À l’occasion de la journée internationale de l’art, Combat rencontre Jaëraymie. Artiste pictural depuis 2016, il est à l’origine du projet Distorsions. Et si Emmanuel Macron était devenu Gilet Jaune ? Et si Marine Le Pen portait le voile ? Distorsions permet de penser l’existence d’alternatives.

Comment t’es venue l’idée de Distorsions ?
Jaëraymie : C’est un projet qui a été assez long à mettre en place mais en ce qui concerne l’idée c’est pendant le premier confinement, donc mars 2020. Avec ma compagne on parlait de stigmatisations, de personnes qui ne se mettent pas à la place des autres, qui ne font pas preuve d’empathie. Je me suis dit que ce serait fou de voir Marine Le Pen en femme qui porte le voile. Après il y a eu tout le travail de création de cette fiction, de ce monde parallèle : pourquoi elle porterait le voile, qu’est-ce qui fait qu’elle se serait mise à porter le voile ? On est ailleurs, sur une planète alternative : Marine Le Pen existe mais elle y a pris un autre chemin. Dans les années 90, elle a réellement défendu des migrants quand elle était avocat commis d’office. Dans la fiction qu’on a écrite, on s’est dit « et si, à ce moment-là, elle en avait rencontré un dont elle serait tombée amoureuse ? ». Elle aurait découvert l’islam, la foi, et se serait mise à porter le voile. Elle devient alors cette femme républicaine, voilée et qui défend les migrants. Ce mécanisme-là on l’a appliqué à tout un tas d’autres personnages à chaque fois en se posant la question : comment on fait pour aller de la stigmatisation qui existe ? Il fallait choisir une idée qui soit associée à une phrase suffisamment forte pour qu’elle soit rentrée dans l’inconscient collectif. C’est facile de comprendre la peinture de Marine Le Pen en femme voilée parce qu’on connaît tous et toutes ce qu’elle a dit sur les femmes voilées. C’est pareil pour les peintures de Zemmour, Macron, Sarkozy… La phrase qu’ils ont dite justifie en elle-même le « pourquoi » de la peinture. La peinture fait le lien entre la fiction et la réalité puisque la peinture est dans la rue. La peinture devient une brèche, comme si elle venait d’une autre dimension et avait atterri chez nous.
Est-ce que ce projet a tout de suite pris cette forme dans ta tête ?
J : Je suis passé par pleins de changements et c’est encore le cas jusqu’à maintenant. Le principal changement, c’est qu’au tout début de Distorsions, je ne savais pas que j’allais le sortir pendant les élections présidentielles. A la base je voulais sortir le projet beaucoup plus tôt. Quand j’ai peint Marine Le Pen il était très probable qu’elle soit candidate aux élections présidentielles. Par contre quand je peins Éric Zemmour en novembre 2020, il n’est pas du tout candidat à l’élection présidentielle. C’était un an et demi avant qu’il se présente. Quand j’ai peint Valérie Pécresse, c’était six mois avant qu’elle se présente. À ce moment-là, je peignais plutôt un panorama de la politique française et de la politique au sens large puisqu’il y avait aussi Zemmour : polémiste, éditorialiste, parce qu’on ne va peut-être pas dire que c’est un journaliste… Finalement, je n’avançais pas aussi rapidement sur les peintures, j’avais du boulot à côté, etc. Plus on avançait dans le temps plus on se faisait rattraper par la réalité, et on s’est rendu compte que la plupart étaient candidats à la présidentielle. Il y a un choix qui a été fait : le projet comptait une douzaine de peintures à la base, finalement j’ai enlevé des peintures au dernier moment pour me concentrer sur la présidentielle vu que c’était l’actualité. Il y a d’autres choses qu’on aurait voulu faire, notamment approfondir le narratif, mais on n’a pas pu, par manque de temps, par manque de moyens… Un projet c’est des compromis, des concessions. Il faut savoir s’adapter. Sur les six peintures originales on a présenté quatre candidats qui se présentaient réellement aux élections : Pécresse, Zemmour, Le Pen et Macron. Pour chacun des candidats on a fait un petit programme avec dix points clefs. Pour Valérie Pécresse, qui dans Distorsions est devenue une militante pour les droits LGBTQ+, son programme parle d’accès à la GPA, d’accès à la pilule remboursée par la sécurité sociale, qui sont des vrais combats dans notre monde mais qui ne sont pas réellement portés par des politiques.
crédit : @jaeraymie sur Instagram
Vous êtes combien à travailler sur le projet ?
