Il y a quatre ans, nous rencontrions une femme d’action, en lutte pour la condition des femmes dans le pays. En cette semaine des droits de la femme, Combat republie son entretien.
Sophia Antoine, 40 ans, est mère de famille et intermittente du spectacle. Elle est également féministe, activiste au sein du groupe FEMEN France et ce depuis 5 ans. Ses actions fortes, sa conception des femmes et de la société ainsi que la cause noble qu’elle défend m’ont poussé à lui demander un entretien que voici retranscrit. Celle qui accepte volontiers le surnom “d’extrémiste de l’égalité” a répondu à mes questions autour du féminisme, de la condition des femmes dans notre société, de leur place, de leur parole, mais aussi des débats autour de l’écriture inclusive, des mouvements MeToo et Balancetonporc. Enfin, elle m’a également permis d’en savoir plus sur le mouvement FEMEN, de briser des idées reçues autour de ce groupe, et de connaître la visée de ses modes opératoires, de ses actions, ses membres et leurs revendications.
Entretien éclairé et éclairant avec l’opinion de l’une de ces femmes à la fois courageuses et fortes, qui combattent non pas la fleur au fusil mais bien sur la tête…

Débutons avec une question assez large : quelle est votre définition du féminisme ?
Ma définition est assez générale pour les différents groupes féministes. C’est une lutte pour l’égalité, contre les inégalités, contre les discriminations qui sont liées au genre, à la préférence sexuelle, à la couleur de peau… C’est vraiment une lutte pour l’égalité des droits, des droits humains, tout simplement.
Vous formulez ici une définition assez universelle, mais il y a tout de même des définitions particulièrement différentes…
Bien sûr, il y a différentes définitions, différentes interprétations. La pire reste celle qui est galvaudée et qui sévit encore aujourd’hui, c’est celle qui consiste à dire que les femmes veulent prendre le pouvoir, être toutes-puissantes et émasculer la gente masculine. C’est archi-faux. En fait on n’est pas du tout dans cette perspective, remplacer le patriarcat par du matriarcat n’a aucun sens ; par contre le remplacer par une société où tout le monde a les mêmes droits, et une égalité totale, là oui il y a du sens.
Revenons sur votre parcours de militante. Est-ce que vous militiez en tant que féministe avant d’intégrer FEMEN ?
Avant d’être féministe, je travaillais dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, j’avais monté une AMAP [Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne], et j’étais très sensible aux droits humains en règle générale. Et je subissais de plein fouet les inégalités dont sont victimes les femmes au quotidien, que ce soit au niveau du harcèlement, au niveau du travail, avec des stéréotypes extrêmement genrés… Mais je ne me retrouvais pas dans les mouvements féministes classiques, où il y a énormément d’éléments dans le discours et le langage, et je ne suis pas quelqu’un du discours, mais plutôt de formation physique. Je suis arrivée par surprise chez FEMEN. Une fois, je jouais devant un jeune public au lavoir moderne parisien, et le directeur du lavoir qui accueillait les FEMENS à l’époque m’a dit “Sophia va voir, je pense que c’est quelque chose qui va te plaire”. J’ai pris connaissance de ce qu’elles faisaient et très rapidement je me suis engagée.
Quels sont les éléments qui vous ont donné envie de vous engager au sein du mouvement ?
Par rapport aux modes opératoires. Je trouvais ça extrêmement juste, extrêmement censé. Par rapport aux représentations qu’on se fait de la femme, ici ce sont des femmes qui prennent de la place dans l’espace public et médiatique, qui prennent la parole et qui se font entendre : tout ça me me plaisait énormément.
J’ai lu que vous entendez “utiliser le corps comme un étendard”, c’est cela ?
Oui, le fait d’utiliser ce corps comme un outil, un étendard, un support de revendication et non plus comme un corps instrumentalisé et esthétisé. C’est un féminisme de rue, de corps et le fait d’avoir une dynamique sportive, de prendre l’espace avec son corps pour porter des revendications, c’est quelque chose qui me ressemblait, avec des slogans courts et percutants, tandis que distribuer uniquement des tracts, de faire des pétitions ne m’intéressait pas, je ne comprenais pas l’utilité de ne faire que ça. Aujourd’hui je suis dans un tissu féministe et en fait je comprends mieux, car toutes les actions sont complémentaires, en soutien les unes avec les autres, et plus il y a d’initiatives, plus c’est riche ! Je trouvais plus fort en tout cas d’aller interpeller face to face des politiques.
Pouvez-vous m’en dire plus sur les couronnes de fleurs, les slogans à l’acrylique sur le torse, tout ces éléments qui font notamment partie des modes opératoires des FEMEN ?
Nos corps et nos poitrines de femmes parlent, répondent au patriarcat, et les couronnes de fleurs représentent un outil patriarcal par excellence ; à la base les fleurs sont portées par les femmes vierges en Ukraine, et c’est devenu le symbole de notre insoumission, de notre rébellion. Le propre de FEMEN est d’utiliser les symboles du patriarcat pour le retourner contre le patriarcat même, c’est la force de FEMEN.
