Cette année, notre journaliste Elena Vedere s’est rendue à Calais avec Médecins du Monde, à la rencontre des personnes exilées. De retour devant sa page blanche, elle a laissé sa plume s’épancher…
Dix heures.
J’arrive à Coquelles.
Derrière Leroy Merlin, un espace vague. D’habitude, il est boueux. Aujourd’hui, pas trop. Il n’a pas plu. Ça va. Salam distribue de la nourriture, des beignets, des bananes. Des boissons chaudes, aussi. Un espace pour recharger les téléphones. Du monde. Ils jouent au foot. Ils sont quatre, peut-être cinq. Passe, passe, frappe. Une tournante. Répit. Un tout petit peu de répit.
J’ai un problème.
J’ai un problème parce que je suis atteinte du syndrome labrador. Les ballons m’attirent comme un aimant. Dans n’importe quelle situation. Pluie, vent, neige, soleil. Aujourd’hui, il ne pleut pas. J’ai mis des baskets. Ça va.
Le syndrome labrador n’est pas frénétique. J’arrive à contrôler la pathologie. Mais quand d’autres personnes la déclenchent, impossible de résister. Boom. Projetée au cœur de la mêlée. La balle tourne, voltige, s’élance en l’air et retombe à mes pieds. Contrôle, jongles, frappe. Tac, tac. Je cours, m’essouffle, m’épuise. Autour, plus rien ne compte. Le froid qui m’étreignait il y a quelques minutes vient de me quitter. Je prends conscience. Bouger pour se réchauffer. Marcher. Faire le tour de Calais, toute la journée. Les mains. Plongées dans les poches, ces mains. Connaître la ville. Chaque rue, chaque recoin. Presque mieux que ses habitants. Marcher. Courir. Fuir. Fuir la police et les quinze camions de CRS qui s’acharnent sur les tentes. Fuir les formations de flics qui avancent comme des hyènes sur un bout de viande. Bouger. Faire la passe. Donner. Contrôle, jongles, frappe. Ils sourient. Ils me font sourire. À chacun sa spécialité. À gauche, comment arrive-t-il à dribbler avec des chaussures aussi grosses ? Elles ont l’air lourdes. À droite, pas une passe n’est effectuée sans un effet. Yoyo de la balle, vient vers moi puis repart. I don’t understand ! How can you do that ?? À côté, le gardien. Mauvais placement, stratégie à revoir : la balle part systématiquement dans les fourrés. Les branches nues lacèrent celui qui se dévoue pour aller la chercher. En face, la maîtrise : mais comment fait-il cela avec ses pieds ? Contrôle, jongles, frappe. Tu fais du foot ? Non, du basket. Tu joues bien. Mais tu parles français ? Oui. Toi, tu fais du foot ? Passe, passe. Fourrés. Touche. Non, j’en fais pas. C’est compliqué chez moi. C’est où, chez toi ? Mali. Boom. BOOM. Secousse frisson nausée secousse. Jeudi dernier. Cours d’actu. Mali. Où ça, au Mali ? Guerre cédéao armée barkhane. Contrôle, jongles, frappe. Du nord, du sud ? Non, pas du nord. Dans le nord, c’est la guerre. C’est les touaregs qui habitent là-bas. Mon père voulait m’envoyer au service militaire pendant deux mois. J’ai pas voulu. C’est la guerre. Pas d’école, pas de service militaire. Je suis parti. Passe, passe. Jongles, fourrés, ballon, touche. Toi, tu viens d’où ? Toulouse. Toulouse ! Je connais. Tu connais ??! Je connais. Tu jouais au basket à Toulouse ? Oui. Tous les jours. Et c’est grand, Toulouse ? Combientième ville de France ? Quatrième. C’est grand, y’a du soleil. Les autres c’est Paris, Marseille et Lyon, c’est ça ? Oui. OK. Et Calais ? Calais ?! Je sais pas… la plus grande ville à