Quand les femmes reprennent la nuit

Si elle est pour certain·e·s synonyme de quiétude ou d’inertie, la nuit constitue pour d’autres un laboratoire incontournable d’expression politique. Dans les années 1970, le mouvement Take Back the Night (Femmes, reprenons la nuit) brandit, lors de manifestations nocturnes, les revendications féministes aux yeux du monde occidental. Cinq décennies plus tard, ce mode d’action fait toujours fureur.

Une pratique qui dérange

« Si les femmes et les minorités de genre s’arrêtent, tout s’arrête. ». Tel est le slogan du collectif féministe toulousain Toutes en grève 31 (TEG). Créé en 2018 par une dizaine de personnes, ce groupe inclusif prône la grève salariale, étudiante et consumériste des femmes et des minorités de genre. Leurs actions sont variées. « Nous préférons informer plutôt que boycotter » m’apprend Irène, membre depuis deux ans. « C’est plus utile, plus pédagogique ». Par ailleurs, TEG n’est pas une association mais un collectif. « C’est une assemblée féministe permanente, comme ce qui se fait en Amérique du Sud. On s’inspire du bouillonnement, de la sororité, de la coordination entre les femmes de ces pays. » Ce fonctionnement anonyme permet l’inclusion de tous·tes, pour une meilleure revendication de leurs droits. Aucune cotisation n’est demandée, dévoiler son identité est facultatif.

En pratique, le collectif organise des débats au Café Marielle (1), décore la ville, programme des fêtes… Mais surtout, il prépare le week-end du 8 mars 2021. Cette année, plusieurs événements sont orchestrés : une marche nocturne non-mixte le vendredi 5 mars, l’installation d’un village féministe sous l’hôpital de La Grave et, pour couronner le tout, la grande marche pour la Journée internationale des droits des femmes le lundi. Mais, le jeudi soir, la préfecture de Haute-Garonne assombrit ces allègres perspectives en interdisant l’événement prévu le lendemain. L’institution considère « que les troubles à l’ordre public importants qui pourraient se produire du fait d’éléments radicaux lors du rassemblement […] pourraient se prolonger dans l’hyper centre-ville de Toulouse » et que « l’heure prévue du départ de la marche et le thème de la marche « Reprenons la rue à 17h30 » incite à penser que l’objectif de cette marche va au-delà de la défense du droit des femmes et démontre la volonté de ne pas respecter le couvre-feu mis en place au niveau national à partir de 18h » (2). La manifestation est maintenue, mais à effectif réduit. Selon Irène, trois-cents militantes sont présentes face à un formation policière « substantiellement renforcé[e] » (3) La neutralisation du mouvement ne se fait pas attendre : confiscation des instruments du groupe de musique trans-féministe La Frappe, formation d’une nasse et embarquement de quarante-trois personnes au poste de police. Ces dernières seront relâchées aux alentours de 22h30.

Ce week-end là, les revendications des manifestations diurnes et nocturnes étaient semblables : réappropriation de l’espace public, dénonciation des violences sexistes et sexuelles, condamnation de la précarisation des femmes et des minorités de genre. Alors, pourquoi était-il nécessaire de braver le couvre-feu ? En somme, pourquoi manifester la nuit quand on peut le faire le jour ?

Des racines plurielles

Le mouvement des marches nocturnes émerge notamment en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1970 pour agir de concert contre les violences sexuelles et faites aux femmes. En France, la création du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) instaure un climat favorable aux luttes féministes. Outre-Atlantique, un mouvement contre le viol surgit dans plusieurs villes entre 1971 et 1975. Trois modes d’action sont utilisés pour assurer la sécurité des femmes et se réapproprier la nuit : marches nocturnes, stratégies d’autodéfense (patrouilles, services d’escorte) et opérations de guérilla (dénonciations publiques des agresseurs sexuels).

Image d’un cortège de femmes lors d’une manifestation Take Back the Night dans les années 70 aux États-Unis.