Et concernant le mouvement en lui-même, comment est-il structuré en France ? Comment fonctionne-t-il ?
Il y a énormément d’idées reçues sur FEMEN, relayées par les médias. On fonctionne de manière totalement horizontale, de façon collégiale, il n’y a pas de hiérarchie avec un leadership. Il y a des porte-paroles évidemment, comme dans tous les groupes, mais la parole d’une activiste vaut la parole d’une autre. Il y a aussi des hommes au sein de FEMEN, c’est un mouvement qui est mixte et les médias ne montrent pas ça.
Qu’est-ce que vous répondez aux hommes qui se proclament féministes ? Et quelle est la place accordée aux hommes dans votre mouvement ?
Ils sont là, ils sont à nos côtés, ils sont dans la logistique, dans la rédaction de communiqués, ils participent aux événements. Par contre ils ne portent pas le combat, ils ne vont pas au devant, ils ne font pas d’action. Déjà, car ça n’a aucun sens, ils n’ont pas de poitrine donc de toute façon ils ne sont pas embarqués. Et ensuite car ils ne sont pas discriminés, et l’on considère que ce sont aux femmes de porter le combat, de changer la représentation et de s’emparer de la parole dans les médias, dans les organes politiques, là où ce ne sont pratiquement que les hommes qui l’ont : c’est aux femmes de porter le combat.

Caroline Fourest, ainsi que d’autres observateurs, s’inquiétait pour vous car elle craignait une surenchère dans vos actions du fait de la violence grandissante à laquelle vous êtes – malgré vous – confrontée ; qu’en pensez-vous ?
Caroline Fourest n’a pas à nous infantiliser et s’inquiéter pour nous, on est tout à fait responsables et adultes, c’est le message que j’aimerais bien lui envoyer… Les actions qu’on porte sont raisonnées et réfléchies, elles ne sont pas sacrificielles, on sait exactement ce qu’on fait. Le mouvement a eu 10 ans le 30 mars, il a fait ses preuves et ses armes. On s’entraîne aussi et cela demande énormément de repérages, d’entraînement… FEMEN n’est pas sacrificiel, FEMEN veut durer, FEMEN veut s’illustrer ; parfois il y a des images simplissimes qui font le tour du monde et il n’y a pas de surenchère ! La surenchère est plutôt dans les réponses qu’on a et dans cette tendance qu’a le patriarcat à être obscène. Nous on est dans une réponse symbolique, médiatique et politique !
Avec les actions de FEMEN, vous êtes nécessairement dans du politique, non ?
Ce n’est pas un mouvement qui appartient à un parti politique car on se réclame le droit de critiquer n’importe quel parti. C’est un mouvement complètement libre, qui se revendique libre et qui peut s’insurger. C’est un mouvement féministe et activiste.
C’est donc pourquoi vous n’hésitez pas à intervenir contre Marine Le Pen par exemple. Vous aviez fait un discours remarquable contre le vote Le Pen avant le second tour des présidentielles, quels étaient les retours ?
On est contre tout type de dictature et de fascisme, on défend les droits humains et on considère qu’elle les empiète. Je suis une activiste, je ne fais pas de politique, je ne fais pas de coalition. Je m’en tape je m’en fous, je porte un discours et une parole, et si les gens ne sont pas contents cela m’importe peu ! Il n’y a rien de stratégique, je fais juste entendre une parole qui est dissonante par rapport à certaines autres paroles dans l’espace médiatique. Très honnêtement je n’ai aucun retour positif ou négatif à attendre.
Depuis l’affaire Weinstein, les mouvements MeToo et Balancetonporc ont fait encore plus parler du féminisme et de la condition des femmes dans la société. Nombreux sont ceux à parler d’une libération de la parole : vous, qui êtes “sur le terrain”, qui connaissez le militantisme, ressentez-vous cette libération de la parole ?
On n’a jamais eu autant de focus, d’émissions, de journées. On joue la carte féministe, car il y a trois-quatre ans c’était un mot qui faisait peur, présenté un peu comme obscène et on te pointait du doigt quand tu te disais féministe. Aujourd’hui ça devient fun, il y a même Dior qui fait des T-shirts. De toute façon on sait que c’est une mode, ça va forcément passer tôt ou tard… Quoi qu’il advienne il y a un focus, il y a des problématiques qui sont mises en avant, il y a un éclairage sur les inégalités hommes/femmes, on va pas se plaindre et il faut en profiter, il y a une parole qui se libère. Je pense que le mouvement MeToo est révolutionnaire – tout ça, c’est pas FEMEN qui le dit mais moi – et c’est pas fini, on est qu’au début, il y a d’autres choses qui vont tomber et ça va impacter sur la génération qui arrive. On évaluera l’impact dans d’autres générations, car à mon avis il y a quelque chose qui a changé, qui s’est libéré au niveau de la société et des droits humains. En attendant, on reste debout, on reste en place !
La société actuelle est-elle selon vous empreinte de passivité, plongée dans un mutisme, que MeToo viendrait briser ?
