Le milieu culturel : trop cher pour les jeunes, inaccessible pour les personnes marginalisées et racisées. A l’issue de confinements néfastes pour le monde de l’art, comment lutter contre cette inégalité? Pour en parler, nous avons rencontré Jennifer, une Française d’origine béninoise qui parle de sélection de sorties culturelles et abordables en Île-de-France.
Pourquoi avoir créé @thefrenchieblackgirl ?
Jennifer : Avec ma meilleure amie, on fait beaucoup d’expositions insolites. Avec le confinement, ça s’est arrêté et il y avait vraiment un besoin, une envie de sortir. Après le déconfinement, on avait un peu perdu nos repères, on savait plus trop comment sortir, quoi faire … C’est comme ça que ça a commencé. J’ai transformé ma page instagram personnelle en blog pour partager des bons plans, des idées de sorties, des histoires du territoire francilien. J’avoue que j’écrivais mon mémoire à cette période et… c’était aussi un moyen de procrastiner, je ne vais pas mentir ! (rire)
Je propose principalement des idées de sorties en Ile-de-France, qui soient abordables ou pas trop chères. Je vise principalement les personnes de ma tranche d’âge ou un peu plus jeunes, mais c’est vraiment ouvert à tous ! Je parle aussi, à côté, d’histoire de territoires. J’aime bien savoir le pourquoi du comment tel monument est là, quelle est son histoire ? Tout ce qui est dans la ville… C’est mon côté géographe !
Tu proposes des sorties qui ne bénéficient pas d’une grosse communication. Comment trouves-tu ces informations?
J : Il faut beaucoup fouiller. On a vite fait le tour dans cette ville, alors qu’il y a tellement de choses à faire ! Des choses qui sont insoupçonnées. On ne prend pas la peine d’aller sur les sites pour s’informer. Je pense que c’est pratique de pouvoir passer par d’autres personnes qui sont vraiment passionnées pour avoir des insights. C’est une sélection personnelle aussi : c’est ce que, moi, j’aurais choisi de faire en terme de sorties pendant le mois.
Je fais de la veille, je reçois des notifications de sites comme sortir à Paris. J’aime bien Paris ZigZag et Paris Secret. Je m’abonne aussi à des newsletters d’institutions : c’est un truc que des gens ne savent pas, mais quand on s’inscrit à des newsletters on a des infos en avance sur certains évènements. Par exemple, je suis abonnée à la newsletter de la Monnaie de Paris, c’est comme ça que j’ai pu réserver en avance des places gratuites pour la Nuit des musées et être sûre de pas faire la queue le jour même.
A Paris, on a parfois l’impression que tout est payant, et toi tu proposes des idées de sorties gratuites ou accessibles…
J : Oui ! C’est important en tant qu’étudiante : on a tellement de possibilités d’avoir accès à des choses et on n’en profite pas assez. C’est pour ça que je vise les personnes de ma tranche d’âge, parce qu’elles ne savent pas forcément, elles n’ont pas l’information. Ce qui est important pour moi, c’est que ça atteigne une cible qui n’aurait peut-être pas pu être atteinte par les institutions.
Avec ma meilleure amie, c’était la fin de nos 25 ans, on s’est donné un challenge de faire les activités du pass culture parce qu’on savait qu’après c’était fini pour nous ! (rire) Du coup on s’est dit « allez on profite ! ». Et c’est comme ça que ça a commencé vraiment. Venant d’un background socioprofessionnel précaire, je pense que c’est important de partager avec des personnes qui sont un peu comme moi, qui sont dans des galères ; qui voudraient sortir mais qui savent pas trop comment, qui se disent « c’est pas pour moi », « est-ce que ça vaut vraiment le coup ? »
Tu proposes beaucoup de sorties culturelles, notamment des musées, des expos : quels conseils tu peux donner aux personnes qui pensent que c’est pas pour elles, qui se sentent pas à l’aise, ou pas à leur place dans ce genre d’espaces ?
J : Déjà, c’est quelque chose que je peux comprendre. Personnellement, ça a vraiment commencé avec des expos qui avaient un lien de près ou de loin avec l’Afrique. Quand j’étais au lycée, j’étais en pleine construction de mon identité en tant que fille d’immigrés, issue d’Afrique subsaharienne. Le fait qu’il y ait des manifestations des cultures qui viennent du continent de mes ancêtres, ça me plaisait énormément. C’est comme ça que j’ai commencé à voir des expos, à aller dans des galeries d’art contemporain africain. Ca m’a poussée aussi à aller vers d’autres thématiques. Au début, si ça avait pas un rapport avec l’Afrique ça ne m’intéressait pas ! (rire) C’était un moment d’acceptation de soi, un retour au naturel pour mes cheveux, c’est vraiment là que j’ai découvert que la culture c’était pas que quelque chose d’élitiste, je me suis dit : « je peux exister, moi aussi ». Et j’ai commencé à me dire « allez on fait ça, et ça, on fait découvrir aux autres » et voilà ce que ça donne.
Pour les personnes qui ne se sentent pas forcément à l’aise, j’ai envie de dire : c’est vrai que c’est pas facile, on peut avoir des barrières mentales mais il faut pas s’empêcher, la culture c’est pour tout le monde. Il faut en profiter. Ne vous interdisez rien, ne vous mettez pas de barrière. Privilégiez des choses qui vous intéressent vraiment. Moi par exemple, je me sens plus à l’aise au Musée de l’histoire de l’immigration, au Palais de Tokyo ou à l’Institut du Monde arabe qu’au Musée Carnavalet. Je ne connais rien à l’histoire de l’art, ça ne me parle pas forcément. Parfois on me dit « c’est des trucs pour les blancs » : non. La culture c’est pour tout le monde. C’est vrai qu’il y a un côté un peu élitiste, mais je me détourne de ça. Et je partage parce que je me dis que ça peu justement intéresser d’autres personnes, qui ont peut-être des a priori et se disent que c’est barbant. On n’est pas monolithiques, les personnes non-blanches. Mais ma mère, par exemple, n’avait pas le temps de m’emmener faire des sorties, de m’emmener au musée me faire découvrir Pablo Picasso. Je n’ai pas cette culture-là.