J : Julien qui est réalisateur et moi, qui travaillons depuis le début sur le projet, et puis Juliette Jacobs qui travaille sur tout l’aspect documentaire photographique. Elle nous a rejoint quelques mois avant le début du projet dans la rue. Elle est arrivée lors des dernières sessions peintures ici. Elle était venue pour faire des photos et puis en fait elle est pas repartie ! En prenant ces photos, elle a cherché ce qu’elle voulait raconter artistiquement autour du projet. Elle a décidé de travailler sur le côté aliénation : on a fait un travail très conséquent, on n’était pas beaucoup, on a travaillé comme des malades, du coup elle trouvait ça intéressant de montrer justement à quel point on était nous-mêmes rentrés dans une folie de travail, une folie de création, une espèce de détermination à toute épreuve. Il y a aussi eu une session collage mercredi dernier. J’ai fait un appel sur les réseaux sociaux et il y a une vingtaine de personnes qu’on a rejoint sur la Place de la République. Donc quand on élargit un petit peu il y a plus de gens qui ont travaillé autour du projet, qui nous ont donné des coups de mains ponctuels, des conseils…

Tu dis que dans Distorsions c’est la peinture qui fait le lien entre la fiction et la réalité puisque la peinture est installée dans la rue. Est-ce que tu peux expliquer comment vous avez choisi les lieux justement ?
J : À chaque fois ce sont les peintures originales qu’on a posées avec un cadre. Le cadre était une façon de dire « vous êtes face à une œuvre », à une peinture. Si tu veux espérer que les gens se posent la question de ce que tu as voulu dire, il faut que tu donnes à la personne en face de toi autre chose qu’une réplique ou une affiche. Poser l’original, c’était la base. Ensuite, les endroits où on les a posées étaient réfléchis soit à travers la réalité soit à travers la fiction. Par exemple, Emmanuel Macron on l’a posé à Amiens parce que c’est là d’où il vient. Et en même temps, il y a aussi une raison fictionnelle à ce qu’il soit à Amiens : Macron, dans la réalité, il a raté deux fois le concours d’entrée de l’ENS et a ensuite obtenu Sciences Po. Dans la fiction, après avoir raté deux fois l’ENS, ses parents lui disent de rentrer à Amiens parce qu’ils ne veulent pas payer une année de plus. Il rentre, il s’engueule avec ses parents, ça se passe mal. Il s’évade avec le théâtre, qui est son premier amour de jeunesse. À force de fréquenter des islamo-gauchistes dans le théâtre, il rencontre François Ruffin. Ensemble ils décident de monter un journal qui s’appelle Fakir. Jusqu’à ce qu’il devienne Gilet Jaune, monte à Paris pour manifester, se prenne un LBD et se présente aux élections présidentielles en tant que candidat Gilet Jaune avec le parti Bleu Blanc Jaune. Donc, le poser à Amiens ça fait sens autant d’un point de vue de la réalité que de la fiction qu’on a écrit. François Hollande, il a été maire de Tulles, conseiller régional de la Corrèze. Tulles c’est aussi la capitale de la Corrèze : donc on l’a posé à Tulles. C’est pareil pour Nicolas Sarkozy, avec ces deux fameuses phrases dites en 2015 : « Vous en avez assez? Vous en avez assez de cette bande de racailles? Et bien on va vous en débarrasser » et « Nettoyer au Kärcher est un terme qui s’impose car il faut nettoyer cela ». Ces phrases ont été dites à la Courneuve et à Argenteuil donc on a choisi de le poser à l’entrée de la Courneuve. Valérie Pécresse, on l’a posée dans le Marais parce que c’est le quartier LGBT+ de Paris et parce qu’elle est conseillère régionale d’Ile-de-France. Marine Le Pen, on l’a posée sur la plage à Calais par rapport à la fiction : on s’est dit que si elle était avocate et qu’elle défendait les migrants, certainement elle irait à Calais.

crédit photo : Jaeraymie
Quels retours vous avez eu depuis le début du projet ?