Complètement. Le mouvement MeToo s’érige contre la culture du viol, contre cette culture de l’omerta, du silence et de l’acceptation. Ce sont les femmes qui disent stop, elles disent non à ce genre de fonctionnement, à ces méthodes, à ce genre de système. C’est vraiment un mouvement dont on a pas fini de parler, et continuera de faire couler beaucoup d’encre !
Récemment dans l’actualité, était débattue la mise en place de l’écriture inclusive. Peut-on se demander si, au vu des longs débats qui en ont suivis, le féminisme se trompe de combat ?
FEMEN ne s’est pas positionné sur ce sujet, je parle en mon nom. L’égalité doit être partout, il n’y a pas de petit ou de grand combat, il y a juste des combats et il n’y a pas de hiérarchisation dans les priorités. Il y a des féministes qui s’attaquent à l’écriture inclusive, d’autres aux discriminations hommes/femmes, certaines vont relayer le mouvement MeToo. C’est en cela que c’est passionnant d’être féministe, car on a chacun-e-s nos cibles : le tissu féministe est extrêmement complexe et polyvalent. Par exemple FEMEN, c’est un peu le poing sur la table, c’est ce qui fait du bruit, c’est ce qui est visible. L’écriture inclusive, c’est un travail de fourmi, un travail sur l’éducation ; et les mots ont du sens, ils sont importants ! Ce sont des représentations et il faut arrêter d’invisibiliser les femmes et il faut les représenter dans la rhétorique.
Mais même si aucune cause ne vaut plus qu’une autre, il y a bien des combats qui restent majeurs. Quels sont les plus importants désormais ?
Il y a toujours des endroits sur lesquels il faut lutter, qui nous choquent. Il ne faut jamais relâcher, il n’y a pas de pause à avoir, à partir du moment où tu mets le pied dans la lutte féministe, tu peux pas t’arrêter parce que les choses que tu crois acquises – comme le droit à l’IVG – peuvent être bousculées. Tu ne peux jamais t’arrêter car tu ne sais pas quelle sera le grand combat de demain – si ça se trouve ça peut être le droit à l’IVG à nouveau – tu ne sais pas ce qui peut être menacé. La lutte pour l’égalité est très vaste et me paraît donc un bon pilier.

“On ne naît pas femme on le devient”, écrivait Simone de Beauvoir, selon laquelle notre identité est construite conformément à ce qu’attend la société de nous, du rôle auquel on nous “assigne” via ce processus constructiviste. J’imagine que vous partagez cette conception, mais quelles peuvent être les clés pour corriger voire contourner ce processus ?
En fait c’est une forme de conditionnement, on est conditionnés à rentrer dans un stéréotype, avec les médias, les réseaux sociaux… On est conditionnées à ne pas vieillir, à ne pas avoir de bourrelets, ne pas montrer nos tétons, avoir une poitrine lisse, ou même ne serait-ce que les règles qui sont un sujet tabou. Aujourd’hui j’ai des procès pour exhibition sexuelle parce que le corps d’un homme dans l’espace public est compris, entendu, alors que celui d’une femme est obscène : là aussi je suis discriminée. Tout est à déconstruire, il y a énormément de boulot, de travail à faire. Il faudra poursuivre avec les autres générations et je suis très très optimiste et enthousiaste car je vois des lycéens qui s’y intéressent, qui sont intéressés, qui changent leur vision, qui ont une perception autre du féminisme. J’ai lu un sondage où 75% des filles de 15-18 ans se déclarent féministes alors que c’était presque un gros mot avant – on me regardait les yeux éberlués, “tu peux pas être comme ça”, “elle castre les hommes” – c’était du galvaudage, des idées reçues, des clichés insupportables et tout cela est en train d’évoluer et de changer !
Les jeunes justement, vous les invitez à davantage s’engager ?
C’est pas une question d’engagement mais de perception, de plus en plus de jeunes en parlent, sur les réseaux sociaux notamment. Etre féministe ce n’est pas forcément être activiste FEMEN, c’est se battre pour plus d’égalité au quotidien, demander une égalité de traitement, le même salaire qu’un homme, prendre la défense d’une femme en cas de harcèlement, ne pas se laisser faire et c’est tout ça qui contribue à changer les représentations.
Quelque chose à ajouter, notamment pour le jeune lectorat ?
Chez FEMEN on a vraiment à coeur de parler avec différentes générations et notamment avec les jeunes car le combat féministe passe beaucoup par l’éducation. En tout cas, la lutte pour l’égalité passe vraiment par l’éducation. J’ai envie de dire aux très jeunes femmes de ne pas hésiter à faire leur FEMEN. Faire leur FEMEN, ce n’est pas forcément faire du topless dans la rue avec le poing brandit, avec une couronne de fleurs. Mais c’est être irrévérencieuse, réclamer la justice et l’égalité, c’est refuser les discriminations, prendre le parti des minorités contre les violences et les insultes. Faire sa FEMEN, c’est un état d’esprit, avec pour signe la rébellion !
Propos recueillis le 31 mars 2018 par Antonin Satti
Toutes les photographies ont été fournies par Sophia Antoine