Inde : la souffrance des cueilleuses de cannes a sucre

La plus grande démocratie du monde est récemment devenue le premier producteur mondial de sucre, détrônant le Brésil. En 2021, la production de sucre s’élevait à 30 millions de tonnes. Mais à quel prix ? Dans certains villages, plus d’une femme sur trois a subi une hystérectomie afin d’être plus efficace lors de la récolte des cannes à sucre.

Il est 3 heures du matin, et pourtant déjà plus personne ne dort. Dans l’obscurité de la nuit, les femmes préparent le repas de la journée. Les hommes quant à eux, s’affairent à préparer les attelages. Il n’y a pas de temps à perdre car 10 heures de travail les attendent. Et plus le soleil se lève, plus la chaleur est étouffante. Bientôt des voix de femmes s’élèvent et chantent : « Les jours passent et je reviens aux champs, sous le ciel bleu inlassablement. Tout est vert autour de moi dans ces champs de canne à sucre, et je travaille dur, de jour comme de nuit » (1). 

Chaque année, de septembre à mars, ce sont plus d’1,4 millions de saisonnier.e.s qui travaillent dans les champs de canne à sucre. Il s’agit d’ailleurs de la plus importante migration saisonnière au monde : ce sont des familles entières qui sont déplacées jusque dans la région de Bid. Cette région agricole, située dans l’état du Maharashtra, est aussi appelée « ceinture du sucre ». Des milliers d’hectares de champ de cannes à sucre s’y trouvent. Une fois coupés, mis en fagot et chargés dans des tracteurs, ils sont envoyés aux usines de transformation avant d’être exportés. Le trajet dure plusieurs heures, parfois plusieurs jours. L’une des travailleuses témoigne pour Arte : « Je déteste travailler comme ça, on est comme des animaux. Et ensuite, on va travailler comme du bétail. On est condamnés à vivre cette vie de toute façon ». (1) En effet, la plupart des saisonnier.e.s appartiennent aux castes les plus basses et la grande majorité d’entre elleux sont illettré.e.s. Beaucoup d’entre elleux ne possèdent pas de terres et ce travail est leur unique possibilité pour subvenir aux besoins de leur famille. C’est aussi le seul revenu de l’année : une saison leur permet de toucher entre 30 000 à 35 000 roupies (380 à 445 euros). 

« J’ai l’impression d’être une machine »

Pendant la saison de la récolte de la canne à sucre, elles dorment à peine, leur journée commençant entre 2 à 4 heures du matin. L’une d’entre elle raconte : « On nous appelle les coupeuses de cannes. De 6 heures du matin jusqu’à 8 heures le soir, on coupe des cannes à sucre. On en fait des fagots et on les charge dans des tracteurs. Je coupe et charge 5 à 6 tonnes par jour. Sous un soleil de plomb ou par un froid glacial. Je fais ça tous les jours. »  Nombreuses sont celles qui souffrent de douleurs dans les jambes, dans la nuque, dans le dos mais aussi au niveau abdominal. Sheshekala Raju Rathod explique : « On doit les attacher avant de charger le tracteur, on a 3 minutes par fagot et dès qu’on a fini on doit repartir couper des cannes. J’ai tellement mal au dos et aux jambes que j’ai du mal à mettre un pied devant l’autre. On n’a jamais de repos. Si on est malade on ne peut pas rater le travail. On doit payer une amende si on ne vient pas travailler. » En effet, elles n’ont pas d’assurance maladie. Pendant la saison, elles vivent dans des tentes avec les hommes et les enfants près des champs ou des sucreries. Elles risquent d’être harcelées sexuellement et ne disposent pas des commodités de base, ni de  « l’eau pour se laver ou une crèche pour leurs enfants, sans compter les problèmes de santé majeurs dus au travail. Pendant le cycle menstruel, elles n’ont même pas le temps de changer de tissu, ce qui provoque souvent des éruptions cutanées et des infections des voies urinaires et de l’appareil reproducteur. » (2) 

Les hystérectomies pour accroitre la productivité des femmes 

Mais ce n’est pas seulement la chaleur ou la dureté du travail qui les fait souffrir : ce sont aussi les conséquences des hystérectomies qui déclenchent une ménopause précoce. 36% des cueilleuses de canne à sucre ont subi une ablation de l’utérus. « Après une hystérectomie, il n’y a aucune chance d’avoir des menstruations. Il n’est donc pas question de faire une pause pendant la coupe de la canne. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre ne serait-ce qu’une roupie », déclare SatyaBhama. (3) Ces femmes qui souffrent acceptent l’opération en espérant ne plus avoir mal. Elles s’endettent ainsi à auteur de près de 40 000 roupies (environ 500 euros), soit le salaire d’une saison. Pour financer l’opération, certaines doivent emprunter, d’autres vendre leurs biens. Cependant, nombreux sont les employeurs qui leur avancent la somme nécessaire à l’opération afin d’accroître la productivité des travailleuses. Jyotiram Andhale, agent de recrutement témoigne ainsi pour Envoyé spécial : « Si elles ne l’enlèvent pas [leur utérus], c’est un problème pour nous. Elles sont moins productives. Et si elles ont le cancer, elles ne servent plus à rien. » (4) Ces dix dernières années ce sont près de 14 000 femmes qui ont eu recours à une hystérectomie. Si les conditions de travail sont bel et bien à l’origine de problèmes de santé, notamment de fibromes et d’endométriose, ils sont bien loin de nécessité l’ablation de l’utérus et se soignent grâce à des traitements médicamenteux (5). Pour la gynécologue Naima Afreed, dans 90% l’hystérectomie était injustifiée. 

