Camille Brunel – « Il y a, plein les océans, des cétacés qui rêvent. »

Deux ans après la parution d’Après nous les animaux, le –prolifique- auteur animaliste s’apprête à publier un Éloge de la baleine aux éditions Rivages. À l’occasion de la Journée Mondiale du cétacé, le 19 février, il revient sur ce qui fait selon lui la beauté de cet animal marin.

C’est un ouvrage qui n’entre dans aucune catégorie à proprement parler. À la fois essai, présentation historique, démonstration scientifique, mais aussi observation, poésie et littérature. Pour parler de son animal totem, Camille Brunel a puisé partout où il le pouvait, y compris dans sa propre histoire. Son Eloge de la Baleine est à l’image de ses textes précédents : une plume aiguisée et lyrique au service de l’écriture aussi bien que de la cause animale. Dans son dernier livre, on s’étonne sur l’intelligence du cétacé avant de s’émerveiller devant un texte de Melville. Un bijou qui se dévore en une poignée d’heures.  

Un texte évident

« Ce livre, c’est un peu comme Après nous les animaux. C’est le livre que je devais écrire, mais cela était tellement évident que je ne me l’autorisais pas. » Les habitués de Camille Brunel ne s’étonneront pas du sujet principal de l’ouvrage. Il faut dire qu’à travers ses livres précédents, l’auteur n’avait pas caché sa fascination pour le cétacé. « Dans mon adolescence, c’était plutôt le tigre, se souvient-il. C’était un peu un idéal viriliste et de viande saignante ! » C’est sur l’île de la Tortue, quartier de Kitsilano, que Camille Brunel découvre que la baleine est son animal totem lors d’une séance de floating – expérience qui consiste à s’enfermer dans un caisson d’isolation sensorielle sur de l’eau très salée, le corps s’affranchissant ainsi de la gravité. Auparavant, il s’était déjà construit une relation passionnée avec l’animal. « Je me souviens d’un séjour en Ecosse. À l’origine, c’était pour voir le monstre du Loch Ness. Honnêtement, c’était mieux de voir les dauphins ! » rit-il.

En 2018, à l’issue d’un salon du livre à Metz, l’auteur rencontre la romancière Stéphanie Hochet. Fraichement végane, celle-ci travaille alors sur son Éloge du lapin. La maison d’édition Rivages lançait à ce moment-là une collection d’éloges. Invité à choisir un animal à son tour, Camille Brunel ne se pose pas longtemps la question : « officiellement, c’est un texte sur la baleine, mais c’est davantage un éloge des cétacés » confie-t-il. Et pour cause : l’ouvrage fait également la part belle aux cachalots, dauphins et marsouins. En une semaine, Camille Brunel dévore Moby Dick d’Herman Melville, puis ouvre son fichier word et commence à écrire : « le projet, ce n’était pas seulement d’aborder l’animal sous un angle littéraire, mais de parler des vraies baleines, de raconter ce que ça fait d’être en contact avec elles. »

 «  Si les créatures magiques n’existent pas, c’est vraiment de peu, car nous avons les cétacés. »

Baleine franche | Anderson Cabot Center for Ocean Life

Faire connaître les cétacés

L’ouvrage s’ouvre sur une vision de Louis XIV contemplant l’océan depuis le rivage, entouré d’une éléphante et d’un australopithèque. De temps à autre, une baleine à bosse s’élève hors de l’écume. Pour l’auteur, ouvrir sur le XVIIIè siècle n’avait rien d’anodin : « c’est un peu l’alpha et l’oméga de la raison, l’époque des Lumières, qu’on nous présente comme le temps dont il faut s’inspirer. Or, c’est une époque qu’on commence à relativiser : par exemple, la Déclaration des Droits de l’Homme n’incluait pas les femmes. Le XVIIIè siècle, avant 1789, c’est encore la monarchie absolue. Et bien Louis XIV, il était aussi arriéré sur les Droits de l’Homme que sur les droits des cétacés ! »

