Samedi 28 juin, se tenait le troisième atelier « corps modèles, corps modelés » organisé par Camille Teste et Maureen Lepers, docteure en cinéma. Combinant analyse d’image et pratique du yoga, celui-ci portait sur l’articulation entre la colère et la confiance en soi. Mais en quoi ces ateliers permettent-ils au yoga de devenir un espace de réflexion politique ?
A la rencontre de Camille Teste
Camille Teste a 29 ans. Elle est devenue professeure de yoga après avoir été journaliste. Elle commence à le pratiquer en 2016 et part se former au yoga hata en Inde. Au début, elle ne pense pas à enseigner. Elle raconte : « Ce qui me rebutait au début, c’était que le yoga me semblait être une pratique très dépolitisée, au sens bien-être, aller bien dans son corps et dans sa tête. Mais je ne voyais pas en quoi tu tu pouvais changer le monde avec, alors que le journalisme je voyais très bien. » Finalement, elle se rend compte qu’il existe tout un champ du yoga orienté vers la justice sociale, notamment aux Etats-Unis. Elle choisit alors de creuser dans cette direction et donne ses premiers cours en 2019.
Trois ans plus tard, nous voici au studio Kinokho, dans le 20ème arrondissement de Paris pour un atelier alliant pratique du yoga et réflexion autour des enjeux féministes. Féministe avant d’être yogi, le yoga l’a accompagnée en l’aidant à rester calme et tranquille, forte, puissante et résiliente dans des moments compliqués, surtout dans les relations amoureuses. C’est en devenant professeure qu’elle conscientise l’articulation qu’elle fait entre son féminisme et sa pratique du yoga. A ce moment-là, elle commence à avoir une réflexion sur le self-care au sens d’outil politique. Pour elle, se reposer, prendre du temps pour soi, que ce soit à travers une skincare, des vacances, des coachings ou encore le fait de poser ses limites, est profondément politique.
Politiser le self-care
Elle m’explique : « Les personnes qui s’engagent ont besoin d’aller bien dans leur corps et dans leur peau. Sinon, elles ne tiennent pas la distance, parce que l’engagement est extrêmement difficile. Et c’est la raison pour laquelle la plupart des gens ne s’engagent pas : l’engagement c’est dur physiquement, c’est dur mentalement. C’est bien plus souvent des échecs que des réussites. On a besoin d’être dans un corps résilient et dans un esprit résilient pour pouvoir faire face à cela. Si tu luttes pour un monde meilleur et que le jour où tu arrives dans ton monde meilleur, tu es trop brûlé pour en profiter : c’est quoi l’intérêt ? Mais c’est aussi vrai pour tout le monde : une société de gens qui va mal, c’est une société de gens qui font du mal ; une société de gens qui vont bien, c’est une société de gens qui font du bien. Le self-care est aussi un bon outil pour faire face aux effets de domination, et ces effets ce sont les trauma et les micro-trauma. Par exemple, le viol n’est pas juste un trauma individuel. Le viol, c’est l’action du bras armé du patriarcat. Il y en a plein d’autres. Le harcèlement au travail, c’est l’effet du capitalisme et du patriarcat et, si c’est sur une personne racisée, du racisme. Tous les traumas qu’on vit ne sont pas qu’individuels, ils sont profondément politiques au sens où ça s’inscrit dans des dynamiques de pouvoir politique. Le self-care, c’est pas le truc qui fait que tu vas bien tout d’un coup mais par contre, ça t’aide à mener certaines batailles internes. C’est potentiellement un petit coup de main pour aller vers une société qui va un peu mieux. Et pour moi, dès qu’on touche au sociétal on touche au politique. Je trouve que dans le self care, il y a tout un travail sur soi : déconstruction, compréhension de ses émotions, s’avouer des choses, regarder des choses honteuses, dire des vérités, poser ses limites. C’est un travail qui demande une espèce d’honnêteté et de résilience hyper importantes. On peut utiliser le self-care pour faire autre chose que parler de soi et de son bien-être. C’est aussi une occasion pour remettre du politique dans nos réflexions. »
Le yoga, une énième injonction ?
