La chambre à coucher est souvent perçue comme un non-lieu, comme un trou noir, une absence dans laquelle s’oublier le temps d’une nuit, une terre féconde dans laquelle puiser la force de recommencer nos lendemains. C’est que son nom nous plonge dans la confusion. Ne sonne que le verbe « coucher », comme si l’on n’y faisait rien d’autre.
« Une chambre à soi »[1]
Dans la rue où je déambule, s’accrochent dans l’obscurité les fenêtres de lumière. Une kyrielle de saynettes à géométrie variable s’offre à la lecture de mes pas. A l’heure du sommeil, les chambres à coucher abritent encore le bourdonnement des ruches.
Dans l’une, j’aperçois des affiches de hard-rock tandis que dans l’autre un drap blanc se détache à peine sur un mur clair. La chambre de Van Gogh se glisse entre les deux voisins. Lui aimait les couleurs, l’ordre et les perspectives étonnantes. Les traits, les formes, l’épaisseur de peinture, le choix simple d’un lit, deux chaises, le nécessaire de toilette, quelques tableaux. On obtient dès lors ce qu’on appelle la « chambre de Van Gogh ». Le génitif indique ici qu’il s’agit à la fois de son tableau et à la fois de son lieu très intime. Nous avons devant nos yeux la représentation très exacte d’une chambre qui ne pourrait être notre. Quand bien même nous la peuplerions de la même manière, nous la percevrions différemment. Moins de couleur peut-être, moins de géométries affolées dans notre regard. Seul Van Gogh détient le secret du lieu et nous permet de l’apercevoir. Espace intime par excellence, la chambre est un reflet de soi. Dès que l’on y pénètre, on referme la porte sur le monde et éclot alors l’intérieur de nos cerveaux dans l’espace. On s’autorise enfin. On devient celui que l’on n’ose ni dire, ni montrer.
Encore faut-il en avoir une, de chambre. Je songe, au fil de ma promenade nocturne, au photographe John Thackwray qui traque ces pièces à travers le monde, quand elles ont un droit d’existence. Parfois, ce sont des matelas à même le sol, des tapis pour une famille entière. Privilège de riches que de s’isoler dans un espace clos pour s’arrêter d’être socialement sans dormir encore. Je songe à toutes ces douleurs, à ces sommeils lourds que ces matelas sans espace accueillent. Il y a de ces lits qui nous reçoivent seulement pour nous permettre de nous relever.
Déambulation
Fenêtre du premier étage de l’immeuble suivant. Elle se lève de son lit. Elle va cuisiner, elle sort son assiette. C’est une chambre à manger, une chambre à travailler, une chambre à rigoler, une chambre à se laver, une chambre multi-usage, tout-en-un, une chambre sous les toits pour cette jeune étudiante. Le temps de l’espace n’est pas encore venu.
Juste à côté d’elle, l’ouvrier rentre et s’allonge, sans se relever. Il sombre et s’oublie. C’est une chambre arrachée de ses rêves par le travail abrutissant qu’il porte sur ses épaules d’homme.
Et puis, mes pas me portent, me portent encore et, au fur à mesure, l’espace change. Le quartier bouge le long de la rue, comme seuls savent le faire les quartiers des grandes villes.
La chambre à coucher par ici est magnifiée. On y rêve. On y peint. On y dessine, lit, médite, prie. C’est une chambre à création, à propulsion, à introspection. La liberté explose au croisement des lumières tamisées émanant des lustres chinés avec bonheur chez l’antiquaire, disposées avec soin pour le bien-être du corps, détendu enfin, délassé par ces chaleureux rais de lumière. Les chambres occidentales s’installent ici dans tous leurs privilèges. Les activités de l’intime se succèdent d’un bâtiment à l’autre, accomplies parfois dans le silence le plus complet, parfois sur le rythme d’une musique endiablée. Ils râlent, les voisins, car ces notes ne sont pas les leurs. Ils en veulent d’autres ; ils veulent leur part d’intimité.
Derrière les rideaux
Derrière les rideaux, les lumières s’amusent à me dessiner les ombres et les caresses. Ces dernières ponctuent régulièrement ma promenade nocturne de fenêtres en fenêtres. Je souris à l’idée que les humain.e.s. s’aiment encore. Ces étreintes, dans leur délicatesse et leur fougue, s’esquissent seulement derrière des voiles. Le Grand Coucher n’existe pas. Louis XIV lui-même se relève de son lit majestueux pour faire naître ses amours à l’arrière des fastes et des chandeliers.
Mais, parfois, malgré les rideaux et les volets, on ne s’y sent pas totalement caché, dans cette chambre. Au milieu des caresses, on n’ose pas, on ne sait pas, on fait comme l’on a appris dehors, sur les affiches publicitaires. Inconsciemment, on sent que nos gestes sur la peau de l’autre sont surveillés et jugés. On brime des mouvements au regard de ce qu’il conviendrait soi-disant de faire. Beaucoup de jeunes filles font comme elles l’ont vu sur les affiches ; la majorité des jeunes garçons agissent comme ils l’ont vu sur les écrans. Je dis « jeune », en espérant que l’âge décille les yeux et déverrouille les désirs.
Derrière les rideaux, les lumières, cruelles, brisent mes espoirs utopiques et me suggèrent —trop souvent — des bras brandis, des luttes. Fatalité du voile qui dissimule les caresses comme les bassesses. La chambre à coucher devient un lit où l’on allonge, violemment, ou bien où l’on s’étend, en silence, où l’on attend que cela passe. Dans le nom « chambre à coucher », l’infinitif sonne alors comme un impératif sec, vulgaire et impérieux.
Le viol conjugal constitue la majorité des viols actuels en France. Dire non en vain, ou bien ne pas oser le dire, croire devoir, accepter résigné.e.
Devoir conjugal, à ce qu’il paraît. Maudits rideaux qui effacent toutes les preuves et tous les contours des définitions. La société dit ne pas voir : la porte de la chambre était close, les volets, fermés.
Les lumières s’éteignent tour à tour. Noir, tout est noir. L’heure est venue d’aller s’allonger. Dans l’obscurité des heures indues, je pense à tout ce que j’ai vu ce soir.
Dans ma chambre à penser.
Par Zoé Maquaire
[1] Titre d’un essai de Virginia Woolf, publié en 1929. Il repose sur deux conférences données dans deux collèges pour femmes de Cambridge portant sur la place des écrivaines dans l’histoire de la littérature.
Cet article fait partie de la sélection gratuite de notre numéro 5, « La nuit nous appartient ». Le numéro est disponible à ce lien.