Deux évènements internationaux imposent ensuite dans le débat public une réflexion sur les violences faites aux femmes. En 1975 se tient à Mexico la première conférence internationale des femmes. L’année suivante est créé à Bruxelles le Tribunal des crimes contre les femmes (4). La première marche officiellement appelée « Take Back the Night » défile d’ailleurs à cette occasion. Les participantes se massent dans les rues de la capitale belge pour dénoncer l’oppression et les violences sexistes et organisent des rassemblements similaires à leur retour dans leurs pays respectifs. Celle de Rome, en 1976, accueille plus de dix-mille personnes. Pour Flora Davis, « le caractère international des marches La rue, la nuit, femmes sans peur peut témoigner par son expansion de sa pertinence sociale » (5). Autrement dit, une cause commune légitime un combat universel.

Une singularité caractéristique

Les rassemblements nocturnes diffusent une ambiance particulière. D’après Irène, « les gens sont moins dans le jugement, il y a une véritable solidarité. La nuit, nous sommes survolté·e·s. C’est hyper chouette. Ces manifestations nous font du bien. » Espace autant festif que politique, les ténèbres offrent l’opportunité d’une reprise de puissance. Mais la contrainte horaire entraîne aussi une réduction quantitative des cortèges, surtout quand il s’agit de marches féministes. En 2010 en France, les femmes effectuaient la grande majorité des tâches ménagères et parentales – respectivement 71 % et 65 % (6). Mais si elles manifestent, qui garde les enfants ? Qui se charge du ménage et de la cuisine ? Les marches de nuit demandent un engagement supplémentaire. Cela participe probablement de la ferveur qui en émane.

Ces rassemblements veulent également briser les tabous relatifs à l’espace public. Dans la lignée de Take Back the Night, les militantes veulent reconquérir l’espace nocturne, lieu diabolisé et décrit comme dangereux. Les injonctions culpabilisantes comme « sois prudente » ou « ne rentre pas seule » ancrent la peur de la nuit dans la conscience des femmes dès leur plus jeune âge. Ces dernières agissent comme s’il leur incombait de se défendre et non aux hommes de se comporter correctement. Pour Éliane Legault-Roy, ce processus favorise l’émergence d’une double peine. Non seulement les femmes sont agressées, mais elles n’ont en plus pas fait le nécessaire pour ne pas l’être. « L’illégitimité des femmes sur la voie publique est ainsi doublement renforcée et ces dernières préfèrent user de stratégies d’évitement plutôt que de s’exposer aux dangers et jugements qui viennent avec l’usage de leur liberté. »

Comme l’explique Charlotte Bunch, « Il n’y a pas de domaine privé dans une existence personnelle qui ne soit politique, et il n’y a pas de problème politique qui, en dernier ressort, ne soit personnel ». Pour les femmes et les minorités de genre, se réapproprier la nuit est donc une nécessité tant pour atteindre l’égalité que pour pouvoir agir de leur plein gré.

Par Elena Vedere

Ce billet d’humeur fait partie de notre numéro 5, « La nuit nous appartient » , paru en novembre 2021.

(1) Du nom de Marielle Franco, sociologue, femme politique et militante féministe et LGBT brésilienne. Elle est assassinée à Rio de Janeiro (Brésil) en 2018.

(2) Arrêté préfectoral du 4 mars 2021

(3) Communiqué de presse de la Préfecture d’Occitanie, 4 mars 2021. Selon TEG, les forces de l’ordre déploient une trentaine de véhicules (tweet de @ToutesEnGrève31, 6 mars 2021).

(4)  Aucun juge n’est présent, la notion de crime étant redéfinie comme toute forme d’oppression des femmes par le patriarcat.

(5) La marche internationale La rue, la nuit, femmes sans peur : ses origines et sa dynamique symbolique, Cécile Coderre and Sara-Maude Ivelyne Coderre.

(6) Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ?, Clara Champagne, Ariane Pailhé et Anne Solaz.

Image à la Une : Artwork credit: Tatjana Green | @greentat pour la manifestation Take Back the Night de 2018

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