côté, c’est Lille. Ah oui, Lille Flandres. Oui. C’est la gare, ça. Mais c’est près de l’Espagne, Toulouse. Oui. Tu connais ? Oui. Séville, oui. Et toi ? Oui. Barcelone. J’aime bien. Bilbao aussi. Mais c’est le nord, ça. Oui. Tu parles espagnol ? Non ! Et toi ? Un peu. Contrôle, jongles, frappe, passe. Ça fait combien de temps que t’es là ? Trois mois. Tu viens quand, toi ? Une fois par mois. Toi une fois par mois ; moi une fois par jour. Passe. Jongle, jongle, passe. T’as déjà voyagé en Afrique ? Non. Non !?! Pourquoi ?!?? Je sais pas. J’ai pas eu l’opportunité. J’aimerais bien. Pourquoi ? Pour voir, par curiosité. T’es jamais sortie d’Europe toi. Si, un peu en Amérique latine… Chili, Bolivie. Ah oui, Chili, Bolivie, Argentine ? Pas Brésil ? Non, pas Brésil. Et l’Asie ? Non, pas l’Asie. Tu veux rester en Europe toi ? En Europe ??! Non. Et l’Angleterre ? Ça c’est Dieu, ça. Y’a que Dieu qui peut savoir. T’as de la famille là-bas ? Non. Tout le monde est au Mali. Ma femme, ma famille. Quand j’ai fait assez d’argent, je rentre. Je rentre et j’achète un gros tracteur. Mais pourquoi tu veux aller en Angleterre ? Faire de l’agriculture. Tu connais ? Du maïs et tout. Puis je rentre au Mali, j’achète un truc plus gros, et je fais de l’argent. Ça marche comme ça la vie. OK. C’est quoi ça, une caméra ? Oui. T’inquiète, elle est fermée. Tu veux faire des photos ? Oui. Que des photos de mains. Pas de visage. T’inquiète. Tranquille. Je fais rien. Tranquille. OK. Tête, contrôle, genou, frappe. Tu parles quelle langue dans ton pays ? Bambara. Tu parles bien français, aussi. Oui mais le français, c’est les colonies… Oui. Poitrine, passe. T’as quel âge ? 1994. 28 ans. Et toi ? Moi ? 20 ans. 20 ans ? T’as des enfants ? Des enfants ???!!! Non. Et toi ? Non !!!! Trop jeune. Oui, trop jeune. Mais t’as des amis ici ? Oui, eux. Les soudanais. Contrôle, roulette, passe. Y’a pas d’autres maliens ? Y’a qu’un malien ici. C’est moi. Le seul. OK. Tu fais de la muscu un peu ? Pour grossir, là. J’y vais la semaine oui, après les cours. Pourquoi, je suis trop maigre ? Non, ça va. Mais c’est bon pour le corps. Les pompes et tout. T’arrives ? Ça va. Et toi ? Ça va. Mais tu fais du sport ici ??! Là ??! Dehors ??! Ici ?!? Non. Mais c’est comment ici en fait ? Contrôle, jongle, jongle, frappe. Ici ? C’est pas facile. Les assos… est-ce qu’elles t’aident un peu, les assos..? Les assos, ça va. Si tu veux, y’a les médecins aujourd’hui… Tous les jeudis… Contrôle, genou, passe. Mais en fait, tu t’appelles comment ?!?!!? On s’est même pas dit nos prénoms !!! Ali . Et toi ? Elena. Contrôle, tête. Aïe ! Elle est dure, la balle. Oui. Ça m’impressionne quand y’a des buts avec la tête. T’as regardé la CAN ? Oui. Mais mon pays vient de perdre, là. C’est quelle phase, là ? Huitièmes. Je suis dégoûté. C’est quoi ton équipe préférée ? Barcelone. OK. Et toi ? Toulouse ?? Non. Ils sont nuls. Ils sont même pas en première division. Comme toi, Barcelone. Ah oui ? Et t’as un joueur préféré ? Non. Et toi ? Non. Ils gagnent trop d’argent. J’ai plus de joueur favori. Attends, tu dors où le soir, là. Il fait froid là. T’as un truc pour te couvrir un peu ? … On a les tentes… Y’a des plaids. Beaucoup de plaids.
…
…
…Poitrine, contrôle, passe.
Ali, je vais faire des photos du feu. À tout à l’heure, merci beaucoup. À toute, merci Elena.
Je reviens…

Dans un mois.