Comment on fait justement pour s’approprier ces lieux quand on a jamais eu l’occasion d’aller dans ces espaces ?
J : Il faut toujours avoir un certain regard critique, parce que quand tu visites certains lieux, malheureusement, tu te rends compte que l’histoire du lieu est liée à ton histoire ou celle de tes ancêtres, qui est pas forcément très agréable. Avant, j’aimais beaucoup le Quai Branly par exemple et maintenant, on sait tous que la plupart des œuvres qu’on y retrouve sont des œuvres issues de pillages qui ont eu lieu pendant la colonisation. Même si aujourd’hui, il y a un travail de restitution qui est en train de se faire. Ca reste quand même un musée où en tant que personne non-blanche on peut découvrir une partie de notre histoire, mais c’est malheureux que ce soit pas fait dans une sorte d’échange. Ca commence seulement : il y a une exposition sur les chefferies camerounaises qui a lieu et qui a été faite en collaboration avec une association camerounaise de protection du patrimoine. C’est une super initiative, mais il faut quand même garder un certain regard critique, quoi qu’il arrive. Rien n’est jamais parfait, le savoir c’est important.
Aurais-tu un conseil à donner pour les personnes qui osent pas y aller seul·e·s ?
J : Il ne faut pas s’empêcher, il faut y aller ! C’est vrai que c’est dur à faire, mais ça vaut le coup. Seule, tu ne peux prendre ton temps. Tu découvres à ton rythme. Il n’y a pas de honte à avoir. Si tes potes ne sont pas dispo, vas-y quand même sinon tu n’iras jamais ! Quand tu es seul, tu es un peu invisible, les gens ne te calculent pas. Et d’un autre côté, tu es aussi plus facilement approchable, tu peux justement papoter avec un retraité sur l’œuvre que tu regardes. Il ne faut pas se mettre de limites. Et ça permet de créer du lien. Il faut vivre sa vie, après on va mourir et y’aura plus rien !
En parlant de vivre sa vie, c’est quoi tes rêves, tes ambitions par rapport à ce projet : comment aimerais-tu que cela évolue ?
J : J’aimerais bien organiser des meet-ups (rencontres, ndlr) où on se ferait une ou deux expos dans la journée, on irait prendre un verre ou boire un café après, histoire de se rencontrer. J’aimerais bien aussi faire un parcours d’idées ludiques, pour faire découvrir Paris différemment à travers le jeu. Je n’aime pas forcément la médiation statique où quelqu’un te parle, t’explique et ça s’arrête là. J’aime bien passer par des énigmes, essayer de se repérer dans le territoire et de le comprendre en découvrant son histoire.
D’ailleurs quelles sont tes recommandations pour le mois de juin ?
J : Il y a le parc floral qui a réouvert sa serre aux papillons. Il y a aussi une expo sur l’art cinétique dans le 20ème. C’est assez interactif, ça joue sur les illusions et les formes. L’Institut du Monde Arabe fait une expo immersive avec de la réalité virtuelle où tu rentres dans une pyramide. Une expo immersive, c’est une expo où tu fais partie de l’œuvre, tu perds un peu tes repères, tu es vraiment dans l’univers de l’œuvre. Par exemple, j’étais à la Gaîté Lyrique pour l’expo Shiny Gold de Nelly Ben Hayoun, c’est une expo gratuite d’ailleurs allez-y ! Quand tu rentres, tu dois enlever tes chaussures, parce que tu dois marcher sur un sol un peu papier alu brillant, doré et tu peux toucher les œuvres, tu peux rentrer dedans, il y a une piscine à boule. Tu vis vraiment l’exposition.
Il y a une espèce de sacralisation de la culture, notamment dans les musées, avec la fameuse phrase « tu touches avec les yeux » et là c’est vraiment le contrepied.
J : Oui ! J’étais à un atelier au Palais de Tokyo, qui repensait le musée à travers une approche décoloniale. La médiatrice expliquait que le musée c’est vraiment un milieu où tout est blanc, les murs sont blancs, il n’y a que les œuvres qui transparaissent. Et puis il y a un certain code, tu ne viens pas en tongs, tu ne viens pas en décolleté soi-disant (1), parce qu’il faut respecter… Alors que non, on peut faire des musées de tout en vrai ! C’est aussi le fait que quand tu es un enfant, tu dois rester tranquille, sinon on met ton école sur liste rouge parce que vous avez été trop turbulents… Casser ça, c’est bien.
Que voudrais-tu dire aux lecteurices avant de se quitter ?
J : N’ayez pas peur de sortir seul surtout, profitez de la vie parce qu’on en a qu’une seule. La culture c’est pour tout le monde, et ne vous sentez pas forcé d’aller voir un truc qui ne vous dit rien. Et puis… suivez-moi ! (rires)
(1) Jennifer fait référence au Musée d’Orsay, qui en septembre 2020 avait refusé l’entrée à une femme à cause de sa tenue. Les employés du musée lui avaient demandé de couvrir sa poitrine avec sa veste. Après avoir partagé son histoire sur Twitter, le musée avait répondu dans un tweet : « Nous avons pris connaissance d’un incident survenu avec une visiteuse lors de son accès au musée d’Orsay. Nous le regrettons profondément et présentons toutes nos excuses à la personne concernée que nous contactons. »
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