J : Une fois que les peintures ont été collées, il y a eu des effets complètement hallucinants pour certaines d’entre elles. La peinture de Macron à Amiens a été recouverte en 24h à la demande de la préfecture. Ils ont recouvert toute la peinture de planches en bois pour la masquer. Il y a eu une dizaine de réactions en chaine jusqu’à ce qu’un groupe de Gilet Jaune décide de découvrir à nouveau la peinture. Un plaquage a été remis, enlevé… Ça a participé à ce que la peinture soit vue et débattue, à Amiens en tout cas : « il parait qu’on est une ville ouverte sur la culture, on a un festival de Street Art, et là on décide de le masquer… ». À travers les réseaux sociaux ça a commencé à jaser aussi et en l’espace d’une journée la peinture est devenue virale, à son petit niveau. Elle a été partagé par des politiques, notamment Mathilde Panot, députée France Insoumise. On a rencontré un groupe de Gilet Jaune, les Mutilés pour L’exemple. On a rencontré Mélanie N’goye-Gaham. C’était super. François Ruffin nous a proposé de poser une réplique de la peinture dans son QG de campagne. Notre fiction, les peintures, ça a eu un effet dans la réalité. Le collectif des Mutilés m’a demandé si c’était possible d’avoir des reproductions de ma peinture pour la manifestation qu’ils organisaient le 3 avril. Ils les ont ensuite mises sur des pancartes sur toute la manifestation, il y avait des dizaines de Macron Gilet Jaune. C’est là que je trouve ça devient vraiment intéressant : il y a un effet sur le réel. En plus d’avoir un effet sur le réel, ça a un effet sur ce dont on est en train de parler. La peinture parle des mutilés.
Notre fiction, les peintures, ça a eu un effet dans la réalité.

Tu me fais une transition parfaite. Qu’est-ce que c’est, pour vous, le rôle de l’art aujourd’hui ?
J : On a tous une vérité là-dessus. Ma vérité c’est que je ne sais pas et que je cherche. Une des questions fondamentales que je me pose à travers Distorsions c’est peut-être ça, à quoi ça sert de faire de l’art ? Je crois que les réponses toutes faites, que l’art peut changer le monde, qu’il faut mettre des couleurs dans la tête des gens : je pense que c’est des conneries. Il y a beaucoup d’auteurs, de sociologues, de philosophes qui ont travaillé sur cette question. Dernièrement, j’ai lu un bouquin qui m’a un peu traumatisé, L’Art impossible de Geoffroy de Lagasnerie. Il a des punchlines, il dit par exemple : « faire de l’art c’est pas faire la révolution », faire de l’art c’est l’abandon de la révolution, c’est l’inverse de la révolution, c’est employer son temps à ne pas faire la révolution. On pourrait faire de l’art si véritablement tout le monde était à égalité. Faire de l’art c’est un peu faire l’autruche, on fait une peinture, un petit dessin et du coup on ne regarde pas ce qui se passe. Après on peut décider que dans son art, on va parler de ce qui se passe. Mais, est-ce que faire de l’art pour parler de ce qui se passe c’est le moyen le plus efficace ? Dans ce cas-là on peut être militant, on peut être avocat, on peut être politicien, on peut être black bloc. On peut être tout un tas de choses qui permettent à la lutte d’avoir une action beaucoup plus directe que par l’art. Dès qu’on fait de l’art, on est dans l’esthétisme. Même moi, je me fais chier à ce que mes peintures soient jolies, j’y passe des heures et des heures. Peut-être que je ferais mieux d’être dans la rue à faire une manif ou une action directe. Au-delà du fait que je sais pas à quoi l’art sert, j’en ai besoin, de l’art. Si je fais pas de l’art, je déprime. Et quand je déprime, c’est pas beau à voir. Moi, je le fais parce que c’est la seule manière que j’ai d’exprimer tout un tas de trucs aussi.
Julien : L’art est un divertissement de classe. On divertit des gens riches, qui ont accès à une culture. L’art que fait Jaeraymie est plus accessible, parce qu’il est dans la rue, parce qu’il est à la portée de tous, parce qu’il se diffuse sur des réseaux à la portée de tous, parce que c’est gratuit.
J : C’est accessible de par son propos. C’est une des idées que développe Geoffroy de Lagasnerie dans son bouquin : tout le monde dit qu’il faut rendre l’art accessible, mais le problème c’est pas l’accessibilité de l’art, le problème c’est l’art. C’est ça le vrai problème. L’art en lui-même ne peut pas être accessible. La première fois que je suis rentré au Louvre je me chiais dessus, je me disais « c’est pas chez moi ici ». Le quartier, les gens, la manière dont ils sont habillés, la grandeur, le luxe partout, les grandes salles, la lumière… Il y a une phrase folle dans le livre, il dit « on compare souvent les musées à des églises, pour moi un musée c’est un cimetière. C’est le cimetière de la révolution, c’est le cimetière de ce qu’on a pas accompli ».
Julien : Bon après, il est un peu radical…
J : Il explique aussi, que si demain il y a la révolution, demain on brûlera tout, mais personne ne rentrera dans le Louvre pour brûler les œuvres, parce qu’il y a cette espèce de sacralisation de l’art.