Certaines Indiennes ont expliqué qu’elles souffraient de douleurs récurrentes au ventre, parfois très violentes, mais elles ne peuvent pas arrêter le travail. [Rohit UMRAO / AFP]

Les associations dénoncent la complicité du corps médical  

Les employeurs peuvent profiter de la complicité du corps médical : 85% de ces opérations se passent dans des cliniques privées où l’hystérectomie fait partie des interventions les plus chères, alors même que certaines cliniques n’ont pas de gynécologue. Des associations de lutte pour les droits des femmes, notamment MAKAAM, dénoncent ces pratiques : «  un intérêt commercial évident lie les entrepreneurs, les propriétaires des usines et le corps médical. Les praticiens persuadent les femmes d’accepter ces hystérectomies en brandissant des risques de cancer ou d’œdème à l’utérus. Ces femmes sont amenées à penser qu’après avoir fait deux ou trois enfants, leur utérus ne sert plus à rien.» (6) Sheela Waghmare a subi une hystérectomie, elle raconte : « J’avais des pertes blanches et le médecin m’a dit que je pouvais développer un cancer. On m’a conseillé d’enlever mon utérus. J’avais 20 ans » (7). En 2018, 36% de femmes à Bid avaient subi une hystérectomie pour une moyenne de 3,2% en Inde. En 2019, le pourcentage est retombé à 21%, ce qui reste encore extrêmement élevé. (6) Après l’opération, qui demande une convalescence de six mois, nombreuses sont celles qui ne peuvent pas attendre autant. Endettées, elles doivent reprendre le travail le plus vite possible, ce qui engendre des complications et de nouvelles douleurs. L’une d’elle témoigne : “Mes problèmes de santé n’ont pas été réglés. La douleur est toujours là, elle a même empiré. J’ai mal à la nuque, aux poignets, et dans tout le corps. Parfois je ne sens même plus mes jambes. Et si je porte des choses lourdes ma cicatrice me fait mal”. Manisha Tokle, activiste et travailleuses sociale, explique : « le gros problème, c’est que normalement, la ménopause chez la femme est censée arriver après 50 ans mais chez ces coupeuses qui ont recours à l’hystérectomie si jeune, la ménopause arrive à 22, 23 ans. Cela crée des problèmes de balance hormonale. » (1) Suite à l’action de ce réseau d’association, le gouvernement a assuré ouvrir des enquêtes afin de mettre un terme à ces pratiques illégales. 

Par Agathe de Beaudrap

(1) ARTE, Inde : les villages sans utérus I ARTE, 2021 disponible sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=_O0SI8N9_Vc

(2) MENON Meena, « Beed: High hysterectomy rate among sugarcane cutters signals unethical medical practices, poor work conditions », Firstpost, 14 juin 2019, https://www.firstpost.com/india/beed-high-hysterectomy-rate-among-sugarcane-cutters-signals-unethical-medical-practices-poor-work-conditions-6807101.html

(3) JADHAV Radhesyam, « Why many women in Maharashtra’s Beed district have no wombs », The Hindu Business Line, 8 avril 2019, https://www.thehindubusinessline.com/economy/agri-business/why-half-the-women-in-maharashtras-beed-district-have-no-wombs/article26773974.ece

(4) Envoyé spécial, « Les sacrifiées du sucre », édition du jeudi 19 mai 2022, disponible ici : https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/video-en-inde-des-femmes-forcees-de-se-faire-enlever-l-uterus-pour-rester-productives-dans-les-champs-de-canne-a-sucre_5141785.html

(5) Ces femmes sont exposées à des métaux lourd, notamment du plomb et du mercure, à cause des pesticides utilisés et de la pollution environnementale qui en résulte. Elles sont contaminées et intoxiquées à des très fortes doses, ce qui cause des douleurs gastro-intestinales et abdominales mais aussi des fatigues intenses, etc.

(6) BOSMAN-DELZONS Géraud, « En Inde, des paysannes privées d’utérus pour être plus productives », RFI, 21 juin 2019, https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20190621-inde-uterus-ablation-uterus-canne-sucre

(7) IDBOUJA Soraya, « Opérées de force pour une ablation de l’utérus pour travailler plus », Journal des femmes, 20 juin 2019, https://www.journaldesfemmes.fr/societe/combats-de-femmes/2539128-femmes-inde-hysterectomie-ablation-uterus-forcee/

Photo : wikimedia – Shrinivaskulkarni1388

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