, les effets de cette nouvelle économie ont été catastrophiques. Les prix des denrées se sont envolés, et même des familles comme celles de Jeanne se sont retrouvées dans une précarité alarmante. Beaucoup de personnes de sa région sont alors parties, mais les problèmes de santé de son père ont rendu tout déplacement impossible. Il fallait alors se nourrir grâce aux bons distribués par le gouvernement, principalement de riz ou de lait concentré. Jeanne me raconte, par bribes, sans me donner de détails, la difficulté de son enfance et de son adolescence dans le Vietnam réunifié mais plombé par les manœuvres du gouvernement communiste. Elle me dit que finalement, elle est heureuse que son père ait été infirme. Cela lui a évité de devoir combattre au Cambodge et, plus important encore selon elle, ils n’ont donc pas eu à mourir sur les bateaux surchargés fuyant la famine, voués à se renverser dans les eaux du Golf de Thaïlande. Elle se dit chanceuse d’avoir été trop jeune pour être envoyée à l’étranger, et que lorsqu’il a été temps pour elle de finalement partir, il y avait déjà des gens en France pour l’accueillir. 

 C’était curieux de toujours entrer dans le salon de Jeanne pour l’écouter dérouler son histoire. Je m’allongeais et Jeanne faisait, et racontait. Les lèvres de Jeanne décrivaient la pauvreté, la faim, les pénuries et le dénuement du Vietnam des années 1980, pendant que ses mains se pliaient aux impératifs du luxe et de l’opulence d’une France déjà bien embarquée dans le vingt-et-unième siècle. Un jour, lassée des contractures brulantes de ma peau, de la sueur acide qui perlait sur mes cuisses et mes jambes, j’ai coupé Jeanne dans son récit et j’ai soufflé : Jeanne, est-ce qu’on s’y habitue, à la douleur de la cire ? 

Pour la première fois, elle a doucement haussé la voix. Elle s’est presque redressée – elle avait arrêté son geste.

 – Je ne sais pas, me répond Jeanne, je ne l’ai jamais fait. 

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