En parlant de révolution, est-ce que tu te décrirais comme artiviste ?
J : Déjà, est-ce que je me considère comme artiste ? Est-ce que je me considère comme activiste ? Déjà les deux je ne sais pas. Le mélange des deux je sais encore moins. Est-ce que ce projet-là pourrait être considéré comme un projet artiviste ? Je ne sais pas non plus. Peut-être. Nina Simone disait qu’être artiste, faire de l’art, c’est rendre état de son époque et de ce qu’on voit autour de soi. Donc pour moi, c’est juste être artiste que de faire ce projet-là. C’est un projet artistique avant tout. Je trouve que ça fait un peu mot-valise artiviste. Qui l’est, qui l’est pas ? Faites-moi une liste d’abord, je regarde qui y est et puis je vous dirai. Je veux pouvoir me laisser la liberté. J’aime bien dire que je suis boulanger moi. Les boulangers font du pain. Moi je fais des peintures. C’est pareil. Dès qu’on parle des artistes, on a tout de suite tendance à rendre ça un peu magique, à parler de talent. Quel talent ? C’est du travail. Il n’y pas de talent du tout. Une sensibilité, oui. Parce qu’avoir une idée c’est ça, se rendre sensible, se rendre disponible à ce qui se passe autour de soi, à ce que ça nous fait et donc à ce qu’on a envie d’en restituer.
Est-ce qu’il y a un.e artiste dont vous pensez que le travail mériterait d’être plus reconnu ?
J : J’ai toujours besoin d’avoir un modèle à vouloir atteindre. L’une des personnes qui m’a donné envie d’aller vers ce type de projets tant au point de vue technique que sacrificiel des œuvres, c’est-à-dire de mettre les peintures originales dans la rue, c’est Ernest Pignon-Ernest. C’est l’un des premiers artistes à avoir être intervenu dans la rue de manière régulière. Il a inventé, dès le départ, l’essence même de ce « pourquoi c’est cool d’avoir des peintures dans la rue » : parce que ça raconte un truc, à cause de l’endroit… Il a inventé le chemin. Il a fait des sérigraphies de Rimbaud qu’il a posé entre Charleville Mézière et Paris qui raconte la montée de Rimbaud entre ces deux lieux. Il a travaillé sur Pasolini, le fascisme, la liberté d’expression… C’est un nom qui est extrêmement connu dans l’art urbain, je suis pas en train de citer une référence obscure. Je pense que malgré tout son travail est pas forcément connu de la jeune génération, je trouve que c’est dommage.

Julien : Je suis très admiratif de l’art brut, que ça soit total. Il y a un artiste que j’aime beaucoup qui est décédé il y a un moment, c’est Henri Darger. C’est un peintre américain, qui pendant 30 ans de sa vie a construit une histoire et qui a fait des kilomètres de texte, des peintures, des frises complètement hallucinantes avec plein de petits personnages qui racontaient une histoire contre le fascisme. L’art c’était pour lui, c’était un échappatoire. C’était un besoin d’exprimer ses peurs, ses sentiments. Ça a été découvert principalement après sa mort. J’espère qu’on découvrira Jaëraymie un peu avant, qu’il vivra un peu de ce qu’il fait !

J : T’es mignon. Mais effectivement, le côté artiste total, il y a ça de séduisant de se dire que finalement, tu peux t’exprimer sans avoir besoin de montrer. C’est assez chouette parce que ça t’enlève la pression. Ca fait partie aussi malheureusement de la sacralisation de l’artiste qui est prêt à crever la dalle pour s’exprimer parce que le besoin d’expression est plus fort que tout… Aujourd’hui, si j’arrive à faire Distorsions c’est parce que je suis en couple, que ma femme bosse et qu’elle a réussi à me soutenir le dernier mois. Si j’avais du sacrifier le moindre truc pour le projet j’aurais arrêté. Si j’avais dû choisir entre acheter de la colle et de la bouffe pour mon gamin, j’aurais acheté de la bouffe pour mon gamin. Encore une fois, c’est parce que j’ai de la chance d’être entouré.
Est-ce que vous avez un petit mot de fin pour nos lecteurices ?
Julien : Votez ?
J : Ouais, votez bordel, votez s’il vous plaît. Votez parce que ça fait flipper.
Propos recueillis par Agathe de Beaudrap
Pour en savoir plus sur le projet Distorsions : https://www.distorsions.fr
Excellent article j’adore!!! Bravo
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