Pour être honnête, le yoga, je n’y connais rien. J’avais bien essayé une fois mais je n’arrivais pas à suivre le rythme, je ne comprenais pas les positions. On me disait de respirer et tout ce que je réussissais à faire, c’était m’énerver. Dans ma tête, j’avais ces photos Instagram de personnes -souvent des femmes, souvent répondant parfaitement aux normes de beautés occidentales- dans un paysage magnifique, parfois même sur une planche de surf, au milieu de l’océan, tenant parfaitement leur position. Et ça m’énervait encore plus : ça avait l’air simple, ça avait l’air cool, alors pourquoi je n’y arrivais pas ? J’avais énormément d’a priori sur cette pratique. Elle m’apparaissait comme une énième injonction faite spécifiquement aux femmes : être en forme et bien dans son corps, être heureuse et bien dans sa tête, être belle et rayonnante dans une tenue éco-responsable à 95 euros, et tout ça en faisant le chien tête en bas. Alors comment faire pour que ça ne devienne pas une injonction de plus ? « J’ai l’impression qu’il y a une injonction au bien-être qui est là, qui est réelle, qui est très forte. C’est un des points très forts du capitalisme : sa capacité à prendre quelque chose qui pourrait être en moyen d’en sortir pour en faire un outil encore plus capitaliste. Le secteur du bien-être aujourd’hui, c’est clairement un marché. C’est vraiment dingue la croissance du secteur de bien-être, le nombre de start-up qui se créent avec cette espèce de rhétorique où le but n’est plus d’aller bien mais d’aller toujours mieux. Et si tu peux aller toujours mieux, t’auras toujours besoin de télécharger une application, de tester un autre cours de yoga, acheter le nouveau livre de développement personnel qui va complètement révolutionner ta vie, etc. Évidemment qu’il ne faut jamais faire quelque chose parce que tu t’y sens obligé, fais-le si ça te fait du bien. Va dans des espaces qui te font du bien et si le yoga ça ne te convient pas, n’en fais pas, c’est okay. » Si le yoga ça ne te convient pas, n’en fais pas, c’est okay.

Le yoga comme outil politique
Pendant le cours, je me suis rendue compte à quel point le yoga était une pratique exigeante. Pour Camille, c’est aussi ça qui est intéressant d’un point de vue féministe : « c’est une pratique qui te rend puissante, qui renforce tes muscles, ton système nerveux, ta souplesse, qui fait de ton corps un outil d’engagement mais aussi un outil de plaisir. Parce qu’il y a aussi un enjeu féministe à faire de son corps un outil de plaisir. L’intéroception, c’est la capacité à ressentir ses sensations, en vrai c’est aussi pour que le sexe soit plus intéressant, pas que le sexe mais tout ce qui nous procure du plaisir. » Au début du cours, j’ai regardé autour de moi et nous n’étions que des femmes. « Dès qu’il y a un territoire qui n’est pas occupé par le dominant, tu peux l’utiliser comme un outil politique. Le yoga, c’est une pratique qui a été créée par des hommes, pour des hommes. Il y a pleins de postures qui ne sont pas faites pour des corps avec des seins par exemple. A partir du moment où les femmes ont commencé à investir ces espaces, les hommes en sont partis. Et ça crée des espaces où, naturellement, il y a de la sororité, de l’adelphité, des réflexions politiques. On ne doit pas faire attention à ce qu’on dit. J’ai l’impression que le politique naît partout où le dominant n’est pas. » explique-t-elle.
L’un des aspects les plus importants de son métier à ses yeux, est de savoir à quel(s) corp(s) tu t’adresses et de t’adapter à ceux-ci. Il est indispensable « d’être attentif, de faire attention à son discours. Si tu fais des supers chiens tête en bas mais que tu as un discours grossophobe, ton impact n’est pas positif, il est négatif. Si tu parles du « féminin », du « masculin », pour les personnes LGBT, ça ne va pas. C’est très binaire, hyper sexiste, hyper hétéronormé. C’est aussi ça, s’adapter aux corps. » Le yoga est un outil politique parce qu’il permet de se reconnecter à soi, mais aussi aux autres comme l’explique Camille : « Les deux outils qu’on a pour se défendre ce sont notre corps et le groupe. On nous détache de notre corps, on en fait un corps objet, un corps qui sert à être beau, mais pas un corps qu’on ressent de l’intérieur, qu’on peut utiliser comme outil de résilience. On nous a sociabilisées à être des ennemies. Alors que le boys club, c’est intégré depuis l’enfance, depuis les matchs de foot. » C’est pourquoi selon elle, les espaces de yoga gagneraient à développer encore plus cet esprit de communauté, pour nous faire ressentir à quel point on peut créer de l’entraide, de la sororité, de l’adelphité.