Cette ignorance, l’auteur estime que nous en sommes encore victimes aujourd’hui. Pour lui, notre connaissance de ce qui se déroule sous les océans est quasi nulle. Et l’auteur de revenir sur la toponymie du cétacé, vieux de plus de 34 millions d’années. On y parle populations, reconnaissance des corps et des nageoires, localisation, nourriture ; on apprend que les clics de leurs sonars leur permettent de percevoir leur environnement dans l’obscurité aussi parfaitement que nous le ferions dans un lieu éclairé ou encore que, d’une certaine façon, les baleines ont inventé le cinéma aussi bien que le live-stream (on vous laisse lire pour comprendre !) Les baleines, ces « cerveaux en voyage » prennent petit à petit chair à travers les pages. 

Camille Brunel n’hésite pas non plus à faire appel à l’Art sous toutes ses formes pour éclairer son sujet. Le livre est par exemple ponctué de clins d’œil à Moby Dick. « C’est étonnant, comme roman, avoue-t-il. C’est sublimement écrit. C’est le livre de quelqu’un qui a tué des baleines. Melville, il a du sang sur les mains quand il écrit ça, il est traumatisé. C’est un livre écrit par quelqu’un qui s’en veux. Ça carbure à la culpabilité, et c’est ça qui est précieux. Surtout, à la fin, le cachalot gagne. C’est pas loin du niveau de la Liste de Schindler de Spielberg, quand l’eau sort des douches. » Du côté du cinéma, l’écrivain confesse notamment son coup de cœur pour l’Odyssée de Pi, réalisé par Ang Lee en 2012, « un film qui parle de la manière dont on partage le monde avec les autres espèces. »

« L’apparition des cétacés nous arrache du réel où nous passions le plus clair de nos vies (…) Voilà ce qu’elles dérobent, en passant : notre impression d’être importants. »

Un appel à l’humilité

Après un exposé délicieux sur les cétacés, Camille Brunel n’hésite pas à les comparer à des anges, voire à des dieux… avant d’appeler à les considérer comme des individus. « La description de la première partie, c’est finalement assez spéciste, dans la mesure où on ne s’intéresse pas à la personne mais à l’organisme, explique-t-il. Ensuite, les considérer comme des dieux, c’est mieux, mais c’est aussi une manière de les éloigner. Par exemple, quand les baleines étaient venues jouer avec notre bateau, au Mexique, les gens criaient « oh my god ! » Ils reconnaissaient une forme de divinité. Or, les dieux ne sont pas de la même nature que les humains ; c’est mieux, mais ce n’est pas encore ça. Les considérer comme des individus, ça c’est sacré. C’est comme de dire : Dieu a fait les hommes à son image, et les cétacés. Et ça, c’est sacré. »

L’auteur revient là sur l’un de ces combats phares, partagés notamment avec François Sarano et Carl Safina : faire reconnaître les animaux comme des individus à part entière. Il se penche en particulier sur les études de Lori Marino, laquelle a étudié en profondeur le système limbique des cétacés, soit la partie du cerveau qui joue un rôle primordial dans la mémoire et les émotions. Il apparaît alors que ces animaux marins ont une intelligence émotive supérieure à la nôtre. « On en sait très peu sur la cognition des cétacés pour la simple raison que leur cerveau est trop gros pour tenir dans un IRM nous explique l’auteur. On ne peut donc pas les étudier de leur vivant, à moins de leur mettre des électrodes sur le crâne dans des delphinariums horribles. Donc à part des dépressions, on ne trouvera pas grand-chose ! Mais leur intelligence émotive est prouvée. Les cétacés vivent en communauté, ils sont constamment ensemble. Ils sont capables d’une réelle empathie vis-à-vis de leurs semblables et des autres espèces. »

