Les dérives de l’économie sociale et solidaire

Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur l’économie sociale et solidaire.

En France, l’économie sociale et solidaire (ESS) représente un emploi sur 10. Caractérisées par trois principes forts, la lucrativité limitée, la gouvernance démocratique et la mutualisation, les structures de l’ESS sont pourtant loin d’être exemplaires. 

crédit : L’Obs, dans l’article « Voyage dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire » publié en 2011

Qu’est-ce que l’économie sociale et solidaire ? 

L’économie sociale naît au XIXème siècle, pendant la révolution industrielle. Certains penseurs, notamment Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon, montrent que l’économie peut s’organiser de manière à servir les travailleureuses. Se développent alors les premières mutuelles et coopératives. L’économie sociale se définit par sa finalité : servir un intérêt commun aux membres de la structure en suivant une démarche et une organisation collective. L’économie est perçue comme étant avant tout une mise en relation de différents acteurs. Sans relation entre les différents acteurs, il ne peut pas y avoir d’échange. L’économie sociale s’attache à la qualité des relations intérieures et extérieures à la structure. Au fil du temps, quatre formes juridiques différentes se sont imposées : coopérative, mutuelle, association et fondation. 

Dans les années 70, un terme nouveau apparaît avec le mouvement altermondialiste : l’économie solidaire. Mais alors, quelle différence avec l’économie sociale ? Alors que la première se définit par son organisation, l’économie solidaire se définit par sa finalité. L’économie solidaire vise à servir une utilité sociale. C’est le début d’un éternel débat : de l’économie sociale ou de l’économie solidaire, qui est la plus utile aux membres de la société ? En effet, si l’on suit la définition de l’économie sociale, il est possible d’être organisé de manière coopérative dans le but de vendre des armes. C’est d’ailleurs ce que faisait l’entreprise Lafarge jusqu’en 2015 : elle traitait avec des clients proches de l’État Islamique (1). Cependant, si l’on suit la définition de l’économie solidaire, il est tout à fait possible de servir un intérêt général comme l’accès à l’éducation ou à l’emploi tout en connaissant des dérives managériales. Dès les débuts donc, nous percevons des failles dans chacune des deux définitions. 

crédit : économie.gouv.fr

À quoi sert la loi du 31 juillet 2014 ?

Portée par Benoît Hamon, la loi du 31 juillet 2014 vise à mettre un terme à ce débat. La loi regroupe alors l’économie solidaire et l’économie sociale pour en faire l’ESS telle que nous la connaissons. Aux coopératives, associations et mutuelles s’ajoutent les entreprises classiques entreprenant par exemple une démarche de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE). Nous pourrions alors distinguer trois grandes catégories composant l’ESS : les acteurs classiques comme les associations, coopératives et mutuelles d’abord, les acteurs hybrides comme l’entreprenariat social ensuite, et enfin, les entreprises classiques poursuivant une démarche de RSE. Comme l’explique le journaliste Jérémie Rochas dans un article pour Ballast : « L’ESS, dont les origines sont populaires et contestataires, se retrouve ainsi à flirter avec le pouvoir, et à entretenir un rapport de dépendance économique avec les acteurs capitalistes » (2). Alors que les valeurs fondamentales de l’ESS sont la gouvernance démocratique, le principe de lucrativité limité et la mutualisation, dans les faits, celles-ci ne sont pas toujours appliquées.  