Le yoga et l’appropriation culturelle
Il me semble d’ailleurs important de préciser que nous n’étions que des femmes blanches. Camille pense que « c’est aussi parce que face à ces espaces de self-care blancs, les personnes racisées ne se disent pas : ah bah je vais aller là-bas parce que ça va être un espace super safe où je vais pouvoir faire du politique. Elles savent que ce sont des espaces très blancs. J’ai pas mal de mes copines racisées qui vont plutôt, en termes d’espace de self care, fréquenter des cours de danse par exemple, où elles savent qu’elles vont être un peu plus majoritaires. C’est important de savoir que ces espaces sont ouverts mais que ce n’est pas pour ça que les gens vont venir. Les espaces de yoga sont très blancs et c’est un problème. Le yoga n’est pas une pratique de blanc.hes à la base, le yoga est une pratique indienne. Aux Etats-Unis, c’est flagrant parce qu’il y a énormément de personnes indiennes et une majorité de profs blanc.hes, de blanc·hes dans les espaces. Ici c’est un peu différent parce qu’il y a pas beaucoup de personnes indiennes avec une culture yogique. Il y en a, mais pas énormément. Du coup il y a moins ce truc de dépossession, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’enjeu racial. Les personnes racisées ne se sentent pas forcément légitimes à venir ou alors elles vont être « la meuf arabe », et oui c’est un problème. Il faut avoir un regard critique sur ça, et sur l’appropriation culturelle aussi. Dans le fond, l’industrie du yoga c’est aussi se faire de l’argent sur la culture d’un autre pays. A partir du moment où il y a que des blanc·hes dans un espace, évidemment tu blanchises. Mais la moindre des choses c’est justement de rappeler que ce n’est pas une pratique blanche. »
Comprendre le mécanisme de domination c’est déjà s’en émanciper
Ces ateliers « corps modèles, corps modelés » ont chaque fois une thématique précise. Ici, c’était l’articulation de la colère et de la confiance en soi qui était discutée. Camille me raconte comment l’idée leur est venue : « La colère c’est une émotion profondément politique : elle n’est pas légitimée chez tout le monde de la même manière. T’es une « angry black woman », si t’es une femme noire. T’es une hystérique si t’es une femme blanche. T’es un sauvage si t’es un mec racisé. On n’est pas tous logés à la même enseigne au niveau de la colère. C’est une émotion qu’on décrédibilise alors même que c’est une des émotions dont on a le plus besoin pour changer les choses. Si on n’était pas en colère on ne changerait rien. D’ailleurs c’est une critique qu’on peut faire au self-care. Arrêtez de nous dire de respirer et essayer d’aller bien, d’accepter le monde tel qu’il est. Non. Le monde est pourri, il est injuste. Apprenons plutôt à gérer cette colère pour en faire un outil et qu’elle nous détruise pas sur le passage. La confiance en soi est aussi politique. En fonction de qui tu es dans la société tu ne peux pas l’exprimer de la même manière. On a des injonctions contradictoires, à la fois on voit des images de Beyonce, Britney, de meufs archi badass. Et en même temps, dès que nous on commence à exprimer cette confiance en nous, ça veut dire qu’on est une bitch, comme si avoir confiance en soi c’est forcément être une connasse. La conséquence de ça, c’est qu’on est terrorisée d’exprimer cette confiance en nous dans la société. Comme on est terrorisée à l’idée de l’exprimer, on ne peut pas l’utiliser pour changer les choses, notamment revendiquer l’égalité, parler plus fort dans les réunions. Le système patriarcal a tout intérêt à ce que notre colère soit délégitimée et notre confiance en nous soit moquée. »
Camille Teste propose des cours de yoga en ligne tous les mardi à 19h. C’est à prix libre et l’intégralité des revenus est reversé à des associations. Elle propose aussi des retraites féministes en non-mixité le temps d’un week-end. La prochaine se déroulera le 18 et 19 juin. La nourriture est bio et locale. La retraite est ouverte aux débutant.es ainsi qu’aux personnes enceintes. Pour plus d’informations, je vous renvoie vers son compte instagram @Camille_teste et son site internet. N’hésitez pas à la contacter si vous avez des questions.
Propos recueillis par Agathe de Beaudrap
