Au lendemain d’élections législatives inédites, Combat vous propose une réflexion sur l’état humain de notre démocratie à travers un édito paru la veille des dernières présidentielles.
« Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. »
– Marcel Proust
Ce numéro aurait pu aussi s’appeler « constat et alternatives à une souffrance sociale », ou encore « éloge de la dépossession. » À l’origine pourtant, l’idée était simple, voire innocente : il s’agissait de parler « autrement » des élections présidentielles, en pointant notamment du doigt toutes les failles politiques et médiatiques qui ne cessent de se creuser ces derniers mois… voire ces dernières années. Au plein milieu de notre conférence de rédaction, alors que les idées fusaient de toutes parts et que « l’écologie » se cognait à « la situation dans les banlieues » et à « la vraie définition de la sécurité », l’une de nos journalistes brisa momentanément notre effervescence rédactionnelle. Le regard un peu perdu, celle-ci avait fini par lever la main pour demander : « je ne comprends pas trop. Les vrais oubliés, finalement, aujourd’hui, c’est qui ? On élit un candidat, plus un programme. Écrire un programme ne veut plus rien dire. Du coup, est-ce que les oublis, les oubliés, ce ne serait pas un peu tout le monde ? »
On refait le programme
Après quelques moments de flottement, cette remarque nous a poussés à porter un regard plus frais sur notre numéro à venir. Comment parler des oubliés… sans en oublier ? Comment parler de celles et ceux que les programmes évoquent en surface, mais qui souffrent en réalité de n’être toujours pas considérés dans leur existence et dans leur chair ?
Le but était peut-être justement de refaire tout le programme. De se pencher sur chaque rubrique, écrite à la volée, et d’y trouver les soubassements humains : le Vivant, grand oublié de tous les programmes, que l’on parle d’écologie, d’éducation ou de justice. Il fallait alors sortir des grands principes théoriques balancés à tout va. Reprendre le programme sous un angle humain, en allant à la rencontre de celles et ceux qui ne lisent pas les pro[1]grammes car, de toute manière, les programmes ne s’intéressent pas à eux.
Alors, nous sommes partis à la rencontre de ces personnes de tous les domaines qui, demain, ne se déplaceront peut-être pas pour aller voter. Elles travaillent dans l’éducation ou dans la sécurité, sont ouvrières ou infirmiers, en sur-activité ou sans emploi. Nous les avons rencontrées, elles et leur souffrance, leur colère, leur sentiment de dépossession. Mais aussi leur résilience, leur résistance, et le feu qui les anime de créer, d’agir, mais autrement.
Réalité d’une souffrance sociale
Régulièrement, les journaux font la Une sur des souffrances chiffrées. L’état du peuple français se mesure principalement par des chiffres : taux de suicide, taux d’alcoolisme, taux de « burn out », taux de chômage… Chiffres repris ensuite, plus ou moins adroitement, par les candidats politiques. Plus qu’un pourcentage, la souffrance est devenue un cri inaudible dans tous les territoires de la République. En fait, elle est presque devenue une catégorie politique. La « souffrance sociale » regrouperait alors aussi bien les personnes victimes de mesures et discours islamophobes, racistes et homophobes que les métiers exposés à la précarité sociale, sanitaire et économique (milieu ouvrier, agriculture, culture) ou encore aux professions qui doivent aujourd’hui composer seules face à l’incompétence politique (éducation, écologie, …) D’une manière ou d’une autre, toutes ces personnes sont régulièrement exposées à des formes d’humiliation, de blessure, voire d’expulsion. Ce sont des personnes constamment en lutte pour justifier leur existence. Face à cela, la politique pour elles ne signifie plus grand-chose.
« Quand la nuit est au plus profond, nous sommes capables de saisir la moindre lueur, et c’est l’expiration même de la lumière qui nous est encore visible dans sa traîne, si ténue soit-elle »
– Georges Didi Huberman
« Le monde ou rien » : de la souffrance à la créativité
C’est cette classe extrêmement hétérogène que Thomas Porcher dépeignait en 2020 dans son ouvrage Les Délaissés. L’économiste atterré appelait alors Gilets Jaunes et agriculteurs, banlieusards et cadres, cette majorité délaissée et instrumentalisée par la minorité dominante, de se réunir pour mettre fin au modèle économique actuel.
Parce que, oui, l’objectif n’est pas uniquement de dresser le portrait d’une France fatiguée, mais de montrer en quoi cette lassitude peut devenir un levier de créativité et de résistance.
Dans certains cas, la souffrance se transforme en une colère porteuse d’espoirs et de luttes. C’était par exemple le cas des Gilets Jaunes en 2015, mais aussi des manifestants sur la Puerta del Sol en Espagne, dans le parc Zucotti aux États-Unis, sur la place Syntagma en Grèce ; des Printemps arabes au Moyen-Orient et des immolations aux quatre coins du monde : fatiguées, éreintées par un sentiment de dépossession, ces personnes ont porté leur colère sur l’ordre social dans sa globalité. Longtemps, les médias et l’opinion publique leur ont reproché leur capacité de destruction. Ils n’avaient pas compris : pour toutes ces personnes, détruire est la seule réponse qui leur reste face à une injustice sociale. Et il ne s’agit pas de détruire pour détruire, mais de proposer, sur les cendres d’un ancien monde qui les martyrisait, une nouvelle société plus juste, plus inclusive, où la notion de bonheur aurait sa place.
Et puis, il y a celles qui ne prennent pas la peine de détruire le monde : elles le fuient pour en créer ou en rejoindre d’autres. Ces sociétés à la marge sont porteuses de noms divers : ce sont des contre-mondes, des oasis, des écolieux, des Zones à Défendre (ZAD).
En 2017, l’abstention lors de la présidentielle s’est élevée à 22,23 % le 23 avril au premier tour, et à 25,44 % le 7 mai au second tour, soit plus d’un électeur sur quatre. Ces chiffres témoignent de plusieurs choses, mais ils ne signifient pas un retrait du monde. Simplement, comme l’écrit Pierre Rosanvallon, « la démocratie d’élection » cède peu à peu la place à une « démocratie civile » ou à une « démocratie d’implication » ; bref, à une « démocratie vivante. » Il y a un peu moins d’un an, notre numéro 4, « Réinventer la Démocratie », mettait à l’honneur toutes celles et ceux qui font sécession avec le système politique actuel, pour proposer des alternatives plus justes, qui redessinent le monde de demain. Aujourd’hui, nous vous proposons de partir à la rencontre de celles et ceux qui n’ont pas (encore ?) fait sécession, mais qui sont porteurs de cette souffrance sociale. Car ce sont ces personnes, oubliées d’aujourd’hui, qui rejoindront sans doute demain le rang des créatrices de demain. Si, d’ici là, nos politiques ne prennent pas le pouls d’un pays fatigué, mais toujours prêt à se redresser.
Cet article fait partie de la sélection gratuite de notre numéro 7, « Les oubli(é)s de la présidentielle ». Le numéro est disponible à ce lien.