Le livre de Camille Brunel, c’est aussi ceci : un manifeste de notre ignorance face à des êtres plus vieux, doués de capacités qui nous dépassent. Alors que les cétacés cohabitent depuis des millions années, nos 300 000 ans de vie nous ont déjà poussés plus d’une fois à nous autodétruire. De la même manière, Luis Sepulveda faisait dire à une baleine blanche en 2019 : « ils ne nous tuaient pas parce qu’ils avaient peur de notre espèce; ils le faisaient parce que les hommes ont peur de l’obscurité et que nous, les baleines, possédions la lumière qui les délivrait des ténèbres. »

« Pouvons-nous nous racheter ? Cette question est celle de l’anthropocène. Saurons-nous sauver tout ce qui n’est pas nous – les animaux et leur environnement ? Ou, faute d’âme, nous exterminerons-nous nous-mêmes ? »

Portrait of Melville by Joseph Oriel Eaton, oils on canvas, 1870 Joseph Oriel Eaton – Houghton Library – Harvard University – Modern Books and Manuscripts

De l’écologie à l’animalisme

« Il ne faut pas réfléchir en termes d’écologie, mais de justice » indique Camille Brunel, en invoquant notamment l’importance de la diplomatie interspécifique. Il poursuit : « l’écologie, c’est considérer les animaux comme des espèces non sentientes. C’est abstrait. Par Justice, j’entends animalisme. Il faut passer de l’écologie abstraite à l’animalisme. C’est une nécessité qu’on ressent dans notre chair. »

L’auteur revient aussi sur la logique capitaliste de nos États qui mènent toutes les espèces à leur perte. Si l’Islande vient d’annoncer arrêter la chasse à la baleine, des pays comme le Japon, la Norvège et le Danemark pratiquent encore une chasse au cétacé en grand nombre (un quota de 383 baleines tuées avait été fixé en 2021 par le Japon). En Russie, le trafic d’orques avec la Chine est exorbitant – cette dernière détenant d’ailleurs un nombre impressionnant de delphinariums. Si un moratoire international sur la chasse à la baleine existe depuis 1986, cette mesure est en réalité loin d’être respectée. « En France, les traditions héritées du mépris de la vie cétacéenne ont la dent dure. On se soucie peu de la pêche baleinière française, alors que c’est dramatique » affirme Camille Brunel, saluant tout de même au passage la fin des delphinariums votée l’an dernier par le gouvernement. Il appelle aussi à davantage aborder la question de la chasse au cachalot, contemporaine des dynamiques génocidaires qui commencent tout juste à pointer leur nez au sein des programmes scolaires.

On l’aura compris : la baleine était finalement un prétexte pour proposer un éloge des animaux. « C’est aussi le rôle de l’art, affirme-t-il. Pour la plupart des adultes, c’est plié, mais ce sont les enfants qu’il faut conditionner à l’animalisme. Tout dépend de ce que les jeunes vont regarder, lire, jusqu’à vingt ans. L’art à un rôle à jouer, parce qu’il est séduisant aux yeux des jeunes qui referont le monde dans quinze, vingt, trente ans. » Pour autant, l’écrivain appelle à arrêter d’infantiliser l’intérêt pour les animaux : « quand j’ai découvert l’antispécisme, je me suis rendu compte que l’attachement que je portais aux animaux n’était pas lié à l’affectif infantile, à un syndrome de Peter Pan. Ça trouve sa place dans une conception plus adulte du monde. » Il conclut : « l’antispécisme, ce n’est pas gommes les différences entre les espèces ; c’est les connaître. »

« Nous sommes déjà les générations futures de celles qui ne se sont pas souciées de nous. Debout devant la mer, les pieds sur le bitume, nous ne voyons qu’une étendue bleue dont nous considérons, par défaut, qu’elle est déserte et apathique, tout juste bonne a recracher dans nos filets des trillions de tonnes de nourriture asphyxiée – avant de nous émerveiller en apprenant qu’elle regorge encore, parfois, d’intelligence. »

Par Charlotte Meyer

Camille Brunel, Eloge de la Baleine, éditions Rivages

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