Malgré l’existence d’une charte éthique, de nombreuses dérives 

En 2018, une salariée d’Acome, première société coopérative et participative (SCOP) de France quant au chiffre d’affaires et au nombre d’associés, saisit le conseil de prud’hommes de Paris pour dénoncer le harcèlement moral dont elle a été victime au sein de la structure. Si elle est la seule à porter plainte, plusieurs salarié·es témoignent anonymement pour Libération (3). En 2020, des salarié·es chez Biocoop se mettent en grève pour dénoncer les pratiques managériales (4). En 2021, Le Canard enchainé dénonce le salaire du directeur de l’association humanitaire Equalis (5). Alors que la loi du 31 juillet 2014 prévoit que l’écart entre le salaire minimum et le salaire maximum payé dans l’entreprise ne soit pas de plus de dixfois plus, celui d’Arthur Anane était de 11 400 euros net par mois ; auxquels s’ajoutaient une voiture de fonction louée par sa structure pour 2 097 euros mensuels. En 2021 toujours, le groupe SOS souhaite racheter le cinéma associatif La Clef occupé par des militant·es dans le cinquième arrondissement de Paris (6). Ce n’est pas la première fois que le géant de l’ESS fait parler de lui. Créé en 1984, le groupe qui annonçait un chiffre d’affaires de 1 107 millions d’euros en 2020 est dirigé par Jean Marc Borello. Dans un article de Ballast, une salariée du groupe SOS dénonce l’impossibilité d’avoir un dialogue avec la direction (7). Directeur de l’entreprise Petit Plus, Matthieu Boullenger rappelle : « Ne soyons pas naïfs, certaines entreprises rentrent légalement dans le champ de l’ESS mais n’ont pas une bonne politique RH et d’autres ne sont pas juridiquement des acteurs de l’ESS et ont pourtant des pratiques de gouvernance collective exemplaires ». 

Arthur Anane, Directeur général d’Equalis, menait un train de vie prestigieux. DR

Refonder notre système économique et s’extraire du capitalisme

Ce grand écart entre les valeurs portées par l’ESS et les pratiques réellement mises en place au sein des structures s’explique par le concept de découplage. Ce sont les chercheurs John Meyer et Brian Rowan qui ont défini ce concept comme étant une : « déconnexion délibérée entre les structures organisationnelles qui renforcent la légitimité et les pratiques organisationnelles qui sont considérées par l’organisation comme étant les plus efficientes ». Dans un article pour LVSL, Alexandre Renaud se demande pourquoi les structures de l’ESS ne sont pas épargnées par ces dérives managériales. Il continue sa réflexion ainsi : « L’explication de ce découplage reposerait, si l’on s’appuie sur la thèse d’Alain Accardo, sur une forme de servitude involontaire qui nous lie insidieusement à une idéologie managériale qui s’est imposée dans nos sociétés. » (8) Les structures de l’ESS reproduisent tout simplement l’idéologie managériale qui domine l’économie. C’est pourquoi certain·es considèrent l’ESS comme une « tentative de moralisation du capitalisme ». Le problème ne vient cependant pas tant de l’ESS en elle-même mais bien du système économique dans lequel nous évoluons : le capitalisme. L’ESS ne peut pas être exempte des dérives managériales et capitalistes puisqu’elle s’inscrit au cœur même de cet imaginaire social, de ses représentations et donc de ses rapports de pouvoir et de domination. Il est impossible de demander aux structures de l’ESS d’entreprendre ce qu’aucune autre entreprise classique ne parvient à atteindre. Comme l’explique Alexandre Renaud, il est nécessaire de penser et créer d’autres imaginaires sociaux. 

Par Agathe de Beaudrap

(1) ARFI Fabrice, « Financement de Daech: une écoute révèle la panique des actionnaires de Lafarge », Mediapart, 2018

(2) ROCHAS Jérémie, « Misery business : à qui profite l’économie sociale et solidaire ? », Ballast, 2022

(3) MORAN Anaïs, « Harcèlement chez Acome : ‘détruire est une réelle obsession' », Libération, 2018

(4) RENAUD Alexandre, « L’économie sociale et solidaire rattrapée par les dérives managériales », LVSL, 2020

(5) Le Monde avec AFP, « Enquête ouverte pour « abus de confiance » après la révélation du train de vie fastueux du dirigeant d’une association humanitaire », 2021

(6) MARTELLA Annabelle, « Expulsion, Le cinéma La Clef se prend la porte », Libération, 2021

(7) ROCHAS Jérémie, ibidem

(8) RENAUD Alexandre, « L’économie sociale et solidaire rattrapée par les dérives managériales », LVSL, 2020

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